Théâtre et éducation, histoire d’un couple difficile… Entretien avec Jean-Claude Lallias et Jean-Gabriel Carasso

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Jean-Claude Lallias est professeur à l’IUFM de Créteil. Jean-Gabriel Carasso est directeur de l’ANRAT (Association nationale de recherche et d’action théâtrale-théâtre/éducation). Les deux membres de ce couple de passionnés participent activement à la promotion et au développement des relations du théâtre et de l’éducation depuis plusieurs années. Entretien.

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Cassandre : À parler de théâtre et d’éducation comme deux choses intimement liées dans un contexte scolaire, nous sommes dans un paradoxe. L’école, lieu souvent vécu comme « coercitif » peut-il être celui où naît la flamme d’un désir pour l’art, en l’occurrence celui du théâtre ?

Jean-Claude Lallias : L’école n’est pas seulement un lieu coercitif Tout dépend de la pédagogie que l’on y mène. Chacun sait que l’école maternelle est le lieu des premières expériences artistiques… Il s’agit de prendre en compte la personne de l’enfant, pas seulement l’élève. Personne ne se plaint des démarches créatives qui ont lieu à ce stade…

Il y a une rupture assez nette entre l’école maternelle et la suite de la scolarité…

JCL : Le problème c’est ce passage brutal dans le processus d’apprentissage, avec l’apparition d’une exigence sociale qui n’est ni du domaine de la création ni du ludique, et qui conduit les parents, plus encore que les enseignants, à avoir une demande « consumériste » vis à vis de l’école…

Les comédiens ont comme perspective de retrouver la capacité ludique de l’enfance, qu’on s’empresse de faire perdre aux enfants. On s’efforce surtout à l’école de leur inculquer cette forme extrêmement impressionnante qu’est le théâtre, surtout dans un grand pays de vieille culture comme le nôtre…

JCL : Lorsqu’on parle d’art, dans le cadre scolaire, on pense immédiatement arts plastiques et musique. La dimension artistique de l’éducation n’est pas censée se faire dans le cadre des lettres. Le théâtre est vaguement rattaché aux lettres et, dans le pire des cas, à l’explication de texte… il y a un héritage de l’apprentissage de la culture théâtrale par le biais des grands classiques. Mais cela n’empêche pas que depuis vingt ou trente ans, tous ceux qui aiment le théâtre l’ont peu ou prou découvert grace à l’école, en rencontrant sur leur chemin des pédagogues qui dépassent qui dépassent cette conception classique et autorisent les élèves à faire des explorations, qui se bagarrent pour les emmener au spectacle de façon intelligente… Le paysage est complexe, de nombreuses formes de rapport au théâtre ont été inventées. Mais la plupart du temps, le goût pour le théâtre est né à l’école, notamment grâce aux « clubs théâtre ».

Le théâtre n’est-il pas en lui-même un art suffisamment « pédagogique » pour ne pas avoir besoin de se couler dans le moule d’une autre pédagogie qui lui est extérieure ?


Jean-Gabriel Carasso :
Il y a toutes sortes de formes de théâtre. La question, c’est la rencontre du théâtre, dans son évolution, avec notre système éducatif. Il est aussi important pour le théâtre lui-même, pour le renouvellement de ses formes, d’être en contact avec des jeunes en milieu scolaire, que l’inverse. Pour autant, le théâtre ne doit pas obligatoirement investir le lieu de l’école. Il est préférable que les jeunes aient la possibilité d’ass ister à des représentations dans des lieux adaptés. Et qu’ils puissent connaître beaucoup d’expériences différentes pour pouvoir faire leur choix. Il faut créer des ponts, des relations entre le théâtre et des publics jeunes qui sont le plus souvent dans le temps scolaire.

JCL : Lorsqu’on est dans le territoire de l’école, on est dans la scolarisation, quoi qu’on fasse. Mais ce mot induit aussi une notion de démocratie, la chance de s’adresser à tous. En dehors de cet espace démocratique, on est confronté à la loi du marché, donc à la prédominance de la classe moyenne, aisée, cultivée.

JGC : L’école est un lieu de tradition et d’académisme, mais aussi d’innovation et d’invention. Notre démarche consiste à aller du côté de l’innovation, de l’invention, du projet à la fois théâtral et pédagogique.


Ça n’est pas incompatible avec l’esprit général de l’instruction laïque et obligatoire ?

JCL : Il y a aujourd’hui des textes officiels qui insistent sur la sollicitation de la créativité des jeunes. Cela fait partie des missions de l’école…

JGC : Entre les prétendues limites de l’école et l’illusoire liberté absolue du théâtre, il y a tout un espace de création et d’invention possible. Le théâtre est un des éléments de l’éducation artistique, un moyen de liaison avec d’autres formes, il ne modifiera pas le système à lui tout seul.

