Le Monde,
07/09/2009
Une nouvelle politique de l’art
par Nicolas Truong
Porter les couleurs d’un art théâtral populaire, alors que la scène contemporaine oscille parfois entre le populisme vulgaire et l’esthétisme élitaire.
Défendre la parole errante de ces comédiens, cinéastes et plasticiens qui, dans les prisons, les asiles psychiatriques, dans les campagnes ou par-delà le périphérique, s’attachent à effacer la frontière entre le social et le culturel en œuvrant auprès des populations marginalisées.
Telle est, depuis 1995, la tâche de la revue Cassandre/Horschamp emmenée par Nicolas Roméas et Valérie de Saint-Do.
Contrainte de quitter pour des raisons financières le couvent des Récollets dans le 10e arrondissement de Paris, Cassandre (Horschamp), qui tire son nom, si l’on en croit la mythologie grecque, de la plus belle des filles du roi Priam, ayant prédit en vain la chute de Troie, n’est pas pour autant une revue catastrophiste.
Cette publication trimestrielle cherche même, comme disait le philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937), à « allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».
D’où son emballement pour le Manifeste pour les produits de « haute » nécessité notamment rédigé par l’écrivain Patrick Chamoiseau pendant la révolte antillaise de l’hiver 2008. Dans le grand entretien donné à Cassandre/Horschamp, cet « aède d’une mondialité fraternelle » décrit les impasses d’une vie à crédit promue par un monde qui réduit les êtres à leurs avoirs.
À partir du constat d’une paupérisation de l’imaginaire qui gangrène les individus jusque dans leur inconscient alimentaire, Patrick Chamoiseau plaide pour une existence décente qui articule le prosaïque, à savoir le manger et le boire, au poétique, c’est-à-dire à l’accomplissement de soi auquel conduisent l’amour, la poésie, la philosophie ou la musique.
Un maître mot domine l’échange : relier (les peuples, les nations, les arts, les savoirs). La revue donne corps à cette injonction par un intéressant tour de piste des pratiques artistiques qui débordent de leur carcan stylistique.
Du strip-tease féministe et burlesque de Delphine Clairet au « tutu XXXXL » des danseuses grassouillettes de la compagnie cubaine Danza Voluminosa, « l’art hybride » fait bouger les lignes par « l’indisciplinarité », raconte Thomas Hahn.
Et si cette nouvelle économie poétique masquait pourtant l’éclipse du politique ? Car la culture tient aujourd’hui lieu de politique, soutient le philosophe Alain Brossat, à l’occasion d’un vif débat avec la revue. Les bureaux de vote sont désertés, mais les expos sont pleines.
Et, même si le moindre premier roman est considéré comme un événement, le véritable art reste rare. Selon Brossat, la « démocratie culturelle » a poussé à son paroxysme la société du spectacle « qui crée une séparation entre des supposés créateurs et des consommateurs plus ou moins avisés ».
D’où sa manière d’envisager l’art comme une « potentialité partagée » et non comme un domaine réservé à une caste subventionnée. En un mot, « chacun peut devenir artiste », résume le philosophe.
Un propos railleur du poète et boxeur Arthur Cravan pourrait aussi bien réconcilier Alain Brossat et Cassandre/Horschamp que les renvoyer dos à dos : « Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, mais on aura toutes les peines du monde pour y découvrir un homme. »
Il n’empêche, en invitant des auteurs dissonants par rapport à l’activisme culturel ambiant, cette « agora de papier » a le courage de questionner ses propres présupposés.
De Chamoiseau à Brossat, de la défense des radios libres à celle des salles de cinéma Utopia, la revue ne joue pas les Cassandre, mais cherche à découvrir là où le feu de l’art couve à nouveau sous la cendre.
Cassandre/Horschamp, n° 78, « Économie du poétique, Poétique de l’économie », 112 pages, 9 euros