Propos recueillis par Nicolas Roméas
Pourquoi j’aime Laurent Berman et Anne Quesemand ? Pas uniquement parce qu’ils sont adorables et talentueux, mais aussi parce qu’ils sont de précieux transmetteurs de ce que j’appellerais l’art populaire. Un art exigeant mais accessible, drôle, intelligent, plein de savoir, qui n’oublie pas sa fonction de rassemblement, de joie partagée. Ils animent aujourd’hui l’un des lieux artistiques les plus conviviaux et intéressants de Paris, La Vieille Grille, qui fut créé en 1960 par Maurice Alezra, et où débutèrent un certain nombre d’artistes aujourd’hui reconnus, par exemple Barbara ou Jacques Higelin. Leurs classes, ils les ont faites en un temps plus généreux, leur amour de l’art partagé, c’est dans les années soixante, alors que le mot « collectif » était utilisé dans un sens fort, qu’ils en ont pris le virus, avant de se pencher sur l’univers de la culture yiddish…} }}
Du Théâtre à bretelles à La Vieille Grille, votre aventure commune, c’est la rencontre de deux « soixante-huitards » ?
Laurent Berman : Nous avons en commun la mémoire des pratiques liées à cette époque. Comme étudiant des Beaux-Arts, je faisais partie d’une fanfare « politisée ». Tout bon étudiant des Beaux-Arts a une pratique de la fanfare sinon il est nul. Et en 1968, le côté corporatiste de la fanfare des Beaux-Arts a éclaté et a divisé étudiants et musiciens. Tout de suite après, les gens qui pratiquaient cette musique de rue – c’en était une, aussi potache soit-elle – se sont posé des questions sur cette pratique.
Au même moment, dans quel univers étiez- vous baignée, Anne ?
Anne Quesemand : J’étais agrégée de lettres débutante, pas du tout dans la rue ni en fanfare, mais une militante politique qui cherchait une manière de militer autrement. J’en avais marre de la langue de bois, des structures syndicales. Ça m’a plu, de voir ces gens faire de la musique pour dire la politique autrement et reprendre la rue. Moi qui étais pianiste et agrégée de lettres, je me suis mise à l’accordéon pour faire de la musique et de la politique dans la rue. C’est comme ça qu’on s’est rencontrés.
L. B. : Anne a rejoint notre fanfare. On discutait politiquement du contenu de chaque morceau : « Celui-là est réactionnaire… ou à arrière-fond raciste… ou sexiste… » Avec beaucoup de plaisir et d’étonnement, on s’apercevait que le militantisme musical remonte à très longtemps. On découvrait un répertoire qui correspondait à nos idées au XIXe siècle, au début du XXe, entre les deux guerres, et même après. Des auteurs de musique populaire pouvaient s’adapter à nos désirs.
Nous avions une recherche très poussée. La référence, un peu idéalisée, était la Commune comme pour beaucoup de soixante-huitards. Très vite, la pratique de musique de rue est devenue limitée. Beaucoup de choses se faisaient dans la rue, tout et n’importe quoi, et nous voulions aller plus loin. On a commencé à intercaler dans les morceaux de musique de rue des petits sketches avec du texte, des saynètes, et puis des numéros qui racontaient une histoire. Certains faisaient un sketch, d’autres un morceau de musique plus élaboré ou une chanson. On s’approchait lentement mais sûrement du théâtre de rue. Puis nous nous sommes individualisés à la suite d’une rencontre avec le Bread & Puppet. Le Bread & Puppet avait un système de spectacle de rue qui mélangeait images, objets et marionnettes, des choses très visuelles alliées à des textes poétiques très engagés. C’était la référence.
Il y avait un castelet d’images que ces Américains appelaient un cranky (manivelle), qui servait à tout : raconter des histoires, faire la liaison entre deux sketches, présenter une pièce, c’était un objet touche-à-tout, et tout de suite nous en avons créé un à notre usage.
