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Théâtre anglais contemporain

Mai 2000

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> « Le théâtre ne m’intéresse pas vraiment », Gregory Motton – Théâtre anglais, la dernière scène punk Entretien avec Jérôme Hankins – Corps conducteurs / Le parti pris pour des mots – Minyana, un lyrisme du quotidien -Emile Lansman, Chasseur de texte – Symbiose à haute résolution

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Gregory Motton : « Le théâtre ne m’intéresse pas vraiment »

Propos recueillis par Valérie de Saint Do

« Un Pinter inversé, un Orton en accéléré, un T.S. Eliot actualisé » : la critique, anglaise et française ne tarit pas de références pour Gregory Motton, souvent aussi comparé à Swift, pour l’humour féroce de l’auteur des Voyages de Gulliver et la profusion de son imaginaire.
Cette multiplicité de comparaisons qui l’agace, n’est que le paravent du désarroi mêlé d’enthousiasme qui saisit critiques, lecteurs et spectateurs, à la découverte d’une ceuvre inqualifiable, d’une extrême variété de styles et d’inspiration.

Du conte à la satire, Gregory Motton use de tous les genres littéraires et tout peut advenir dans ses pièces. Bestiaires composés d’animaux magiques et doués de paroles, univers mythologiques côtoyant un quotidien britannique, comme dans Chats et souris (moutons) où un petit épicier londonien se réincarne en un Gengis Khan évoquant irrésistiblement Ubu : il ne se refuse rien, surtout pas la métaphore, et l’humour. Que cette profusion puisse être aussi déconcertante met cruellement en exergue la pauvreté de l’imaginaire contemporain.

Cassandre :
On se fait en France une vision idéalisée du théâtre anglais, de la richesse de sa production comme de sa qualité… Quel est votre propre regard sur ce théâtre ?

Gregory Motton : Il y a plus d’auteurs en Angleterre, probablement parce que les metteurs en scène ont moins de pouvoir. Chez vous, de toute évidence, le metteur en scène est la personne la plus importante du théâtre. Sa vision devient plus importante que celle de l’auteur. Ce n’est pas qu’ils aient trop de pouvoir, le problème est plutôt l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et ce que le public attend d’eux. On attend du metteur en scène qu’il ait une vision du texte, et c’est cette vision qu’on veut voir sur scène. Si c’est le cas, ce n’est pas très encourageant pour les dramaturges. Ce qui explique que vous n’ayez pas beaucoup d’auteurs en France. De fait, aucune personne douée d’intelligence n’a envie de subir de telles interférences.

Théâtre anglais,la dernière scène punk

Propos recueillis par Valérie de Saint-Do

Traducteur, d’Edward Bond en particulier, mais aussi de David Harrower, comédien et metteur en scène, Jérôme Hankins a donné à Cassandre quelques pistes pour débroussailler cette production foisonnante, entre effets de mode et révélations. Naturellement, une analyse approfondie du théâtre britannique contemporain, de ses modes de production, de la formation des acteurs et metteurs en scène, de la diffusion, pourra(it) faire l’objet d’une série de numéros de Cassandre ! Il ne sera question ici que d’une certaine politique des auteurs, et des différences d’appréciation de part et d’autre du Channel.

Cassandre : Comment analysez-vous la profusion actuelle de textes dans le théâtre anglais, et la fascination que ce théâtre semble exercer chez les metteurs en scène et les critiques ?

Jérôme Hankins : D’après les critiques, la deuxième moitié du XXe siècle est l’une des périodes les plus riches pour le théâtre anglais, depuis l’époque élizabéthaine. Chaque décennie, depuis les années cinquante, a vu naître des auteurs toujours différents, avec des univers singuliers, de nouvelles poétiques et de nouveaux scandales. Le dernier, qui a mobilisé le milieu théâtral et la société anglaise tout entière, est celui provoqué par Sarah Kane. Blasted (Anéantis) a suscité une polémique considérable. L’auteur, inconnue, fut citée, avec photo pleine page, dans les tabloïds, et on a appelé Bond à son secours ! Le théâtre a gardé sa force, non seulement de création, mais aussi de répercussion sur la vie et sur la société.

Comment cette profusion d’auteurs trouve-t-elle des metteurs en scène et rencontre-t-elle son public ?

