Éditorial

Présumés « sensibles »

Éditorial par Valérie de Saint-Do et Nicolas Roméas.

L’art et la culture, extincteurs des banlieues ? Non. Nous nous sommes souvent insurgés, dans ces pages et dans nos débats, contre ce rôle de « pompiers » que voulaient faire jouer aux artistes des acteurs politiques méconnaissant les enjeux. Et contre cette unique prétention à offrir aux habitants des quartiers populaires un « accès » à l’art reconnu, comme si eux-mêmes n’étaient pas, aussi, inventeurs de langages et de modes d’expressions. Et porteurs de cultures.
À contre-courant, nous explorions le travail en profondeur fait par des équipes exigeantes, comme celles du Théâtre de Stains, du Githec à Pantin, des Acharnés à Drancy… que la presse et certains experts vouaient alors aux gémonies du « socioculturel ». Bien avant que les incendies ne révèlent à d’ingénus journalistes la présence d’artistes en banlieue…

Faut-il le rappeler ? Dès les années soixante, la décentralisation théâtrale initiée en région connaissait un nouveau souffle dans les banlieues, avec la création des théâtres d’Aubervilliers, Gennevilliers, Nanterre, puis Vitry et Ivry. C’est qu’il apparaissait fondamental, (notamment depuis Vilar et ses incursions pionnières), de s’adresser à un public populaire dans les mêmes termes qu’à n’importe quelle population…
Soixante ans après, il est juste – et nécessaire – de s’interroger sur les contenus produits par ces outils, trop souvent formatés par le désir d’apparaître aussi glamour et légitimes que ceux de la capitale ou des grandes villes…

Les banlieues et leurs populations ont bien évidemment changé. La logique d’un « apartheid » social (et souvent aussi en partie ethnique) s’est peu à peu imposée, avec l’afflux des différentes vagues de l’immigration. Le langage, d’ailleurs, nous piège : « banlieues », quartiers « sensibles » ou « difficiles » sont devenus des mots cache-sexe, pour désigner ces zones de pauvreté endémique et de sinistrose architecturale qui ont de fait envahi les périphéries de grandes villes. Dans cette situation, même les institutions républicaines qui devraient être garantes d’un socle d’égalité, peuvent être porteuses d’une violence invisible – celle du langage des dominants – qu’ont analysée des chercheurs tels que Patrick Champagne ou Laurent Bonelli(1), qui prolongent la réflexion de Bourdieu, notamment au sujet de l’école. Les institutions chargées de la diffusion de la culture et de l’art n’échappent pas toujours à cette perception, et apparaissent parfois comme des lieux de distinction sociale.

Réduire les maux de l’époque au seul périmètre des banlieues serait négliger le fait que, de la relégation, notre société ne cesse d’en produire. Aujourd’hui plus visible dans les zones géographiques vouées à la précarité, elle risque fort de devenir, dans un avenir proche – au rythme où avance dans toute l’Europe l’« intégrisme libéral » – le sort commun à toutes les formes de résistance aux injonctions du « marché ». Les indices s’accumulent : peu à peu, tout ce qui n’entre pas dans une stricte logique de production rentable est repoussé vers les marges. À commencer, bien sûr, par ce qui appartient au champ du symbolique, où l’art et la pensée sont en première ligne. Dans le contexte d’un service public de la Culture de plus en plus fragilisé, et sans oublier les bastions de l’École et de l’Université, que l’on voudrait vouer à l’utilitarisme.

Le combat du grand poète Armand Gatti – offrir aux franges les plus fragiles de maîtriser la langue, et de « devenir plus riches de trois cents mots » garde toute sa force et son urgence. Nous pensons aussi qu’il se double de la nécessité de reconnaître la valeur des langages artistiques qui sont issus de ces quartiers, afin de faire circuler et partager « leur » sensible dans toute notre société. L’art et la culture ne sauraient à eux seuls résoudre les désastres économiques et sociaux, mais si l’on refuse aux colères, aux insatisfactions, aux rêves et aux utopies, la possibilité de s’exprimer, on prend le risque de voir une violence bien réelle répondre à une violence symbolique.

Désormais , ceux(2) qui ont repris le flambeau d’un Gabriel Garran et d’un José Valverde(3) se nourrissent de la parole et du geste des habitants pour forger de nouveaux outils, moins magistraux que ceux de leurs « pères ». Et sans pour cela se satisfaire de la démagogie facile d’expressions spontanées « brutes de décoffrage », dépourvues de toute exigence.
Beaucoup de ces artistes que l’on déclare « héroïques » parce qu’ils ont la volonté de travailler dans ce qu’on nomme « la marge » ont, depuis longtemps, anticipé le déplacement du « centre ». En prenant appui sur cette évidence rappelée par Jean-Luc Godard : « Ce sont les marges qui font tenir les cahiers… »

Valérie de Saint-Do et Nicolas Roméas

1. On peut lire l’analyse de Patrick Champagne sur la vision médiatique
des émeutes de banlieue sur le site acrimed.org et celle de Laurent Bonelli
sur www. conflits.com.

2. Bon nombre d’entre eux apparaissent au fil de ce chantier, mais bien
d’autres équipes, notamment celles qui interviennent de longue date dans le domaine musical, comme Banlieues bleues ou Sons d’hiver, devaient trouver leur place dans ce chantier, limité par l’espace éditorial et le temps de fabrication. La page de l’action artistique en banlieue n’est pas tournée et trouvera
sa place dans nos prochains numéros.

3. Respectivement fondateurs des théâtres de la Commune d’Aubervilliers
et du Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis.