Une architecture frigide

Par Lucien Kroll

Les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues françaises ont inspiré à l’architecte belge Lucien Kroll ce procès argumenté de la modernité rationelle en architecture. Tout au long de son parcours, il s’est opposé à cette vision froide et technocratique. Né en 1929 à Bruxelles, issu du mouvement écologique, Lucien Kroll a découvert en 1969 au Rwanda où une conception « spontanée » et « primitive » de l’habitat. Il en a retenu une architecture qui fait place au « bricolage », pour mieux subvenir aux besoins naturels et innés de l’homme, une construction fondée sur l’esthétique de la pauvreté et la participation des habitants. C’est ainsi que Kroll affirme qu’il ne faut pas fabriquer une ville mais la laisser se former. Loin de vouloir détruire l’ancien, il veut y joindre le nouveau.

Désordres urbains : événements annonciateurs

En architecture et en urbanisme, la modernité « abstraite et a-culturelle » a parfois été dénoncée, mais rarement à partir de ses conséquences vécues. À deux reprises, au moins, certaines catastrophes spectaculaires sonnaient la fin de la modernité.
Un premier signe. Il s’est passé en 1972, à Saint-Louis du Missouri, aux États-Unis : un ensemble de logements sociaux avait été construit dans cette architecture « punitive » de casernes. Les Américains pauvres (Noirs, Appalachiens, Hobo’s, Portoricains, Indiens, etc.) y ont été accueillis et ont immédiatement tout vandalisé : les Américains, pragmatiques, ont simplement chassé tout ce monde et commencé à raser le demi-million de mètres carrés par une « implosion » puis, le reste, à la main. Les Américains, très compétents dans les techniques d’exécution capitale ont expérimenté pour la première fois, de façon spectaculaire, cette technique de retardement des charges explosives des contours extérieurs pour attirer les façades dans le centre ainsi vidé. Cette image a fait le tour du monde. À l’époque, lorsque j’ai visité le quartier, une sorte de honte l’habitait : chacun faisait le détour pour ne rien voir… C’était déjà une préfiguration inconsciente du 11 septembre…

Deuxième signe

Le célèbre bâtiment de logements « sociaux » qui faisait un kilomètre de long, « Il Corviale », dans la banlieue de Rome, dont le chantier a été entrepris la même année. Il était devenu le lieu de pèlerinage des architectes modernistes : ils y voyaient le modèle triomphal de l’architecture sociale italienne. Mario Fiorentini, son auteur était un très bon architecte mais, comme quelques autres aussi valables, il s’était trompé d’époque. Le préfabriqué avait été choisi pour ses avantages de qualité, de délais, de beauté très rationnelle et de coûts – des qualités qui se sont toutes révélées négatives. Chacun le savait bien, mais l’idéologie dominante en était alors au romantisme de la technique pesante. La réalité était moins printanière. Les locataires qui avaient donné le renom de leur logement avaient dû le quitter, emménager dans le chantier et l’achever eux-mêmes : cloisons, fenêtres et portes, équipements sanitaires, etc. Les programmateurs avaient prévu un étage médian pour des boutiques (à la façon de Le Corbusier à Marseille…), mais aucun commerçant romain n’était assez sot pour s’installer en plein ciel sans aucun passage de clientèle… L’étage, resté vide et non aménagé, a logiquement été squatté par des familles qui ont dû tout achever, se greffant sur l’électricité des cages d’escalier et des corridors et sur le réseau d’eau publique. Il est amusant d’observer qu’un des étages est équipé de fenêtres de récupération, toutes différentes, posées par les habitants…
Bien sûr, les locataires qui ont dû faire des travaux importants, ont refusé de payer leurs loyers ; les squatters aussi. J’ai entendu dire que tout de même 15 % des habitants payent un loyer au propriétaire : les autres négocient avec la Mafia locale… Économiquement, on sait que le préfabriqué a coûté beaucoup plus que l’artisanal (mais on l’avait toujours su…), que les retards ont été pénalisants et que les loyers sont impayés : cela intervient-il dans le calcul du life cost d’un procédé de construction ? De plus, il fallait encore ajouter au déficit la démolition de cette chose intransformable : une vraie faillite.
Il était interdit de le critiquer jusqu’à un congrès en 2001 avec le sous-titre : Faut-il démolir le Corviale ? Le décès de l’architecture rationaliste italienne a été prononcé officiellement à Rome le 14 décembre 2001 à 10 h 15…

Troisième catastrophe

Ce n’est plus un signe, mais le désastre lui-même, annoncé par les deux premiers : les émeutes dans les banlieues et les milliers d’incendies, qui ont démarré le 28 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, pour durer jusqu’au 18 novembre. On en a assez décrit l’absurdité, le symbolisme, la spontanéité, l’émotion, les communications en réseau, etc. Ce qu’on a soigneusement omis, c’est le choix des lieux : exclusivement dans cette architecture moderne. Un peu plus loin, dans un quartier quelconque, en désordre, victime des mêmes misères : rien.
Le caractère « criminogène » de ce modernisme n’a jamais été avoué par aucun architecte, journaliste, philosophe, critique d’architecture, enseignant, fonctionnaires responsables ou politiques dont la pensée s’est construite dans les années trente ou soixante, parfois quatre-vingt-dix. Au mieux, on l’a pris pour un problème esthétique ou corporatif (et ça continue encore…).