Schlingensief, le fou de la république

Par Thomas Hahn

Chaque pays, ou presque, a son faiseur de théâtre « à scandales » qui bouleverse les habitudes de réception. La Fura dels Baus et Rodrigo Garcia en Espagne, Romeo Castellucci et Pippo del Bono en Italie, Hermann Nitsch et Werner Schwab en Autriche, Jan Fabre en Belgique.
En Allemagne, ce rôle stratégique est tenu par Christoph Schlingensief.

Il est difficile de trouver des artistes qui assument le rôle « d’enfant terrible ». Schlingensief ne fait pas exception, d’autant qu’il s’est mis, depuis peu, à créer sur les scènes frontales. « Vouloir provoquer ? Pas moi, tout de même… » Pire : il se fait acclamer par la critique et une partie du public. Quand il met en scène Wagner à Bayreuth, il obtient même les faveurs de Nike Wagner pour un Parsifal enrichi de captations de rituels religieux dans les bidonvilles d’Amérique latine et autres délires. Il ne s’est imposé à Bayreuth qu’en 2005, lors de la reprise, après une violente controverse. Il est devenu le scénographe du bric-à-brac raisonné. Ses décors fixent le spectateur telles des grimaces dans les tableaux de Schiele ou Bacon. Schlingensief s’empare de la scène en squatteur. La MC 93 de Bobigny l’a invité en février dernier avec Kunst und Gemüse, A. Hipler (Art et Légumes). Au début, une vidéo montre une caricature de Hitler achetant ses légumes dans une épicerie turque. Dans un autre film, des jeunes se baladent en voiture dans Berlin et scandent « Arts et légumes ! » comme une revendication militante. Le sous-titre du spectacle est Theater ALS Krankheit : le théâtre comme maladie. C’est bien ainsi que Schlingensief définit le théâtre institutionnel. Cependant, ALS désigne, en allemand, la sclérose latérale amyotrophique dont est atteinte « l’actrice » principale, Angela Jansen, qui dit d’elle : « Il ne me manque rien, simplement je ne peux pas bouger. » Elle ne communique plus qu’avec le regard. Mais son corps n’est pas exposé ici comme le ferait Castellucci. Dans son lit, près de la régie, elle écrit sur un écran, en dirigeant son regard sur les touches d’un clavier qui sont ainsi activées. On ne sort pas, en Allemagne, du règlement de comptes avec le nazisme. Avec cette maladie, Jansen aurait été candidate aux chambres à gaz. Sur scène, on contre-fête l’anniversaire de Johannes Heesters, chanteur incarnant le provincialisme fascistoïde, terreau fertile du nazisme. Kunst und Gemüse tourne autour d’une vraie fausse conférence sur le spectacle en cours. Douze interprètes. Et Schlingensief centre le débat autour de ses exploits précédents. Il déguise une actrice trisomique en Walkyrie et lui fait affronter un chanteur wagnérien à l’ancienne, autour d’un âne vivant. Quand la technique, extrêmement complexe, tombe en panne, Patrick Sommier grimpe sur le plateau : « Je suis le directeur du théâtre, ce n’est pas une blague. » La salle est pliée de rire. On croit qu’il s‘agit du nième personnage loufoque du spectacle, ou on le reconnaît, et c’est encore plus drôle de le voir tenter de convaincre la salle de son authenticité. Mais l’absence de son et de vidéo n’est pas prévue. « Je vous assure, c’est une vraie panne, on fait un entracte et on reprend. » Pas facile. C’est l’effet Schlingensief. Impossible de distinguer le vrai du faux. Cette confusion est son mode d’expression et d’action, jusque dans les interviews ou talk-shows. Il démasque les idéologies dominantes, la passivité, les personnalités de la vie politique. Il atteint ses cibles par l’ironie. D’aucuns voient en lui le retour de l’artiste universel qui transforme en art le moindre de ses actes. Il accepte volontiers d’être traité de dilettante. « Il faut déjà réussir à agir de manière aussi dilettante ! Je connais des directeurs d’opéra qui savent déjà ce qu’ils programmeront en 2012. Pour moi, c’est ça, le dilettantisme. » Entre références à Schönberg et l’atonalité, aux arts plastiques, à la politique et à l’histoire, les installations scéniques de Schlingensief sont d’une complexité inouïe, et pourtant jouissivement ludiques. « Abandonner les mécanismes de contrôle et en faire un principe de mise en scène à l’état fluide », dit-il pour définir son approche.
Quand on tient compte de ses origines cinématographiques, avec des titres comme Massacre allemand à la tronçonneuse, Les Dernières Heures dans le bunker du Führer, Égocentrisme-Île sans espérance, ses perturbations scénographiques et dramaturgiques actuelles semblent assagies et mieux présentées par une bonne maîtrise des médias. « Ce que je fais est politique, même si la forme a changé. » Il crée ses « images » sur scène, non dans l’espace politique. Il est passé de l’action politique à contenu artistique à une création artistique dont l’esthétique continue de perturber les schémas. C’est politique, aussi.