Entretien avec Gabriel Garran
Propos recueillis par Nicolas Roméas
Fondateur en 1965 du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, qui deviendra avec lui Centre dramatique national en 1971, et où il accueillit Mnouchkine, Chéreau, Adrien, Blin, Strehler et d’autres notoires créateurs à leurs débuts, Gabriel Garran est aussi l’inventeur du Théâtre international de langue française. C’est l’homme grâce à qui nous avons découvert le grand auteur « congolois » Tchicaya U Tam’si avec Le Bal de N’Dinga et Le Glorieux Destin du maréchal Nnikon Nniku, et mieux connu l’œuvre d’Aimé Césaire, Sony Labou Tansi et bien d’autres francophones du bout du monde. C’est le metteur en scène qui nous bouleversa en 1986 avec L’Homme gris, interprété par Claude Piéplu et Hélène Lapiower, un texte de la Québécoise Marie Laberge dont il vient de mettre en scène Le Faucon. C’est l’homme qui, depuis des années, mène un combat souterrain et obstiné pour une vraie reconnaissance de la richesse du théâtre francophone mondial. Ce grand voyageur, qui a posé ses valises au Pavillon du Charolais à la Villette, continue, en dépit des tendances de l’époque, à s’ouvrir sur le monde. Et à nous aider à le faire. La manifestation interactive intitulée « Afrique noire et blanche », qui se déroule incessamment au TILF, est l’occasion de faire momentanément le point sur un parcours auquel nous sommes sensibles.
Cassandre : Le TILF n’est pas un théâtre comme les autres, c’est un lieu qui s’est donné un vrai cahier des charges, qui voit le monde avec une optique particulière… Ce qu’il y a d’étonnant dans cette aventure, c’est que, pour une thématique aussi forte dans un pays comme la France, la volonté ne vient pas d’« en haut ». Pourtant, cet axe culturel n’a été confié à personne d’autre. Une des missions considérées comme essentielles dans ce pays, la circulation des œuvres dans le monde francophone à partir de la métropole, vous est finalement échue. Mais le Pavillon du Charolais est un lieu modeste…
Gabriel Garran : J’ai voulu inventer, en dehors des circuits officiels, un lieu qui ne ressemble à aucun autre, un lieu actif et réceptif à la diversité de l’expression de la langue française à travers le monde. Nous sommes en train de créer un public qui vient à la découverte, qui se passionne pour le dialogue entre les cultures et pour cette importante aventure contemporaine qui est celle de la revisitation du langage. Le spectateur est placé au cœur du dispositif de notre agora. Le TiLF commence à apparaître comme un lieu de découverte, une entreprise qui tranche volontairement sur l’« œcuménisme » en vigueur dans le monde du théâtre. Il se passe ici dans la relation au public quelque chose qui contourne l’indifférence de la grande presse officielle, et aussi celle des pouvoirs publics.
Le pronostic d’un directeur du Théâtre et des Spectacles qui a pu dire : « Pour moi, le TILF, c’est quatre gradins et quatre-vingts spectateurs » est démenti par les faits. Mais aujourd’hui, cette expérience, qui correspond avant tout au projet personnel d’un homme, est admise, sans plus. J’ai fait partie de cette génération pour qui, comme il y a une vingtaine d’années à Aubervilliers, il fallait à la fois être créateur d’équipements, de public et de spectacles. Je ne crois pas à l’éclectisme. Je ne crois qu’à la radicalité. Il fut une époque où le théâtre en France se passait avant tout à Paris ; architecturalement, à tous les niveaux, les salles reflétaient cette division de la société en classes. La décentralisation a été un fait révolutionnaire en son temps.
Personne ne m’a jamais nommé ; je n’aime pas trop le côté Conforama de certaines entreprises. J’ai délibérément quitté la décentralisation « officielle » pour partir sur une autre aventure. Mais, dans ce pays, ce qui ne vient pas d’en haut est souvent regardé de façon frileuse et réticente.
On pourrait dire que le Pavillon du Charolais est un aéroport où atterrissent des œuvres, des paroles, venues du monde, qui se retrouvent autour de l’idée d’une culture francophone contemporaine, qui parlent aujourd’hui en faisant se croiser différentes cultures. Pour que cet “aéroport” puisse être opérationnel, ne faudrait-il pas qu’il y ait un suivi plus conséquent ? Si le TILF est l’un des rouages d’une grande politique, et souhaitons-le, il faut qu’il soit considéré par les pouvoirs publics , ou du moins par certains réseaux officiels de production et de diffusion, comme un lieu central de cette rencontre des cultures francophones. Il faut une politique d’accompagnement. Le TILF peut difficilement rester isolé dans sa démarche.
Je suis surpris de constater la carence de nos interlocuteurs par rapport à cet outil d’investigation, de création, de communication, avec des communautés qui sont souvent à l’écart du théâtre. Je suis étonné du décalage entre la rhétorique officielle et le désintérêt du Ministère pour notre travail. Il y a insuffisance de suivi, de regard porté, incompréhension du travail accompli. Cioran disait : « On habite une langue avant d’habiter un pays. » Le génie d’une langue, c’est qu’elle est errante, migratrice par nature. Aucun barrage administratif ne peut empêcher sa circulation. Le TiLF est une entreprise-passerelle, un forum, autour de cet ensemencement qui passe par la parole. Je suis un homme-passerelle, un transmetteur. Le premier élément qui nous lie à une communauté, c’est la langue, et l’absence d’une langue commune est le premier élément qui nous sépare d’autrui. Nous entrons, à la naissance du XXIe siècle, dans une nouvelle époque. La spécificité d’un pays comme le nôtre est « triangulaire » : la nation française, son appartenance à l’Europe et la francophonie. Il y a là une carence profonde du point de vue culturel.
Y aurait-il plusieurs « francophonies » ?
Celle qui m’intéresse, c’est celle de la langue, pas celle des politiques. Ce qui caractérise notre démarche, c’est l’échange, l’ouverture, la recherche. Tout se passe aujourd’hui dans le théâtre français comme si ne comptait que la pérennisation de ce qui existe. Les grandes maisons, Scènes nationales et CDN, sont très peu créatrices. Il y a aujourd’hui dans la région parisienne une sorte d’étatisation rampante des institutions officielles au détriment des réalités vivantes d’entreprises jeunes, de lieux un peu « sauvages » qui font un travail de terrain… Est-il nécessaire que le Théâtre de la Ville ait une deuxième salle, que l’Odéon s’offre une « baraque », alors qu’il y a un certain nombre de gens qui font un vrai travail de proximité et en sont très mal récompensés ? Il y a quelques paradoxes. Cela ne me gênerait pas si cela ne se faisait au détriment de l’attention vigilante, scrupuleuse, à ce qui est en train de naître, à ce qui a besoin de s’épanouir. Tout se passe comme si l’État aimait désespérément ce qui lui coûte cher.