Par Anne Monfort
Sans aller jusqu’aux menaces qui pèsent sur les intermittents en France, les perspectives ne sont pas radieuses outre-Rhin. Ce n’est pas la première fois que les artistes tirent la sonnette d’alarme : à Berlin, le Schiller Theater a fermé il y a près
de dix ans et, il y a deux ans, la couverture de Theater Heute montrait la Volksbühne de l’Ouest en vente. Les articles alarmistes se succèdent dans la presse. En Allemagne aussi, le théâtre est aux abois.
La crise est en marche, et elle ne touche pas que les petits. Si des théâtres de province ont fermé leurs portes ou se sont reconvertis en ne pratiquant plus que l’accueil, les grands sont aussi touchés. Les deux maisons de Hambourg, le Thalia Theater et
le Schauspielhaus, disposent de subventions de 20 % inférieures à celles d’il y a dix ans ; la Schaubühne est en déroute suite aux réductions budgétaires inattendues de la Ville de Berlin. Le phénomène n’est pas nouveau : la question du théâtre subventionné allemand, qui resurgit avec force en 2001, est un serpent de mer encore plus ancien dans les petites villes.
Mais aujourd’hui l’Allemagne est en crise, et la récession économique se répercute sur le secteur culturel. La plupart des théâtres dépendent des communes, dont les ressources ont diminué drastiquement après la réforme de la taxe sur les communes. Et s’ajoute une interrogation supplémentaire : depuis le tournant de 1990, avec les coûts de la
réunification, les politiques ne sont plus sûrs de vouloir investir dans des institutions culturelles peu rentables.
Ce théâtre en crise a le visage d’une Allemagne qui s’interroge sur son système culturel. On y pratique un théâtre de répertoire, avec des troupes de comédiens fixes qui alternent jour après jour les différents spectacles ; les tournées sont rares, sauf dans le cadre de festivals. Le réseau culturel s’appuie sur un ancrage régional fort. De nombreuses villes ont leur théâtre municipal ou national et pratiquent des abonnements qui fidélisent un public. La « gestion du personnel » est fort différente de la nôtre : les metteurs en scène ne choisissent pas les pièces, c’est le directeur qui impose le texte et parfois la distribution ; comédiens et metteurs en scène peuvent enchaîner jusqu’à cinq ou six productions par an.
Mais ce système qui a su se protéger des dérives commerciales et du vedettariat existant dans d’autres pays européens – dont le nôtre – est confronté à des difficultés : le principe de l’alternance coûte cher car il exige de démonter et de réinstaller des décors chaque jour ; malgré un public de notables fidèles, le théâtre subventionné est forcé de reconnaître qu’il ne concerne qu’une minorité, et que les attentes des spectateurs en demande de divertissement ne sont pas satisfaites par des mises en scène qui posent des questions plus qu’elles n’apportent de réponses.
De nombreux directeurs reconnaissent que la réduction budgétaire peut être l’occasion de renouveler des structures vieillies. Ici et là, on suggère un travail de marketing en direction du public. Mais les solutions proposées vont, pour une large part, vers une plus grande flexibilité de l’emploi, seul poste sur lequel il est possible de faire
des économies substantielles : on pourrait proposer des salaires inférieurs, des contrats plus courts… Or l’exemple français prouve bien que la flexibilité n’est pas une fin en soi.
S’il est important de s’adapter aux besoins du public, l’esprit commercial n’est évidemment pas une solution. C’est en alternant les programmations que les directeurs de théâtre peuvent prendre des risques. Le Thalia Theater, par exemple, a pu équilibrer les salles vides de Liliom, mise en scène magistrale de Michael Thalheimer,
avec la salle comble du Thalia Vista Social Club, soirée de chansons pleine à craquer. Si les restrictions ne permettent plus de prise de risques et imposent des productions qui assurent un succès immédiat et automatique, qu’en est-il de la recherche artistique ?
Les plus menacées par les réductions budgétaires sont les compagnies indépendantes. Moins nombreuses qu’en France, elles gèrent leurs projets de A à Z, organisent des coproductions ou font des demandes de subventions auprès d’institutions. Là encore, des projets sont hypothéqués, et les comédiens sont loin d’avoir des contrats à long terme, voire la sécurité de l’emploi comme les employés des théâtres subventionnés.
Le danger est d’autant plus grand que de nombreux « grands » de ces dernières années viennent du théâtre indépendant : des metteurs en scène comme Igor Bauersina, Falk Richter ou Lars-Ole Walburg ont été révélés par le théâtre indépendant. Les Sophiensäle de Berlin servent de réservoir de talents : elles ont accueilli Sasha Waltz puis Constanza Macras, l’étoile montante de la danse-théâtre berlinoise. La disparition de ces structures émergentes serait aussi un coup de poignard dans le dos porté à la créativité allemande.
Une lueur d’espoir, cependant. La discussion épineuse sur les trois opéras de Berlin a débouché non sur la fermeture de l’une des maisons mais sur la création d’une fondation censée gérer le déficit grâce à des aides, privées et publiques. Placebo ou solution durable ? Ce type de financement impliquerait une remise en question générale du
système, voire de la notion de théâtre subventionné…