Propos recueillis par Gilles Bastogy
Il y a encore six mois, Luc Carton était philosophe et directeur de recherche à la Fondation travail-université. Il continue aujourd’hui à travailler avec les mêmes préoccupations, mais dans le cadre d’une fonction politique : conseiller dans l’équipe de direction du parti Écolo (les verts de Belgique). « Je ne suis donc plus exclusivement », dit-il, « un philosophe nomade, même si cela ne change rien à mon discours ». Petit croquis de la Belgique sous l’angle des condition historiques dans lesquelles se pratique le travail de la culture…
Luc Carton : Comme dans n’importe quel autre territoire du monde, il est important de se demander quel est le terreau du travail de la culture, de considérer les formes qui associent la culture au monde politique, les rapports brefs entre les individus, les groupes et les institutions. De ce point de vue, la Belgique est un endroit extravagant,
surréaliste. Il n’y a pas ici de tradition d’un appareil d’État structuré, autonome de la société civile. Il n’y a pas non plus de sentiment national. Il y a des fantasmes, surtout du côté flamand, de construction d’un sentiment national. Du côté wallon, ça n’a jamais été que du folklore, en écho au sentiment national flamand.
À l’échelle de la Belgique et de sa fédéralisation dans les trente dernières années, on est devant le spectacle étonnant d’une société sans État et sans nation. Ce non-être historique belge, qui a été longtemps une souffrance et une difficulté particulière, est devenu, ces vingt dernières années, une chance pour aborder ce que nous vivons dans toutes les démocraties libérales : la rupture du lien de représentation politique et sociale, sur fond de crise de la représentation, au sens culturel du mot.
Ce que nous appelons la crise des démocraties libérales, c’est une crise de la représentation dans toutes ses dimensions : sociale, politique et plus fondamentalement, culturelle.
Pour le dire de façon plus charmante, quand je parle de crise de la représentation culturelle, je veux dire qu’il ne nous est plus possible de façon large, durable, spontanée, de savoir de quoi nous parlons quand nous parlons du monde. Nous ne disposons plus d’une vision, d’une interprétation, d’un point de vue structuré, commun, sur le monde. Cette crise de la représentation, les artistes et les travailleurs de la culture l’anticipent depuis quelques siècles ; on le perçoit très bien dans la domaine de la peinture, de la musique, et magnifiquement bien dans le théâtre.
Le changement structurel des démocraties libérales, c’est que désormais tout le monde perçoit et vit cette crise.
Le sentiment de la division de soi est une perception quotidienne en Belgique : on comprend que ce pays soit celui de la dérision et du surréalisme. Il est difficile de prendre le monde et soi-même au sérieux, lorsqu’on reconnaît que l’on est une réduction et une projection des contradictions du monde. On peut le prendre sur le ton de la dérision ou du surréalisme, si on entend par surréalisme la construction d’un sentiment de douce tragédie, c’est-à-dire cette particularité historique de la construction d’une société forte. Comme si nous avions pu retravailler en continu malgré ce qui s’est passé dans les autres pays d’Europe occidentale, la construction des États-nations et d’États de droit à partir du XVIII e siècle. Et bien, nous avons prolongé l’invention de la démocratie communale dans les pays bas méridionaux à la fin du Moyen-âge. La Belgique est le pays de la démocratie urbaine. Une sociéte civile forte, capable d’avoir colonisé l’appareil d’État hérité des Autrichiens, des Hollandais et des Français, de le segmenter suivant des divisions de société qui sont plus nombreuses qu’ailleurs.
Nous avons les clivages politiques et sociaux que l’on connaît ailleurs, nous y ajoutons le clivage linguistique que l’on appelle communautaire, et le clivage confessionnel qui n’a plus de prise et de signification ailleurs et qui, ici, a eu une très grande signification jusqu’à récemment.
Cette superposition et cet entrelacs des clivages projette dans l’appareil d’État, par le mouvement de colonisation, les divisions de la société dans la conduite de la chose publique. Cela donne un spectacle étonnant et notamment l’absence de politique de la culture.
Il n’y a pas de politique de la culture, en Belgique. Il y a une manière – pour différents groupes privés, associations, lobbies, rassemblements d’intérêt -, d’être dans l’appareil d’État et de s’en nourrir. Le contraire d’une politique.
Ça a été une malédiction, une souffrance… Je commence à penser que c’est une chance. Je me demande s’il n’est pas inquiétant qu’il y ait encore une politique de la culture, une politique séparée de la culture, au sens où André Malraux a pu le porter et le définir. Ça pourrait être une chance pour la démocratie qu’on trouve dans un même ministère ce qu’on appelle chez vous l’Éducation nationale, la Culture, la Jeunesse et l’Éducation populaire – appelée ici « éducation permanente ». En Belgique francophone, ce sont les compétences d’un seul ministère au sens administratif, même s’il est partagé par cinq, six ou sept ministres, on ne sais plus très bien, qui essaient d’en arracher le titre. Ils se disputent pour savoir si les arts, les lettres relèvent d’un tel ou d’un tel… Ce sont les points de suspension d’une longue phrase historique qui a permis qu’il n’y ait pas de ministère de la Culture.