Par Thomas Hahn
« Le hip-hop a perduré comme forme artistique parce qu’il a su trouver sa forme scénique en se frottant à d’autres types de spectacles et d’autres formes de danse », dit Mourad Merzouki. La 14e édition de Suresnes Cités Danse montre que la recherche continue de s’affiner.
Mieux : l’individuation du breaker est en marche.
Merzouki lui-même n’y est pas pour rien. Avec Terrain vague, nouvelle création de sa compagnie, Käfig, il mélange ses danseurs à un groupe de circassiens. La pièce s’ouvre et se clôt avec précision et mystère sur des mimes à la Joseph Nadj. Autre exemple, Sébastien Lefrançois, chorégraphe de Trafic de Styles, qui pioche carrément du côté cabaret, Fellini ou music-hall, et part sur un texte écrit sur commande par la dramaturge Nathalie Fillion. La danse hip-hop fricote avec le théâtre ! Ce coup-là, on ne l’avait pas prévu ! Sans parler de Storm qui devient de plus en plus scénariste-dramaturge de ses propres drames dansés. Et sans oublier Farid Berki, qui créa, il y a peu de temps, un spectacle hip-hop en Chine, avec des artistes de l’Opéra de Pékin. Le hip-hop court le monde ! À Suresnes, cependant, il y avait aussi des ratages, comme ces Correspondances de Georges Momboye. Le prince de la danse africaine traditionnelle était pourtant un bon choix, et l’énergie débordante de sa compagnie aurait fait beaucoup de bien à la plupart des spectacles hip-hop. Mais Momboye est tombé dans le panneau, il a voulu s’adapter à la tendance. Il fait jouer aux danseurs des saynètes de vie de gare, dignes d’un stage de jeux de rôles. Le balayeur passe. Un clochard se réveille. Encore ivre de sommeil, il explose en break dance. Contrôle des billets ! Ah ! Tout ça ne correspond à rien. Mais même ce spectacle bâclé participe d’une véritable petite révolution en marche. Car ce qui caractérise le changement en cours, c’est que le hip-hop voit émerger le danseur en tant qu’individu, en tant que personnalité, au-delà de son statut de « danseur étoile », reconnu comme tel par ses pairs. Le B-Boy a désormais droit à une personnalité complexe, une présence au-delà de la virtuosité, que ce soit au sol, donc en break, ou « debout », en smurf ou locking. Le changement est frappant chez les garçons breakers. On passe du virtuose qui s’appuie sur la danse pour devenir un homme, à l’Homme qui danse. Dans Douar de Kader Attou, ils se présentent torse nu ! Ils brisent les codes de la virilité. Ils ont le courage d’assumer des états de vulnérabilité ou d’épuisement, des situations qui rappellent le hammam, le bavardage entre hommes. La chorégraphie joue avec la disparition et la renaissance de l’individualité. Des photos-portraits, de style maghrébin, sont projetées en fond de scène. Toute l’attention est portée sur la personne, au lieu de la cacher derrière ses prouesses. Mais ces individus avérés, neuf garçons pour solde de tout compte, forment un groupe soudé. Au festival à Suresnes, Douar faisait office de centrale énergétique. On pourrait y voir une contradiction, car la plupart de ses tableaux sont proches de la danse contemporaine. Mais cette danse contemporaine boit aux sources de la communauté (et à celles de la musique de Manuel Wandji, à suivre absolument).