Il y a l’action considérable du Royal Court Theatre qui se veut, depuis les origines, une pépinière d’auteurs. Edward Bond, un des premiers à en émerger, après John Osborne1 et quelques autres, reconnaît qu’il n’aurait jamais commencé à écrire sans ce théâtre, même s’il porte sur cette institution un regard très critique.
D’emblée, le Royal Court plaçait l’écrivain dans un processus où il travaillait sur le plateau. On peut saluer des gens comme George Devine, ou le metteur en scène William Gaskill, créateur des pièces de Bond (et de Brecht). Le projecteur était fixé sur les auteurs, invités à écrire et à réfléchir sur leur pratique… Le Royal Court continue à être le lieu qui monte les auteurs contemporains, avec un comité de lecture d’une rigueur impressionnante. Mais le milieu a changé, on peut aujourd’hui lui reprocher de porter au firmament des auteurs dès leur première pièce… mais les oublier dès la deuxième ; l’inévitable pendant d’un refus de sélection. Sarah Kane, par exemple, a été, dès 22 ou 23 ans, désignée comme le successeur de tous les grands et c’était une charge très lourde. Elle fut d’un coup condamnée au succès et à produire des pièces du niveau de violence d’Anéantis… Elle incarnait pour la société anglaise le scandale possible du théâtre, alors que dès sa quatrième pièce, Grave, elle ne voulait pas tomber dans le piège de devoir fournir l’inévitable scène de viol ou d’énucléation. Si les auteurs ne répondent pas à ce que le public et les médias attendent (ou croient qu’ils représentent), ils sont vite rejetés.

Peut-on parler d’un recyclage de l’effet de scandale, devenu argument de vente, comme pour les mouvements musicaux ou le film Trainspotting ? Shopping and Fucking de Ravenhill devenait, dans le West End, du trashboulevard, monté comme n’importe quelle comédie de mœurs…

C’est un phénomène très actuel. Il y a une mode de la violence, sexuelle notamment, surtout chez Ravenhill, qui s’est rendu célèbre par ses scènes représentant des « actes » homosexuels.
Aujourd’hui, les auteurs sont condamnés à être repérés à leur manière (et leur audace) de représenter la violence et le sexe. Or, tous les critiques s’accordent à considérer que la violence de Sauvés ou d’Early Morning de Bond, à l’époque de leur création, visaient bien plus qu’à scandaliser le bourgeois : ces deux pièces ont permis un débat conduisant à l’abolition de la censure du théâtre en Angleterre. Et je crois que Sauvés met encore le spectateur en danger. Tandis que East de Berkoff peut être vu par un public de première sans provoquer la moindre gene ! Aujourd’hui, les effets de scandale n’aboutissent plus à un vrai débat.
Gregory Motton ou Howard Barker ne pourraient jamais être présentés dans le West End, ils résistent à toute récupération, par leur remise en question du jeu de l’acteur et de la dramaturgie.


Cette récupération de contenus soi-disant subversifs, sexe ou violence, n’est-elle pas liée aux conditions de production et de représentation du théâtre anglais, condamné à des coups médiatiques pour exister ?

Les structures officielles ne cherchent pas à expérimenter de nouvelles formes théâtrales. C’est pourquoi Barker a créé sa propre compagnie, The Wrestling School, qui ne monte que ses pièces. Motton n’est pratiquement joué qu’en France. Non seulement les jeunes auteurs n’ont pas les moyens d’être joués, mais ils n’ont pas l’occasion, en Angleterre, de mettre des acteurs à l’épreuve de la dramaturgie qu’ils inventent ; ils n’ont leur place que dans des petites salles en marge : l’Almeida, le Gate, le Bush. Ils n’y disposent pas du temps de répétition nécessaire pour participer, comme le faisait Shakespeare, au processus de création et y apporter leur réflexion esthétique. Vous ne verrez rien d’autre dans le West End que ce côté énergique et casse-baraque de l’acteur anglais qui fascine tant en France. Mais le théâtre anglais est beaucoup plus imperméable que le théâtre français à la remise en question qu’implique et encourage la dramaturgie d’auteurs tels que Bond ou Motton. La Royal Shakespeare Company accepte de présenter Bond du bout des lèvres. La critique a été unanime dans ses attaques contre La Compagnie des hommes mise en scène par Bond en 1996, et les Pièces de guerres se sont révélées un désastre total à Londres en 1985 ! C’est pourquoi Bond ne veut plus confier ses pièces à la Royal Shakespeare Company ou au National Theatre, et n’écrit plus que pour des troupes universitaires ou l’équivalent des classes « option théâtre ».

