Pages blanches pour toute cendre. Entretien avec Marie Virolle (Algérie Littérature/Action)

Entretien avec Marie Virolle

Propos recueillis par Nicolas Bersihand

En marge du déversement massif de témoignages et d’études historiques et politiques sur la tragédie algérienne, Algérie Littérature/Action est un espace d’écriture et de dialogue, support et centre d’une relève littéraire aiguisée, aux allures de mouvement artisti authentique. Un vecteur incontestable de la circulation de la culture algérienne contemporaine.

Cassandre : Présentez-nous votre maison d’édition…

Marie Virolle : Deux personnes sont à l’initiative, en 1996, de cette entreprise. Aissa Khelladi, écrivain et journaliste menacé de mort et persécuté par le pouvoir algérien, qui avait dû, comme beaucoup d’autres, fuir l’Algérie en 1994. Il avait déjà publié un roman et deux essais en Algérie. Il venait de terminer un autre livre et depuis, il a publié deux romans aux Éditions du Seuil : Peurs et mensonges et Roses d’abîmes. Quant à moi, je suis chercheur au CNRS, en anthropologie culturelle de l’Algérie. Aïssa a eu l’idée d’ouvrir un espace d’expression pour tous les auteurs algériens en difficulté, exilés ou sur place, à un moment où l’on sentait un bouillonnement de l’écriture alors que les espaces éditoriaux se fermaient complètement en Algérie. Tous les maillons de la chaîne du livre (éditeurs, libraires, créateurs) étaient muselés. Les maisons d’édition françaises n’avaient pas l’habitude de ces écritures et avaient en tête des critères éditoriaux liés à l’actualité, sans avoir le souci de promouvoir les nouvelles plumes. Nous avons décidé de lancer quelque chose en nous interrogeant beaucoup sur la forme : une revue, un magazine, une maison d’édition… Nous avons opté, en même temps, pour l’ouvrage et la revue.
Un livre contenant en première partie un texte long, en général un roman et, en deuxième partie, des textes courts, des poèmes, des analyses, des entretiens, des dossiers sur l’écriture ou les arts plastiques. Nous avons le souci de lier la production artistique, picturale notamment, à la création littéraire. Les volumes publiés contiennent souvent un référent image, photos ou reproductions. L’aventure a commencé avec deux personnes persuadées qu’on allait assister à l’explosion d’une nouvelle littérature algérienne. C’était un pari : on aurait pu se contenter de publier de la littérature de témoignage, ça n’a pas été le cas. On a vu naître de 1996 à 1998 de nos auteurs ou des auteurs produisant de nouvelles oeuvres très fortes. Cette maison d’édition a permis d’accompagner un mouvement littéraire, d’immerger les nouveaux auteurs dans une mémoire, de faire dialoguer anciennes et nouvelles plumes, d’éviter d’avoir des objets disperses qui s’appellent des livres, dont les auteurs ou les contenus s’ignorent.

Des liens se sont tissés dans un contexte où les personnes en avaient besoin. Beaucoup d’écrivains s’étaient expatriés dans l’urgence, dans des situations dramatiques. Le fait d’avoir cette maison symbolique les a aidés à surmonter des situations souvent pénibles et a fait se côtoyer des gens divisés entre réconciliateurs et éradicateurs.
Aujourd’hui, la donne change et je vois avec plaisir des gens dialoguer dans la vie comme ils l’ont fait symboliquement chez nous. Les clivages de l’Algérie ne lui font que du tort et il faut tenter de trouver des passerelles. La pluralité rédactionnelle est l’une de nos thématiques : pluralité du moment et pluralité historique. Ont droit de cité chez nous, des gens qui ont l’Aigérie en eux, de quelque façon que ce soit. Les Algériens de nationalité, ceux qui vivent au pays ou dans la diaspora, mais aussi les Algériens de cœur, d’esprit, d’histoire : les pieds-noirs, les pieds-rouges, les juifs d’origine algérienne, les militants anticolonialistes, les militants des droits de l’homme. Tous ceux qui ont en eux une Algérie productrice d’imaginaire, de mémoire, d’émotion.
Des universitaires qui travaillent sur la littérature maghrébine ont trouvé ici un lieu de découverte, d’écriture, d’analyses et des personnalités comme Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Mohammed Dib, Assia Djebar nous ont immédiatement rejoints. Plus qu’un comité de rédaction, c’est un réseau de parole, de réflexion, de création. Chaque volume – il y en a trente-quatre à ce jour -, a été à un miracle de spontanéité. Le principe est de ne jamais demander de papiers, mais de les recevoir. Les sommaires se sont toujours bouclés d’eux-mêmes et l’on voyait se dégager des thématiques, des axes : nos collaborateurs avaient des préoccupations communes. C’était une aventure extrêmement libertaire alors que le rythme de parution mensuel était très contraignant et le contexte politique très chaud. On a vécu quelque chose de calme et passionné, il y avait à la fois une matière, un public de lecteurs et un réseau de soutiens, des collaborateurs fidèles, des écrivains.

Vouloir publier la littérature algérienne contemporaine implique une diffusion et une accessibilité de ces ouvrages en Algérie…

Effectivement, c’est bien beau de créer Algérie Littérature/Action à Paris, mais qu’en est-il des Algériens là-bas ? Comment vont-ils lire leurs auteurs ? La situation était schizophrénique : les écrivains algériens qui avaient du talent publiaient à Paris, quant aux lecteurs algériens, ils ne lisaient pas leurs auteurs, ou lors d’un voyage en France. S’ils avaient le budget, ils se procuraient les quelques exemplaires importés. Entre le taux de change officiel, les taxes d’importation et l’inégalité de pouvoir d’achat entre les deux pays, chaque numéro coûtait l’équivalent de 500 francs. Dès 1996, nous voulions monter Algérie Littérature/Action en Algérie. Les conditions de sécurité, en particulier pour les intellectuels, nous rendaient réticents à créer un lieu à Alger qui rassemblerait tous ces gens vulnérables. Des expériences de coéditions avec des éditeurs algériens ont été tentées, sans succès.
Finalement, en 1998, au vu d’une petite amélioration, nous avons décidé de créer de toutes pièces, à Alger, Marsa éditions, qui publie Algérie Littérature/Action mais aussi une collection de titres autonomes. Nous avons le projet d’une collection de poche qui permettrait aux Algériens de lire leurs auteurs et de découvrir les nôtres et ceux publiés par d’autres maisons. Cette collection permettra de rapatrier les textes d’auteurs algériens, de renouer le contact entre le public d’Algérie et ces auteurs, pour qu’ils deviennent des hommes et des femmes de la cité. Les « intellectuels » ont toujours été marginalisés ou instrumentalisés par le pouvoir : il est temps qu’ils retrouvent une parole pleine et active dans la vie publique.
Elle sera en langue française avec le projet de traduire l’ensemble en arabe. Mais il est très difficile de constituer une équipe de traducteurs. Différents facteurs politiques et sociologiques ont créé une ghettoïsation des langues entre les communautés francophone, berbérophone et arabophone. Peu de traductions ont été faites entre ces trois langues. Nous mènerons ce projet à bien : il est hors de question de cautionner les frontières entre les éditeurs, les auteurs et les lecteurs ou les langues.