Un art collectif
« Qu’est-ce que le théâtre d’art, qu’est-ce que le théâtre public ? Quelle est sa raison d’être aujourd’hui ? Ce sont des interrogations légitimes sur notre métier et le public qui est l’un des, sinon le protagoniste du théâtre.
Nous, « pauvres gens de théâtre », qui faisons un métier public, nous sommes les plus sensibles et les plus touchés par le rapport entre ce métier et la société. Tous les arts sont reliés à la société dans laquelle ils naissent. Mais la possibilité d’être seul, et d’interpréter la vie telle qu’elle est, pour un peintre ou un musicien, est bien différente de celle d’une équipe qui se réunit pour faire un théâtre destiné à ces gens qui viennent, le soir. C’est étroitement lié. Notre siècle terriblement dialectique porte des choses horribles, comme Auschwitz, et aussi d’énormes possibilités, qui coexistent avec des possibilités de destruction. Nous avons vécu la guerre froide, la guerre atomique et, grâce à la même science, nous faisons des découvertes gigantesques. Le théâtre a payé avec nous cette Histoire qui est derrière nous.
Le bilan que nous pouvons « objectivement » faire, au-delà de chacun d’entre nous, c’est que le théâtre du XXe siècle a été l’un des points forts de notre civilisation. Si l’on met tous les spectacles, tous les auteurs ensemble, il y a des choses qui ne marchent pas, mais si on les écarte, il reste un arnas de pierre précieuses. Quelque chose de très important s’est passé dans ce siècle du point de vue du théâtre.
Le public, ce héros
« Il ne faut pas emphatiser 1a question des différences : Jacques Copeau s’opposait radicalement au « théâtre-marchandise », à ces gens qui vont au théâtre le soir après avoir mangé, qui s’assoient et qui rient… Pourtant Copeau montait des pièces très comiques, au Vieux Colombier ; avec Le Barbouillé, le public pissait de rire. « Il faut faire des sacrifices pour être un public de théâtre aujourd’hui,. Le premier, c’est de sortir de chez soi, de fermer ce machin horrible et magnifique qu’est la télévision, et se dire : ce soir je pourrais aller me coucher, lire un livre, et décider malgré tout d’aller au théâtre. Cela n’est plus normal, d’aller au théâtre : nous sommes assommés par des appâts magnifiques, et nous disons non ! Je vais voir une saloperie au théâtre… Mais j’y vais, avec d’autres. Ensemble, nous allons regarder d’autres êtres humains, qui jouent des choses pas toujours intéressantes, pas toujours très artistiques, mais c’est déjà du théâtre. Le théâtre c’est quelque chose qui dépasse le théâtre d’art. Le Théâtre, avec un T majuscule, est toujours présent dans une collectivité. Il n’y a aucune raison de venir dans ce lieu, de payer un billet, de se réunir sans se connaître… sinon de le vouloir. C’est un phénomène incroyable, c’est le grand mystère… pourquoi le public va-t-il au théâtre ? Pourquoi choisit-il d’être là, de se réunir ? On ne peut pas rester assis deux trois heures, à voir la même chose, sans établir de liens. On ignore que ce sont des liens, mais ils existent : Dans le noir, dans le vide, entre nous, des courants d’énergie se créent. Pour se mettre en collectivité, il faut abandonner la solitude, la télé, sortir de sa maison, il faut faire un tas de choses… Cet héroïsme n’est pas conscient, mais être public de théâtre aujourd’hui, et aimer le théâtre, ce n’est pas un choix facile.
Le théâtre peut-il changer le monde ?
« Il faut avoir le courage de savoir, il faut avoir le courage que Brecht nous a donné de jouer nos certitudes, à chaque minute. Ça me fait mal, cette image de Brecht : celle d’un homme qui sait toute la vérité… il pensait que le monde doit être changé. Le théâtre peut-il changer le monde ? Chaque jour je me pose cette question. S’il le change, c’est tout au plus de quelques dixièmes de millimètres. Le théâtre, seul, n’est rien ! Mais avec la musique… avec la vie, les enfants, tous ensemble, on peut peut-être imaginer que le théâtre change le monde. Les êtres humains peuvent changer le monde, Brecht me l’a enseigné. Nous sommes les maîtres de notre destin., entre des limites qui sont politiques. Mais, là aussi, il faut être intelligent, il faut regarder, avoir le courage de prendre parti, d’avoir des idées… Et si on n’a pas d’idées, il faut étudier pour comprendre, il faut avoir le courage d’être soi-même, et de reconnaître ses torts. C’est une des choses les plus importantes que j’ai apprises dans ma vie, avoir le courage de dire : j’ai fait une faute, je me suis trompé, c’est la chose la plus noble que puisse faire un homme de théâtre… »
« Le vrai problème d’un théâtre c’est de chercher toujours à atteindre quelque chose de plus haut, de plus profond, de meilleur et de plus humain. Jour après jour. »