Pages blanches pour toute cendre. Entretien avec Marie Virolle (Algérie Littérature/Action)

Entretien avec Marie Virolle

Propos recueillis par Nicolas Bersihand

En marge du déversement massif de témoignages et d’études historiques et politiques sur la tragédie algérienne, Algérie Littérature/Action est un espace d’écriture et de dialogue, support et centre d’une relève littéraire aiguisée, aux allures de mouvement artisti authentique. Un vecteur incontestable de la circulation de la culture algérienne contemporaine.

Cassandre : Présentez-nous votre maison d’édition…

Marie Virolle : Deux personnes sont à l’initiative, en 1996, de cette entreprise. Aissa Khelladi, écrivain et journaliste menacé de mort et persécuté par le pouvoir algérien, qui avait dû, comme beaucoup d’autres, fuir l’Algérie en 1994. Il avait déjà publié un roman et deux essais en Algérie. Il venait de terminer un autre livre et depuis, il a publié deux romans aux Éditions du Seuil : Peurs et mensonges et Roses d’abîmes. Quant à moi, je suis chercheur au CNRS, en anthropologie culturelle de l’Algérie. Aïssa a eu l’idée d’ouvrir un espace d’expression pour tous les auteurs algériens en difficulté, exilés ou sur place, à un moment où l’on sentait un bouillonnement de l’écriture alors que les espaces éditoriaux se fermaient complètement en Algérie. Tous les maillons de la chaîne du livre (éditeurs, libraires, créateurs) étaient muselés. Les maisons d’édition françaises n’avaient pas l’habitude de ces écritures et avaient en tête des critères éditoriaux liés à l’actualité, sans avoir le souci de promouvoir les nouvelles plumes. Nous avons décidé de lancer quelque chose en nous interrogeant beaucoup sur la forme : une revue, un magazine, une maison d’édition… Nous avons opté, en même temps, pour l’ouvrage et la revue.
Un livre contenant en première partie un texte long, en général un roman et, en deuxième partie, des textes courts, des poèmes, des analyses, des entretiens, des dossiers sur l’écriture ou les arts plastiques. Nous avons le souci de lier la production artistique, picturale notamment, à la création littéraire. Les volumes publiés contiennent souvent un référent image, photos ou reproductions. L’aventure a commencé avec deux personnes persuadées qu’on allait assister à l’explosion d’une nouvelle littérature algérienne. C’était un pari : on aurait pu se contenter de publier de la littérature de témoignage, ça n’a pas été le cas. On a vu naître de 1996 à 1998 de nos auteurs ou des auteurs produisant de nouvelles oeuvres très fortes. Cette maison d’édition a permis d’accompagner un mouvement littéraire, d’immerger les nouveaux auteurs dans une mémoire, de faire dialoguer anciennes et nouvelles plumes, d’éviter d’avoir des objets disperses qui s’appellent des livres, dont les auteurs ou les contenus s’ignorent.

Des liens se sont tissés dans un contexte où les personnes en avaient besoin. Beaucoup d’écrivains s’étaient expatriés dans l’urgence, dans des situations dramatiques. Le fait d’avoir cette maison symbolique les a aidés à surmonter des situations souvent pénibles et a fait se côtoyer des gens divisés entre réconciliateurs et éradicateurs.
Aujourd’hui, la donne change et je vois avec plaisir des gens dialoguer dans la vie comme ils l’ont fait symboliquement chez nous. Les clivages de l’Algérie ne lui font que du tort et il faut tenter de trouver des passerelles. La pluralité rédactionnelle est l’une de nos thématiques : pluralité du moment et pluralité historique. Ont droit de cité chez nous, des gens qui ont l’Aigérie en eux, de quelque façon que ce soit. Les Algériens de nationalité, ceux qui vivent au pays ou dans la diaspora, mais aussi les Algériens de cœur, d’esprit, d’histoire : les pieds-noirs, les pieds-rouges, les juifs d’origine algérienne, les militants anticolonialistes, les militants des droits de l’homme. Tous ceux qui ont en eux une Algérie productrice d’imaginaire, de mémoire, d’émotion.
Des universitaires qui travaillent sur la littérature maghrébine ont trouvé ici un lieu de découverte, d’écriture, d’analyses et des personnalités comme Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Mohammed Dib, Assia Djebar nous ont immédiatement rejoints. Plus qu’un comité de rédaction, c’est un réseau de parole, de réflexion, de création. Chaque volume – il y en a trente-quatre à ce jour -, a été à un miracle de spontanéité. Le principe est de ne jamais demander de papiers, mais de les recevoir. Les sommaires se sont toujours bouclés d’eux-mêmes et l’on voyait se dégager des thématiques, des axes : nos collaborateurs avaient des préoccupations communes. C’était une aventure extrêmement libertaire alors que le rythme de parution mensuel était très contraignant et le contexte politique très chaud. On a vécu quelque chose de calme et passionné, il y avait à la fois une matière, un public de lecteurs et un réseau de soutiens, des collaborateurs fidèles, des écrivains.

