Tous au labo !
Entretien avec François Verret
Propos recueillis par Gwénola David
En 1994, le chorégraphe François Verret s’installe à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) dans une ancienne usine de roulements à billes et crée « Les Laboratoires ». Rompant avec l’habituel cycle répétitions-représentations, ce lieu de travail et d’échanges transdisplinaires s’est affirmé au fil du temps comme un creuset d’expériences artistiques et un espace de rencontres en actes avec les habitants.
Cassandre : La dénomination de ce lieu suggère, a priori, une approche qui se démarque des cadres habituels de production.
François Verret : C’est un lieu d’expériences. Ici, on peut poser des hypothèses de recherche, tâtonner, explorer. D’empirisme en empirisme, se réinventent des lignes de travail et, au fil du temps, surgit un nouveau champ de pratiques, où se croisent des gens très différents.
Les Laboratoires offrent un espace de dialogue entre les disciplines artistiques, mais le décloisonnement va bien au delà. Vous abordez de façon transversale des questions de philosophie ou de sociologie qui ont des résonances au quotidien. Quelles sont vos lignes de travail ?
À force d’empirisme, il est apparu nécessaire d’ouvrir des lignes sur des questions essentielles qui concernent tout le monde, tous les jours. Ces lignes font intervenir des artistes, des écrivains, des pédagogues, des chercheurs, des sociologues, des artisans…
Le Fonds public de livres et de films invite à la réflexion. C’est s’arrêter un temps pour penser nos mœurs, notre histoire, notre rapport au réel, pour réinventer nos pratiques.
Quelles sont les thématiques ?
Le principe d’hospitalité, le travail de mémoire…
Françoise Coupat, metteur en scène, essaie de saisir la perception d’un « à venir », ce qui vaut la peine d’être sauvé d’un désastre en cours, ce qu’il importe de transmettre. Sabine Contrepoids, professeur, s’intéresse à la construction de la mémoire familiale. Elle a demandé à des adolescents de chercher le moment où leur histoire familiale rencontre l’Histoire. Esther Shalev-Gerz, plasticienne, explore l’espace public et crée des dispositifs visant à activer la mémoire par la participation des « spectateurs ». Elle a réalisé Les Portraits des histoires : caméra en mains, elle a demandé à une soixantaine d’habitants d’Aubervilliers : « Quelle histoire faut-il raconter aujourd’hui ? ».
Yves Jeanmougin, qui mène une démarche autour de lieux de « mémoire sociale », présente une exposition de photos. Il y a trois ans, Carlos Semedo a réalisé Lettre ouverte à Gusmao, ex-commandant en chef de la résistance armée du Timor- Oriental, emprisonné par les autorités indonésiennes. Un film qui exprime ce qui se joue dans un peuple victime du colonialisme qui aspire à l’indépendance. D’autres thématiques sont creusées : « Désaliéner – où en est la « révolution psychiatrique » ? », avec des pionniers comme Lucien Bonnafé, psychiatre et ancien résistant, Jean Aymé, des praticiens, des éducateurs. Ou encore « De l’indigène à l’immigré », avec des historiens : « Quels sont les mots pour parler de ceux qui viennent d’ailleurs et n’ont pas grandi dans notre langue ? »
Nous travaillons aussi avec une anthropologue, autour de la question « Qu’est-ce un potlatch ? » Cette question en suscite d’autres, qui concernent le devenir de chacun. Elle aide à penser des formes, des principes d’échanges, liés aux appartenances communautaires.
Quelles sont les autres lignes de travail ?
Il y a l’Espace de figuration locale, qui invite les habitants à « figurer » ce qui leur est essentiel : leurs inquiétudes, leurs rêves, leurs besoins, leur paysage, leur histoire… Ça peut passer par la parole, par un acte, des constructions plastiques ou des films vidéo comme vient de le faire Esther Shalev-Guerz. Avec les ateliers d’expression, nous abordons les pratiques artistiques sous plusieurs angles : un travail que je mène sur Rapport pour une académie, de Kafka, une composition chorale à partir de textes de Michaux avec le musicien Jean-Pierre Drouet, l’écriture avec Isabelle Milard, les arts du cirque avec les jeunes de l’école de Châlon-en-Champagne, la danse contemporaine avec Maguy Marin, Bernardo Montet, Loïc Touzé et les membres d’Auber-Danse, réseau d’associations de la ville. Ces ateliers sont des espaces d’ « ex-pression », de gratuité. Ils ne suivent pas la loi marchande : « Tu veux apprendre, ça coûte tant ! » Là, tu peux t’initier, rêver, expérimenter, ça ne coûte pas d’argent. Il ne faut pas croire que, lorsque c’est gratuit, les gens pensent que cela ne vaut rien…
Les Chantiers-créations permettent à des équipes artistiques de donner à voir un état de leur recherche.
Ce ne sont pas des spectacles mais la saisie, en vol, d’un travail en cours. Les circonstances de tels rendez-vous n’existent pas habituellement. Il faut les créer. C’est une expérience singulière qui se façonne, spécifique à chaque équipe.
Les modes de ces présentations sont à imaginer en permanence. Il y a les rencontres avec les associations locales, sous des formes inventives, festives, conviviales : repas, bals, agora…
Nous construisons chaque année un parcours « Mémento ». Une balade pour une quarantaine de visiteurs. Les promeneurs explorent un lieu où se trouvent des marques du souvenir, conçues par des artistes : tableaux vivants sculptés et joués par des danseurs, des acteurs, des musiciens, installations plastiques, objets, photos… Du « fait maison ». La promenade s’achève par un repas en commun.