A. Q. : C’était un spectacle sur l’urbanisme, sur le fait qu’il n’y avait pas de rue dans les nouvelles cités. Le désir de rue rendu impossible par l’urbanisme des années soixante-dix. C’était très antipompidolien. On a beaucoup haï Pompidou et ce qu’il faisait à notre ville, Paris. Notre premier spectacle s’est appelé Le Bloc C, c’était l’histoire
d’un immeuble. C’était fait pour être joué dans la rue, c’était notre premier spectacle créé ensemble.
L. B. : C’était une boîte à images ridicule, comme une petite télévision, avec un rouleau d’images qui permettait de faire un conte qui durait un quart d’heure, vingt minutes.
On l’intercalait avec la fanfare qui faisait le battage. Et ce petit spectacle de rien du tout a eu du succès. De bistrot en restaurant, en petites salles de spectacle et en fêtes politiques, à toutes sortes d’occasions : c’est devenu un petit numéro autonome. Et la vox populi nous
a désignés comme ça : Théâtre à bretelles. Quand on arrivait : « Ah, v’là le théâtre à bretelles ! », parce qu’il y avait un accordéon, et la boîte se portait avec des bretelles.
A. Q. : Le désir de parler de nous nous est venu de ça. Nous avons ensuite intégré
des éléments de la culture yiddish qui ne sont jamais liés à la tradition de l’image.
L. B. : Cette formule légère, le Théâtre à bretelles, nous avait fait rencontrer beaucoup de groupes de saltimbanques, de théâtre de rue, de festivals qui étaient les prémices de ce qu’est devenu Aurillac. On aimait ce milieu, on rencontrait des gens du cirque, des clowns, des acrobates, des cracheurs de feu. On entrait dans cette sphère un peu bizarre parce qu’on racontait des histoires, du conte, mais pour la rue. Mais il y avait un manque, on voulait aller plus loin : Anne dans l’écriture et moi dans la réalisation de dessins ou de décors ; et ça a commencé à se confronter au spectacle en salle, d’abord des petites salles puis des spectacles de plus en plus élaborés. Mai 1968 avait été un signal, et l’attentat de la rue Copernic a été un déclic ! Dans nos spectacles précédents, nous avions un peu gommé nos origines juives – on parlait librement, mais ce n’était pas entré dans le spectacle – et nous avons décidé d’intégrer cette dimension. On s’est plongé dans la culture yiddish, on s’y est re-baigné, on a dit d’où on vient. Ça a donné naissance à deux spectacles, qui ont fait basculer la suite des opérations.
A. Q. : Entre-temps, il y a eu Le Colporteur d’images. Nous avons abandonné la pure fanfare parce qu’on en avait assez d’entendre des réflexions réactionnaires : « Ben, pendant qu’ils sont dans la rue, ces p’tits jeunes, ils font pas de politique », de la même façon que, quand on a commencé à faire du théâtre militant à propos d’urbanisme, on en a eu assez de voir ressurgir des réflexes antisémites. On a eu envie de dire qu’on était juifs.
Ça nous a incités à parler de livres, de spectacles, à montrer des choses juives. On n’est pas seulement des musiciens de rue, des fanfareux, on n’est pas seulement des parigots, des titis, ou des « anars marrants ».
Le fait que la culture yiddish ait été occultée, peut créer de la légende, mais il y a quelque chose de vrai dans l’idée d’une culture populaire, forte, intense, de grande qualité…
A. Q. : Ça a été une culture assassinée en pleine vivacité, en pleine vibration, en pleine créativité. Des gens de la taille de Sholom Aleichem, de Peretz, étaient d’immenses écrivains, et on n’a plus pu les lire parce qu’on a assassiné la langue yiddish et il n’y avait plus personne pour la lire. Six mille locuteurs, comme on dit, ont disparu. J’ai lu un texte qui résumait ce qu’était cette littérature, et j’ai trouvé ça prodigieusement vivant, insolent, bien écrit, intelligent, moderne. Je ne comprenais pas pourquoi cette culture ne m’appartenait plus. C’est une littérature qui donne envie de s’y confronter, de la continuer. On n’est pas béat d’admiration, on doit se l’accaparer, la revisiter et la poursuivre. J’étais stupéfaite de m’apercevoir que mes parents, puisque je suis de la seconde génération, avaient été à ce point assommés par la tragédie qu’ils avaient oublié que c’était un assassinat, et que pour eux c’était devenu du passé. Les huit-dixièmes des juifs assassinés ne vivaient pas dans des Stettel1, mais dans des villes où il y avait le métro, des grands magasins… Les souvenirs de ces gens sont ceux de leurs grands-parents et arrière-grands-parents, c’est ça la nostalgie… Mais les gens qui ont été tués étaient à La Coupole tous les soirs, c’étaient des modernes. Et j’étais stupéfaite de découvrir cet abîme de temps, comme s’il y avait eu, par la brutalité de cet assassinat, une honte. On était vivant, donc on n’en parlait pas, alors que c’étaient des gens éminemment modernes – surtout Peretz, l’un de mes écrivains préférés – qui voyageaient sans cesse entre Paris et Varsovie !