Vouloir publier la littérature algérienne contemporaine implique une diffusion et une accessibilité de ces ouvrages en Algérie…

Effectivement, c’est bien beau de créer Algérie Littérature/Action à Paris, mais qu’en est-il des Algériens là-bas ? Comment vont-ils lire leurs auteurs ? La situation était schizophrénique : les écrivains algériens qui avaient du talent publiaient à Paris, quant aux lecteurs algériens, ils ne lisaient pas leurs auteurs, ou lors d’un voyage en France. S’ils avaient le budget, ils se procuraient les quelques exemplaires importés. Entre le taux de change officiel, les taxes d’importation et l’inégalité de pouvoir d’achat entre les deux pays, chaque numéro coûtait l’équivalent de 500 francs. Dès 1996, nous voulions monter Algérie Littérature/Action en Algérie. Les conditions de sécurité, en particulier pour les intellectuels, nous rendaient réticents à créer un lieu à Alger qui rassemblerait tous ces gens vulnérables. Des expériences de coéditions avec des éditeurs algériens ont été tentées, sans succès.
Finalement, en 1998, au vu d’une petite amélioration, nous avons décidé de créer de toutes pièces, à Alger, Marsa éditions, qui publie Algérie Littérature/Action mais aussi une collection de titres autonomes. Nous avons le projet d’une collection de poche qui permettrait aux Algériens de lire leurs auteurs et de découvrir les nôtres et ceux publiés par d’autres maisons. Cette collection permettra de rapatrier les textes d’auteurs algériens, de renouer le contact entre le public d’Algérie et ces auteurs, pour qu’ils deviennent des hommes et des femmes de la cité. Les « intellectuels » ont toujours été marginalisés ou instrumentalisés par le pouvoir : il est temps qu’ils retrouvent une parole pleine et active dans la vie publique.
Elle sera en langue française avec le projet de traduire l’ensemble en arabe. Mais il est très difficile de constituer une équipe de traducteurs. Différents facteurs politiques et sociologiques ont créé une ghettoïsation des langues entre les communautés francophone, berbérophone et arabophone. Peu de traductions ont été faites entre ces trois langues. Nous mènerons ce projet à bien : il est hors de question de cautionner les frontières entre les éditeurs, les auteurs et les lecteurs ou les langues.

Josef Nadj – Voyage en Woyzecke

Par Myriam Blœdé

L’écriture de Josef Nadj est une écriture de la catastrophe. Le temps y est arrêté, suspendu dans l’imminence, dans l’effrayant silence qui précède. Figé à l’instant précis où elle survient. Condamné à bégayer après-coup, dans le hurlement de bête qui succède. Le temps s’est arrêté au bord de l’événement, toujours à venir, toujours imprévisible, toujours déjà passé.

 

Soumises au régime de ce temps anachronique, les pièces de Nadj sont le reflet d’un monde en lambeaux où l’espace, les objets et les êtres – toute une humanité, un bestiaire fantastiques – se font et se défont, surgissent et se disloquent, disparaissent sous nos yeux. Arrêtés, eux aussi, dans un mouvement perpétuel et dans un processus d’incessante mutation. Comme les pièces d’une machine affolée, qui s’alimenterait d’elle-même et ne produirait que son propre mécanisme. Activité réflexe d’un corps décérébré.