Les jeunes gens qui peuvent investir fortement dans le théâtre à l’école, sont parfois dans d’autres matières très valorisées, ce qui peut créer un antagonisme vis-à-vis des professeurs…

JCL : Oui, et ceci renvoie à la hiérarchie de l’évaluation d’un individu. La petite place laissée à l’évaluation artistique dans le cadre scolaire fait que les compétences dans ces domaines sont en contradiction avec ce que l’on attend de l’individu. Il s’agit de réévaluer la place de l’artistique dans le milieu scolaire. Il faut donner une place plus importante à la créativité, à l’inventivité. Il ne s’agit pas de former des artistes, mais de permettre une découverte personnelle du plaisir de l’activité artistique. En prenant en compte pour le baccalauréat, des élèves qui, dans une section littéraire prennent six heures de cours supplémentaires de théâtre ou de cinéma, voire de danse, on amorce une réévaluation dans le parcours de chacun, et la possibilité d’être excellent quelque part. Et lorsque quelqu’un peut être valorisé dans un domaine, cela a des effets extrêmement positif sur le reste…

Il s’agit d’une excellence difficilement hiérarchisable dans le cadre d’une grille scolaire…

JCL : C’est une question de regard social. Il faut anticiper sur la demande sociale. Ceux qui pensent les évolutions de la société savent que nous avons besoin aujourd’hui de gens qui disposent de créativité, d’une capacité de relation sociale… Tant que nous sommes dans une école qui joue la carte du consumérisme et de l’emploi, nous restons pris dans les contradictions. La question de l’éducation artistique est une question clé pour rééquilibrer le regard porté sur le sens de la formation des individus.

C’est une interpellation directe du ministère de l’Éducation nationale…

JCL : Depuis une quinzaine d’années, ces idées sont progressivement prises en compte dans les textes officiels. Affirmer qu’on peut aujourd’hui, dans l’école élémentaire, ouvrir le domaine artistique au cinéma, à l’écriture créative ou à la danse, laisse à l’instituteur qui voudrait le faire la possibilité de ne pas être contre la règle. Cela permet de mettre les enfants sur un chemin, de leur offrir le choix.

Ce dialogue ne peut se produire que dans un champ commun à la Culture et à l’Éducation nationale, pour ce qui est des instances de l’État. Il faut un territoire partagé…

JGC : L’histoire des relations du théâtre et de l’éducation en France a amené à ce que l’enseignement n’y prenne pas une forme traditionnelle et académique. Il n’y a pas de prof de théâtre en France, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons. Et c’est une bonne chose.
L’histoire de la décentralisation, du théâtre d’intervention après 68, de l’institutionnalisation progressive dans les années 80, a fait que notre pays a mis en avant la notion de “partenariat” entre des artistes et des enseignants. C’est un élément de fond que nous voulons non seulemnt maintenir, mais developer. Le fait d’être obligé de rester en contact avec des artistes contemporains est le meilleur garde-fou contre les académismes et les risques de sclérose. C’est parfois compliqué à réaliser, mais beaucoup d’autres pays commencent à regarder avec intérêt cette dynamique spécifiquement française qui relie l’artiste, le pédagogue et le jeune.
Il y a dans chaque académie, dans chaque région, des directions régionales des Affaires culturelles, des rectorats, des gens qui s’occupent de ces questions, qui sont parfaitement capables d’étudier les projets, et en fonction de leur enveloppe budgétaire, de décider d’accorder des moyens aux projets les plus intéressants. Le partenariat se pratique avant tout à la base, mais l’État a une responsabilité d’initiative et de financement… Il est important que les ministères concernés ne jouent pas au ping-pong avec cette question, qu’ils travaillent vraiment ensemble. Il y a eu des moments de travail privilégiés entre les deux ministères, à la fin des années 70, et dans les années 80-90, mais il y a eu ensuite des moments de repli. Si l’État a une responsabilité, l’ensemble de la profession théâtrale aussi. Le retour à l’« art pour l’art », a donné la priorité au plateau en se préoccupant de moins en moins des spectateurs. Il faut rééquilibrer cette relation.


JCL :
Cette collaboration, lorsqu’elle a eu lieu, a permis l’initiation de belles expériences, comme les « classes culturelles », séjours de classes dans le lieu de travail de compagnies, qui ont permis aux enfants de découvrir in situ le travail des artistes. Ou encore les ateliers de pratique artistique, qui ont été de vrais laboratoires de pédagogie théâtrale… Également de très nombreux projets d’établissement scolaires, en liaison avec des structures théâtrales, notamment dans les sites expérimentaux pour l’éducation artistique… Aujourd’hui chacun peut faire le choix, au lycée, d’une activité artistique. C’est important pour les jeunes et pour la relation entretenue avec leurs professeurs, qui se modifie sensiblement dans le cadre de ces expériences.