Le nous que nous sommes
Entretien avec Bernard Sobel
Bernard Sobel a fait le choix d’habiter une banlieue parisienne, Gennevilliers, d’en faire un lieu de travail et de production théâtrale. C’est en 1963 qu’il s’y installe après une formation auprès du Berliner Ensemble de Brecht à Berlin. Une troupe amateur est fondée sous sa direction – l’Ensemble théâtral de Gennevilliers – soutenue par la municipalité communiste dirigée à l’époque par Waldeck L’Huillier. Aubervilliers venait de donner l’exemple de ce type de décentralisation culturelle. C’est aux Grésillons, dans une ancienne salle des fêtes à l’architecture berlinoise années trente, que débute l’aventure. Elle va durer plus de quarante ans. Entre-temps, en 1983, Jack Lang fait de ce lieu un centre dramatique national et relance ainsi le processus de décentralisation. Deux soucis majeurs orientent la politique du Théâtre de Gennevilliers : faire face à un phénomène de melting-pot, à l’arrivée de communautés aux origines diverses, et faire des Grésillons un laboratoire exigeant de recherches théâtrales. Il ne s’agit pas seulement pour Sobel d’« amener au théâtre ». Les œuvres deviennent le creuset d’une expérience communautaire où sont mis en jeu les problèmes posés aux habitants de sa ville.
Cassandre : Vous dirigez depuis 1963 le Théâtre de Gennevilliers, mais vous êtes aussi conseiller municipal de cette ville qui, pendant très longtemps souhaitait que vous fassiez du théâtre populaire. Vous avez pensé que faire de la culture en banlieue ne passait pas forcément par ce type de politique. Vous avez une manière plus indirecte et peut-être plus exigeante de mener le public au théâtre. C’est l’œuvre, le « travail » dramatique, qui transfigure et métamorphose d’après vous le spectateur et l’oblige à réfléchir sur sa condition.
Bernard Sobel : Qu’est-ce que c’est que la banlieue ? qu’est-ce que c’est que Gennevilliers aujourd’hui ? Il est déjà difficile de répondre à cette question. Je vais être obligé de parler du CNE et du CPE, car c’est cela qui est au cœur de notre problème.
On est en un lieu de grande violence et de brutalité. Nous vivons dans le tsunami des transformations et des métamorphoses. Pendant toute son évolution, l’équipe de Gennevilliers, à chaque instant, a dû faire face à des changements. Il n’y a pas une théorie du théâtre, de la démocratie ; il y a cette chose tout à fait complexe qui nous arrive par exemple avec le Contrat première embauche.
(…)
J’ai actuellement sur ma table un petit texte de Marx, L’Expropriation originelle. On y lit le processus qui amène un individu à vendre sa force de travail, sans aucune protection, à un autre qui est libre de l’acheter et de la rejeter. L’individu est atteint dans ce qu’il a de plus profond : on l’attaque, on ferme les usines, on délocalise. Il y a la masse des immigrés qui arrivent. Et c’est en banlieue que se vit cette violence exercée avec une rare brutalité – voir les récentes émeutes, les voitures brûlées, etc. Les gens sont sans arrêt en train de se poser des questions, d’avoir peur.
Je pense que le poème le plus adéquat pour aujourd’hui, c’est Le Roi Lear. C’est une machine inventée par Shakespeare pour essayer de comprendre où on en est à l’époque des violences urbaines. L’« expropriation originelle », ça se passe ici.
On se demande où va cette violence qui s’exerce dans le monde pour le contrôle
du pétrole, de l’eau… C’est ici, dans la banlieue, que se vit le décentrement. En quoi cela concerne-t-il le théâtre ?
Les poèmes dramatiques sont des questionnements.
Vous entendez par « pratique » une mise à l’épreuve du spectateur. Vous considérez qu’il n’y a pas de passivité dans le processus théâtral. Chacun est porteur d’une énergie faite de souffrance, de peurs. Votre souci est de ne laisser personne en marge de ce processus.
J’entends par pratique le fait de ne pas mettre le théâtre sur un piédestal. C’est comme la gestion d’une ville, comme faire la classe. L’art est une pratique parmi d’autres. Je dirais que c’est l’idée des poètes. Je suis au service des poètes. Sans les poètes, je ne serais rien. Je ne le dis pas par fausse modestie. Je choisis des poèmes qui me font chaud au cœur, qui disent la difficulté pour l’être humain de faire de la civilisation. Ils disent l’angoisse productive, joyeuse. Je suis le passeur de ces outils qui servent à vivre. Qui peut donner de la force ? C’est le poète, pas moi.