Été 97
Par Jean-Christophe Poisson
Trente juin 1997, 8h30 : j’entre avec Gérard à la maison d’arrêt de Fresnes. Pour moi c’est la première fois. Alors je m’attends à tout. Tout ce que trente-cinq ans d’éducation, de récits, de lectures, d’images et de films m’ont préparé à toujours éviter. L’épouvantail de l’incarcération. La privation de liberté, la saleté, l’inconfort, la violence, l’obscurité, l’obsession des bruits, l’arbitraire, l’oppression du métal. Le temps perdu.
À peine gravies les marches en pierre fatiguées qui ouvrent sur les bâtiments de détention le mythe effrayant s’évanouit. Gérard m’avait longuement préparé au pire. Il me regarde. Il s’attend à me sentir écrasé. je suis gêné : ma première impression est un choc esthétique.
Devant moi s’envole un espace extraordinaire. Un immense couloir en parquet, d’une centaine de mètres de long et d’une dizaine de large. Il s’élance sous la voûte d’une vaste galerie percée de tous côtés, ciel et murs, par le jour abondant. Particularité obsédante : ce couloir monte, donnant l’impression d’une perspective tordue. Ce point de fuite de la construction, déplacé vers le haut par l’architecte, me fascine au point de rendre transparentes les grilles monumentales qui séparent les trois divisions de la maison d’arrêt. Je ne pourrai m’en detacher jusqu’à la fin de notre séjour. Il est le point de depart de mon vertige. Distrait en une seconde du conditionnement de toute une vie, j’entre en prison avec une acuité décalée dont l’indécence m’inquiète.
Le téléphone n’a pas encore été inventé
Il me faudra plusieurs semaines pour trouver un sens à ce vertige. Douze jours en prison avec les détenus pendant lesquels s’opérera la sédimentation d’une multitude de signes et de sensations. Plusieurs semaines pour parvenir à réunir quelques éléments de réponse et retrouver à travers eux une question qui me dépasse : « Pourquoi faire du théâtre ? ».
À Fresnes, chaque indice, chaque code, chaque règle me renvoie à cette interrogation. Le mouvement est ici toujours désagrégé. Il n’existe aucun mouvement continu des êtres depuis un point de départ jusqu’à un point d’arrivée. Le moindre déplacement est décomposé et radicalement ralenti de cellule en « placard », de placard en placard où l’on séjourne parfois une heure avec d’autres détenus anonymes, avant de parvenir à destination. Huit cents cellules, des dizaines de sas. L’espace paraît segmenté à l’infini. Il est étudié pour cette décomposition. Jamais deux portes ne sont ouvertes simultanément. Contrôle électronique. Le déplacement est une succession d’apparitions et de disparitions quasi spontannées, ponctuées de déplacements ordonnés et furtifs le long des murs.
Sans aucune possibilité de retour en arrière. Sans aucune hésitation. La salle vient de se vider. J’ai oublié de dire quelque chose à un détenu. Je monte immédiatement dans le couloir de la division. Un coup d’œil à gauche, à droite, à travers les trois étages de filets, dans la clarté gazeuse des verrières, l’espace est vide. Définitivement, jusqu’à demain. Les êtres se résument ici à une probabilité de présence en un endroit donné.
Et d’absence, bien entendu.
Un surveillant apparait en haut de l’escalier, un petit papier à la main. X est souffrant. Il nous écrit qu’il ne peut être présent aujourd’hui. Qu’il sera là demain.
La parole est ici raréfiée, réduite à une utilisation mécanique : injonctions, indications, ordres, pour le personnel pénitentiaire, murmures interdits et furtifs pour les détenus… Tout le sens passe par l’écrit. Je me retrouve plongé à l’époque où le téléphone n’a pas encore été inventé. Je ressens le pouvoir de la correspondance. Celui que confère l’impossibilité d’une confrontation immédiate entre le narrateur et le lecteur. À l’éloignement incompressible dans l’espace et le temps, rempart érigé autour de l’intimité – en prison, de ce qu’il reste d’intimité. Enceinte inviolable depuis laquelle on peut dire, arranger ou distordre toutes les réalités. Les vingt mètres traversés par le billet froissé que je relis sont plus infranchissables qu’un océan. Le lendemain X ne vient pas. Il fera une dernière apparition deux jours avant la fin de l’atelier, après nous avoir transmis plusieurs billets contradictoires. Nous n’aurons eu jusqu’au bout aucun élément objectif pour connaître son état, pour savoir s’il pourrait tenir son rôle le jour de la présentation. L’écrit, trace résiduelle de la relation forte qui s’était créée entre X et le groupe., était réduit à une forme diplomatique dépouillée, dissimulant un faisceau de problèmes personnels inconnaissables.