Pourtant – on sait l’infinie douceur suggérée par le film muet d’une catastrophe, avalanche ou explosion atomique… -, ce monde n’est dénué ni de charme ni de légèreté. On y travaille, certes – société désœuvrée se livrant sans répit et avec un sérieux mortel à d’absurdes occupations. Mais on y perçoit aussi les échos d’une fête, la langueur d’une fin de banquet, une certaine ivresse qui échauffe les esprits et fait vibrer les corps. Éclats de rires, jeux d’enfants. Notes de musique échappées d’un orchestre au loin – cordes, percussions, bois et cuivres.

Hoquets, brouhaha où l’on croit discerner des bribes de paroles, épopées familiales, récits héroïques ou contes merveilleux.

Aucune violence apparente. Ne seraient les accidents de rythme (apnée, palpitations), ne serait l’infranchissable distance au travers de laquelle les images et les sons nous parviennent, rien ne perturbe cette idyllique projection mentale. Et l’on s’émerveille, sans en être autrement surpris, de la fugitive métamorphose d’un être humain en fauve ou en griffon. Et l’on admet volontiers qdune femme, petite sainte ou sorcière, s’évanouisse dans les airs, que le corps d’un homme enfle exagérément ou se mette à rétrécir, qu’une maison entière se plie aux dimensions d’un cercueil ou d’une boîte d’allumettes, qu’un pan de mur coulisse, pivote, se soulève, découvre un autre mur qui s’ouvre à son tour sur l’intérieur d’une armoire, une chambre ou un bordel.

Arraché au temps ancien de la modernité naissante, aux premières lueurs du xxe siècle, ce microcosme se situe là où l’Occident bascule dans l’Orient. Nous sommes aux confins de l’ex et de l’actuelle Yougoslavie, à quelques kilomètres de la Hongrie et de la Roumanie, sur la rive occidentale de « ce paresseux Nil Magyar (1) » qu’est la Tisza, à Kanijza précisément, petite ville de Voivodine où est né Josef Nadj. Et où il a grandi dans la tradition d’un art oratoire tout particulier, mélange de rire et de douleur, de drame et de dérision, qui est aussi « une certaine attitude, un certain regard porté sur le monde (2) ».

Un peu comme sa voisine, la Subotica de Danilo Kis, comme le Shiboush d’Agnon ou Nymburk, La petite ville où le temps s’arrêta de Bohumil Hrabal, Kanijza est pour Nadj un foyer, une source vive, une mine inépuisable. Avec ses histoires vraies et ses légendes, ses personnages réels ou mythiques, ses souvenirs vécus et hérités, elle est partout présente, ombre tutélaire de son œuvre plastique et scénique.

Il l’a célébrée dans ses premières pièces, Canari pékinois (1987) et Sept peaux de rhinocéros (1988), il y est revenu avec Les Échelles d’Orphée (1992). Cependant, il a éprouvé le besoin « d’élargir ses cercles », de « compléter ce matériau très riche et très important ». La littérature est alors devenue ce complément naturel. Car Nadj voit dans la lecture « une manière de vivre, de se charger ».

Il est d’abord resté proche de ses racines. Avec les poètes hongrois Gyula Kodolanyi (auteur du livret de La Mort de l’empereur, 1989) et Otto Tolnaï (Les Échelles d’Orphée). Avec Danilo Kis, Géza Csath (dont la vie et l’œuvre lui ont inspiré Comedia Tempio en 1990) ou Vojnich Oskar Anatomie d’un fauve, 1994), qui tous « décrivent les mêmes univers, qui continuent à exister même si le mode de vie a changé ». Puis il s’est tourné vers Borges (Les Commentaires d’Habacuc, 1995), Dante et Beckett (Le Vent dans le sac… 1997), Kafka tout récemment (Les Veilleurs, 1999). Et Georg Büchner.

1. « Franchir la Tisza, ce paresseux Nil magyar, comme l’appelle Mikszat, dans le soir sombre et fade, est quelque peu désagréable : c’est comme quitter une contrée où on se sent chez soi pour entrer dans un pays étranger » Claudio Magris, Danube (1986), trad. J. et M.-N. Pastureau, folio / Gallimard, 1991,p.392.

2. Ce propos et l’essentiel des citations qui suivent, sont extraits d’un entretien avec Josef Nadj, en février dernier.