Vous incluez dans ces pratiques le théâtre yiddish dont Kafka était friand ?
A. Q. : L’un de nos derniers spectacles, Cabaret Kafka, est né des notes de Kafka que j’ai trouvées dans le Journal, sur le cabaret yiddish dont il était fort amoureux. Ces opérettes sont les ancêtres directs de la comédie musicale américaine. Le cabaret yiddish des années vingt, trente a donné Minnelli aux États-Unis. Ça a été complètement occulté. En France, entre-temps, on a ridiculisé l’opérette qui est un genre populaire merveilleux, drôle, inspiré de ce cabaret, et qui a donné la comédie musicale.
Ce n’est pas un hasard si Offenbach était un juif de Francfort…
A. Q. : Son père était chantre à la synagogue de Francfort et comme il trouvait son fils doué, il a décidé de le laïciser et de l’envoyer dans une école publique à Paris, à l’Opéra, pour faire du violoncelle. Mais c’était une famille religieuse et donc, avant le Second Empire, dans les années 1820-1830, quand un rabbin orthodoxe a décidé que son fils était si doué qu’il fallait le faire échapper à la seule emprise musicale du judaïsme, il l’a envoyé à Paris.
L. B. : Nous avons en commun d’avoir des mères françaises ; la mère d’Anne est d’origine vendéenne, la mienne d’origine yougoslave, et nos pères étaient, pour Anne juif ukrainien, et pour moi polonais. Anne a reçu une culture juive du vivant de son père qui parlait yiddish et hébreu à la maison, elle a baigné dans cette culture. Mon père représentait une autre facette de la culture juive polonaise. Il était assimilé, pour lui le yiddish était un patois de débiles, de bouseux.
A. Q. : C’est une vraie langue, il y a une littérature, des textes. Ce qui distingue une langue d’un patois, c’est qu’elle a une littérature, il y a des traces écrites.
C’est un critère.
A. Q. : Ça peut être une littérature orale. Ou alors il faut revaloriser la notion de patois.
L. B. : N’ayant pas reçu moi-même cette culture à la maison, je connaissais l’Histoire, tout ce qui concernait la guerre, par mes parents, mais la culture, la langue, la littérature, la musique, tout ça était lointain, j’avais des références vagues. En faisant ces recherches, on s’est s’aperçu que cette culture yiddish est très politisée. Il suffit de regarder la carte : ces juifs polonais qui étaient là depuis le XVIe siècle ou plus, les Ukrainiens, cette langue yiddish qui représentait sur plusieurs pays dix-huit millions de personnes, qui avait sa littérature, ses chercheurs, ses savants même si elle était marginalisée par les potentats de l’époque, était traversée avant la guerre par le communisme, par le débat sur le capitalisme, la laïcité, le sionisme. Un auteur comme Peretz, dont on a adapté une œuvre, était en 1900 un laïc et un bundiste (2), pour pas dire un anarcho. Des gens qui prenaient des risques énormes, des positions radicales y compris dans leur propre culture.
