Une école de théâtre et de vie

Entretien avec Christian Jehanin

Propos recueillis par Nicolas Roméas

L’École départementale de théâtre de l’Essonne, très beau projet artistique et pédagogique imaginé par Christian Jehanin, qui a longtemps dirigé le Théâtre de l’Éclipse à Juvisy, a vu le jour en octobre 2004 à Corbeil-Essonnes. Pourquoi une école de théâtre à l’échelon d’un département ? Christian Jehanin en détaille ici la genèse et les implications.

Cassandre : La notion d’école est centrale dans les propos des refondateurs du théâtre de notre histoire récente, comme si, à l’intérieur du processus théâtral, il y avait cette notion d’apprentissage partagé, voire, si on va jusqu’à la méthode d’Ariane Mnouchkine, celle de maître et de disciple, la transmission en permanence. Cela signifierait que le théâtre est une école en soi, que c’est dans son processus d’apprentissage qu’il se retrouve, mieux que dans sa fonction de spectacle qui transforme les uns en spectateurs et les autres en professionnels du spectacle.

Christian Jehanin : Il y a plusieurs fonctions. C’est d’abord le lieu de la transmission pour une institution qui est en train de s’auto-reproduire. La deuxième fonction est celle d’école du spectateur : tous nos élèves n’auront pas de travail, on le sait. De ma promotion chez Jean-Pierre Vincent, nous ne sommes plus que six à travailler sur quatorze ! Que sont devenus les autres ?
L’école est un lieu où on peut prendre le temps, échapper aux règles économiques de la production. On peut piocher, chercher, fouiller, dans des conditions plus sereines que celles des compagnies.
Je me demande si ce n’est pas pour moi le moyen de revisiter un parcours de metteur en scène et de participer à l’émergence d’une génération. Il doit y avoir quelque chose de cet ordre. La troisième génération de la décentralisation arrive en bout de course, consciente de l’état actuel du théâtre.
J’ai toujours fait de la pédagogie en interaction avec la création, encore plus lorsque j’ai donné des cours à la Santé pendant huit ans, ça a nourri mon travail, les prisonniers sont pour soixante-dix pour cent dans ce que j’ai appris au théâtre…

Dans l’univers carcéral, il y a un autre élément, beaucoup plus dur…

C’est de la pédagogie « hard », mais c’est un vivier. J’ai donné le maximum, mais j’ai aussi beaucoup pris. Je n’aurais pas pu monter Woyzeck si je n’avais pas été en prison. L’énigme de ce disjonctage-là, il faut l’avoir vécue de l’intérieur. On peut expliquer la nature humaine par la sociologie, la psychologie, la psychiatrie… Mais quand on fait travailler un gars qui a tué père et mère, on est devant un bonhomme. L’interaction joue vraiment dans les deux sens.

Cela signifie que vous ne souhaitez pas produire un outil brillant, facile à utiliser par les institutions qui vous soutiennent, mais quelque chose qui s’inscrit dans une durée, produit beaucoup de zones d’ombre, travaille en profondeur…, que les politiques, pris dans des échéances assez brèves, ont du mal à utiliser. Ils ont besoin d’outils qui apparaissent immédiatement porteurs…

Je ne pousse pas les élèves à reproduire des schémas existants qui donnent un effet de vitrine pour les gens qui financent.
Il faut savoir comment inscrire la modernité, comment réinventer des langages ; ça m’intéresse que les élèves produisent, c’est eux qui feront le théâtre de demain.
Ma seule exigence, c’est que, quel que soit le travail de recherche, l’âpreté des nouvelles formes, leur à-peu-près, leur degré de risque, ce soit toujours fait pour quelqu’un – non pour soi-même. Qu’ils sachent qu’ils ne le font pas pour le milieu théâtral, pour la vitrine. Qu’il y a d’autres rêves et d’autres utopies que de monter dans la hiérarchie institutionnelle, qu’il y a des gens autour qui financent le théâtre public, et que nous avons un devoir citoyen. Cet art est un art du compromis, il n’y a pas de pureté là-dedans. Pour moi, la pureté n’existe pas, comme la notion d’excellence : c’est la meilleure des choses et la plus dangereuse. Il n’y a rien de plus subjectif.
J’essaie de transmettre aux futures générations l’idée qu’elles s’inscrivent dans un paysage où le théâtre s’adresse à des gens.