Propos recueillis par Nicolas Roméas
N’en déplaise à sa modestie, Roger Assaf est l’un des acteurs majeurs du théâtre libanais. Nous l’avions rencontré en 1999, lors de la publication du hors-série « Théâtres des mondes arabes ». Après des études d’art dramatique au Théâtre national de Strasbourg, il participa à la création du Théâtre de Beyrouth et créa avec Nidal Ashkar, en 1968, l’Atelier d’art dramatique de Beyrouth. C’est à partir de cette expérience que s’est développée la troupe itinérante Al-Hakawâti qui (ré)inventa un théâtre populaire d’expression arabe en prise avec l’histoire du Liban et la façon dont ses drames résonnent dans l’existence des gens simples. Tout au long du dernier conflit, cet inlassable témoin a jeté de très belles bouteilles à la mer, lueurs de conscience dans l’obscurité de la guerre.
Cassandre/Horschamp : Il y a des années que vous faites un théâtre qui s’adresse à une collectivité humaine pour traiter avec elle, pour elle et par elle, des questions qui concernent son histoire, son présent et son avenir. Vous le faites dans un pays que l’on nomme parfois « martyr », en permanence traversé par des intérêts autres que les siens. Il y a quelque chose d’emblématique dans cette aventure, dans cet endroit-là du monde… Il y a quelque chose qui a à voir avec l’usage le plus fort, le plus brûlant du théâtre.
Roger Assaf : Nous sommes impliqués dans un travail collectif, mais qui n’est pas refermé sur lui-même. Ce n’est pas une petite église autosatisfaite, c’est une collectivité ouverte qui est toujours en contact avec les gens. Et le théâtre n’est pas une fin en soi : nous faisons du théâtre parce qu’on sait un peu en faire, mais surtout parce que c’est un lieu intéressant. C’est un espace où l’on ne peut pas être seul, où l’on est obligatoirement confronté à d’autres, à l’intérieur de la profession et avec le public. On est toujours sous le regard des autres. C’est très intéressant. Nous sommes constamment en train de découvrir, d’apprendre, de vivre avec des gens, d’enrichir ce que l’on sait et de créer des liens, une sorte de tissu à l’intérieur duquel on se nourrit. On est bien.
Vous l’avez vécu avec Al-Hakawâti (Le Conteur), une troupe nomade ?
Je n’ai jamais eu de troupe à proprement parler. Les personnes qui travaillent avec moi passent, traversent… Il se crée des liens d’amitié durables, mais il n’y a pas de permanents. Ça se renouvelle pour plusieurs raisons : c’est très difficile de rester dans ce genre de travail quand on a des besoins, l’ambition de faire une carrière, de fonder une famille. D’autre part, ce type de pratique a besoin de constamment se renouveler à partir de la jeunesse. Les jeunes sont les plus capables de donner sens à cette démarche : ils sont très curieux, ils veulent apprendre, ils ont de la générosité, et chaque nouveau venu enrichit cette pratique et lui donne une nouvelle forme, une nouvelle énergie.
Donnez-nous un exemple significatif de ce travail…
Je vais en donner deux différents. Le premier, Les Jours de Khiyam, réalisé en 1982 et qui a été joué jusqu’en 1985, est une réflexion sur la mémoire collective
du Sud-Liban, qui reste très d’actualité… Le Sud-Liban est une région qui a constamment, depuis près de quarante ans, subi des agressions israéliennes, de plus ou moins grande envergure. La dernière était énorme…
L’une de ces agressions, en 1978, avait eu lieu – bien avant 1982 et Sabra et Chattila – dans le village de Khiyam. Beaucoup de gens de Khiyam se trouvaient réfugiés dans la banlieue de Beyrouth et comme nous avions des connaissances dans ce milieu, nous avons recueilli des histoires de la vie de ces gens.
Il y avait une histoire d’amour et l’histoire d’une maison dans le village… Refaire vivre ce village, sa mémoire, que la guerre a tenté de détruire. La guerre essaye d’effacer définitivement les choses pour mettre en place un nouvel ordre, ce que l’on appelle la « paix ». Mais ce n’est pas une véritable paix : juste un accord entre les forces en présence… La vie et la mort se complètent ; la guerre et la paix aussi. Ce sont des acolytes, des complices.
Les véritables ennemis, ce sont la guerre et la vie : la guerre détruit la vie, et la vie essaie de survivre. Notre entreprise se place dans cette perspective : donner à la vie des chances de vaincre la guerre. Les Jours de Khiyam, ce sont les jours du village avant le massacre, avec les souvenirs, les façons de vivre, les disputes, les conflits internes… Bien sûr, c’est une tragédie, mais pleine de moments de fête, de joie, de cocasserie… C’est la vie. C’est un spectacle où l’on rit beaucoup, où les gens sensibles pleurent beaucoup. C’est fait selon la technique propre au conteur populaire, avec des outils, des matériaux de la vie quotidienne : des tabourets, des chaises, des échelles, des bâtons, des bouts de tissu…
C’est un retour aux sources, un rituel de mémoire…
Oui, nous avons beaucoup développé cette technique. Mais au lieu que ce soit un conteur, c’est une troupe, c’est un collectif qui raconte. C’est pour ça que le spectacle commence dans la salle : les comédiens sont mêlés au public, parlent avec les gens, mais ils parlent à l’intérieur de leur personnage.
Quand vous faites ça, avez-vous l’impression de poursuivre une tradition ancestrale ?
C’est une tradition vivante. Raconter des histoires, dans les milieux populaires, c’est la culture quotidienne. La mère raconte des histoires à ses enfants, la grand-mère raconte des histoires à toute la famille…