A. Q. : Ils luttaient contre la toute-puissance de l’hébreu, contre les religieux.
L. B. : Dans notre culture yiddish, comme dans n’importe quelle communauté, il y a des réacs, des progressistes, des laïcs, des religieux, et je découvrais les combats de ces gens. Avec cette nuance que, vu leur situation géopolitique, ils étaient aux premières loges. Ils étaient coincés entre les staliniens et les nazis sous le régime de terreur politique polonais. C’étaient des gens qui étaient très engagés politiquement. Certains sont partis, aux États-Unis quand ils en avaient les moyens, mais ceux qui sont restés étaient des battants. Ça a donné des œuvres pathétiques ou extrêmement engagées. L’Histoire les a façonnés comme ça. Quand nous avons eu le désir de parler de ça, Anne disait : « On a envie de dire qu’on est juif, et on met le poing sur la table, on arrête de faire de gentils petits discours, on dit les choses comme elles sont, on y va. » On fonce, on fait des recherches et on découvre tout ça. Et en découvrant ça, on découvre les mêmes débats chez les yiddishisants que partout ailleurs. Évidemment, nous avons choisi le laïc Peretz.
A. Q. : Nous sommes des saint-bernard pour écrivains méconnus. (Rires.) Louis Guilloux, par exemple. Notre spectacle sur Guilloux est un de ceux sur lesquels on a eu le plus de mal à faire venir du public. On a fait la même chose sur Méliès qui est un vrai méconnu. On s’est un peu spécialisés comme sauveteurs de grands méconnus, je m’en suis rendu compte a posteriori. Lorsque nous avons monté le spectacle sur Kafka, nous avons montré un aspect de lui qui n’est jamais mis en avant. Lorsqu’il raconte ses sorties dans ces cabarets viennois où se produisaient des troupes yiddish d’opérette, des coins un peu chauds, c’est très drôle : c’est un grand humoriste. C’est un homme qui aimait le cabaret, les endroits où on s’encanaillait, tout ce que permettait Vienne à l’époque et qui était en train de se perdre. La fin d’un monde, comme disait Zweig.
L. B. : Après un contrat à la mairie de Boulogne-sur-Mer qui s’est merveilleusement passé, nous découvrons que nous allons être payés par mandat administratif municipal. On nous dit que nous allons être payés dans quinze jours. Six mois après, aucune nouvelle. Je téléphone là-bas et on me répond : « Chez nous, c’est kafkaïen. » Je rigole : « C’est bien, parce qu’on a fait un spectacle sur Kafka l’an dernier. » La fille me répond : « Ah, ça doit être sinistre. » Je dis : « Pas du tout, c’était un spectacle très rigolo. » Elle dit : « C’est impossible. » « Pourquoi dites-vous ça ? » « Mais Kafka, c’est mortel. » Je lui dis : « Écoutez madame, vous ne connaissez pas le sujet. » Voilà ce que pensent les gens, on montre un Kafka, c’est forcément un spectacle ennuyeux et pessimiste. Alors nous montrons un Kafka complètement différent.
A. Q. : On a fait un film qui s’appelle Vie d’André Colin, qui parle indirectement de Léonard de Vinci, pour aller contre les images reçues. On ne sait rien de Léonard de Vinci alors qu’on croit tout en savoir, même chose pour Kafka. J’ai à cœur de sortir ce que j’aime des gens connus que j’aime et qui sont mal connus.
Vous êtes arrivés dans ce nouveau paysage dans lequel le théâtre de rue commençait à s’institutionnaliser grâce notamment à Michel Crespin…
A. Q. : C’est à ce moment qu’on a rompu avec le théâtre de rue, dès qu’il s’est institutionnalisé ; ça ne nous plaisait plus. On a assisté à des querelles de territoire, des choses pas belles, et puis on a eu besoin de lumières en rétroprojection pour éclairer les images de Monsieur… qui avait des désirs formels et voulait faire des dessins sur du papier-calque. Il fallait une salle. Nous étions animés par des désirs formels et des désirs politiques.
1. Village juif de culture yiddish dans les pays de l’Europe de l’Est avant guerre.
2. Membres du Bund, union générale des ouvriers juifs de lithuanie, pologne et Russie fondée en 1897, dissoute par Lénine après la révolution d’octobre 1917.
Théâtre de la Vieille-Grille
1, rue du Puits-de-l’Ermite 75005 Paris