Brouillage et disparition du langage. Rupture implacable du lien.
La seule. Avec un effet renforçant, bien que superflu, sur la cohésion du groupe des dix personnes participant à l’atelier. L’alchimie avait joué dès le début. Sans que l’on cherche à s’expliquer pourquoi. Dès les premières heures de notre confrontation, à l’écart des passés judiciaires, en dépit de la lourdeur des codes et de la violence des réflexes dans la société carcérale une vraie aventure humaine était lancée.
Gérard arrivait avec l’idée de faire un spectacle avec les détenus. Il le leur annonça deux heures après notre première prise de contact. Ce fut l’électrochoc, dans un concert de refus, de doutes, de déceptions. Marguerite Duras ? Connais pas. Comment ? Ce n’est pas nous qui écrivons le texte ? jouer ?… La barre semblait placée trop haut, dans un registre de risques inconnus : se livrer sans filet à un mode de représentation incontrôlable et réputé inabordable – fantasmé par l’image confuse d’un théâtre chimère où des Belmondo en jupette diraient du Racine sur le plateau de Santa Barbara -, rompre un rapport douloureux à sa propre identité, à la honte. Trop haut, trop loin des motivations ouvertes, « l’amélioration du langage pour se réinsérer », l’initiation à la « déclamation », « la découverte d’un milieu »,… ou cachées comme le bénéfice d’image octroyé par l’administration aux détenus participant assidûment à une activité.
Cet enjeu inaccessible et la garantie absolue d’y parvenir donnée par Gérard à chacun dès le départ, engendrait pour nous des impératifs d’écoute, d’exigence et d’énergie monumentaux. La chance nous gratifia de quelques coups de pouce : la présence dans le groupe de ce détenu charismatique, passionné par le théâtre et fort de son expérience personnelle de la scène ; l’efficacité et la disponibilité de Laurence, notre contact au service socio-éducatif, pour les relations informelles entre le groupe et l’administration. Il y eut aussi la force du travail à deux qui, sous les contraintes de l’univers carcéral où espace et temps sont comptés, dépasse la somme des compétences individuelles, avec à tout instant l’obligation de faire une synthèse efficace de nos contradictions, désirs, inspirations, joies et doutes, dans le souci permanent – devoir lié au code des détenus – d’honorer la parole donnée et d’irriguer cette image diffuse de la vie que nous sentions apporter avec nous chaque matin.
L’âpre conquête du respect de l’autre
L’expérience conduira, après soixante-cinq heures de travail acharné et heureux, à la présentation par les stagiaires, devant un public de détenus et de personnels pénitentiaires, d’un montage de textes de Marguerite Duras dans la chapelle de la maison d’arrêt.
Elle engendrera des phénomènes insoupçonnés. De l’ordre de la résurrection. Je songe à l’arrêt de mort prononcé par certains après avoir découvert par hasard le motif d’incarcération d’un des participants, un des pires dans le code de justice des détenus. Deux jours plus tard, à l’issue du spectacle, un des plus déterminés parmi ces justiciers vint spontanément féliciter le condamné pour sa prestation en scène. Je songe à toutes les solidarités qui se sont installées entre des personnes si terriblement étrangères les unes aux autres, torturées par des situations personnelles parfois insoutenables. À l’âpre conquête d’un respect de l’autre qui évacue les hiérarchies du monde carcéral. Le racisme anti-homosexuel, notamment. À l’engagement permanent, à cette jubilation du travail ensemble. À la fraîcheur. À l’émotion. À la maîtrise des mouvements et des tableaux donnés en scène et construits sur la confiance. À tous ces chemins parcourus, comme celui consistant à simplement retrouver le toucher et la présence physique des autres et à s’y abandonner. Loin des violences. Loin des rétorsions. Victoire sur la promiscuité électrique. Archétype du don de soi. À Y, l’ultra-violent devenu pietà, qui accueille dans ses bras le corps abandonné d’un autre, et puis finalement de tous les autres. Aux yeux noyés de larmes de la jeune brute qui prend de plein fouet l’effet libérateur de la scène, et pour qui des mots lointains, lessivés par les répétitions, prennent tout à coup, au bon endroit, au bon moment, face à un public inespéré, toute la puissance du sens. Archétype vertigineux de la parole rendue. Archétypes de la présence, du mouvement et de l’immensité de l’espace restitués à ceux qui vivent dans le corsettement intégral de toutes ces dimensions.
Pas comme une récompense, et sans illusion : neuf détenus sur deux mille s’étaient portés volontaires pour le stage. Simplement comme des petits cailloux semés dans le labyrinthe des souffrances.
Pourquoi faire du théâtre ? Peut être aussi parce qu’il existe la prison pour assurer sa négation.