Par Valérie de Saint-Do
Cela ressemble à ces insupportables musiques de supermarché. Une ritournelle obsédante, diffusée jusqu’à l’écœurement dans les bureaux des décideurs politiques comme dans les formations au « management » culturel : les subsides de l’État n’augmenteront pas. Il faut chercher ailleurs…
Si les collectivités territoriales ont pris la relève de l’État – jusqu’à assurer plus de la moitié du financement de la culture en France -, leurs fonds ne sont pas inépuisables. Face à la baisse des subventions, il faut donc que les institutions, compagnies, artistes, trouvent des « ressources propres ». Et ils sont vivement incités à s’adresser aux entreprises, que d’aucuns n’hésitent pas à considérer comme la nouvelle manne d’une culture française en mal de rayonnement.
La convention UMP sur la culture prévoit même une « obligation de résultats » en ce domaine pour les institutions culturelles publiques.
Toute une nuée d’artistes « émergents » (parfois depuis fort longtemps), de responsables culturels – et non des moindres – s’engouf-frent alors dans la brèche, rêvant de princes éclairés, de marchands excentriques, de Gulbenkian du XXIe siècle…
Au risque de voir très vite leurs yeux se dessiller.
Même si nous sommes – heureusement – encore loin de la situation britannique, où il devient quasi impossible de concevoir la moindre activité artistique sans soutien privé, les logos se sont mis à fleurir sur les affiches et dossiers de nombre d’institutions culturelles – soigneusement choisies, cela va sans dire.
Nous n’en sommes plus exactement à l’époque du milliardaire amateur d’art éclairé, ni à celle de l’excentricité du prince. Ce que l’on appelle « mécénat » se réduit la plupart du temps à du sponsoring : une opération de communication où, pour chaque euro placé dans l’exposition, le festival ou le concert, un euro est investi pour en faire parler. Soyons certains que le choix des heureux bénéficiaires n’est pas laissé au caprice d’un riche amateur d’art, mais aux stratégies minutieusement étudiées d’un staff de communicants. Et quoi de plus « porteur » que ce qui est déjà reconnu, labellisé dans l’excellence artistique, sous l’égide du luxe et de la branchitude ? Plutôt l’opéra que le théâtre en banlieue, le Palais de Tokyo que l’art singulier, le musée du Louvre que le documentaire engagé.
Quant à l’action artistique souterraine, loin des sunlights, celle qui s’adresse aux populations a priori éloignées de la culture, dans les banlieues, en milieu rural, bref, celle qui répond précisément aux missions de service public, elle n’a évidemment aucune chance de retenir les « créatifs » en mal de « cibles ». D’ailleurs, ce n’est pas leur boulot.
Une esthétique de « créatifs » ?
Le silence ou, pire, l’acquiescement béat des responsables d’institutions culturelles et des décideurs politiques, confine, au mieux à la foi du charbonnier, au pire à la destruction concertée de l’action culturelle publique. Quand la communication du musée des Arts premiers se confond avec celle de Pernod-Ricard ; quand le directeur du Louvre affirme que ce n’est que grâce au mécénat qu’il peut organiser des expositions « audacieuses » ; quand des plasticiens, architectes et designers fameux se prêtent complaisamment à la commande d’une grande marque du luxe pour illustrer ses « icônes » commerciales, on est en droit de s’interroger : opportunisme ou naïveté ?
Ou, tout simplement, un incommensurable vide de réflexion politique sur le rôle de l’art et de la culture ?
Beaucoup voguent sur l’illusion d’un complément de revenu confortable, sans trop de contreparties. Le mécénat, en France, ne représente qu’une fraction modeste1 du financement des institutions culturelles. Juste de quoi permettre aux PDG des généreuses entreprises de s’afficher devant les caméras, les soirs de première et de vernissage.
Mais qu’en sera-t-il lorsque ces institutions seront soumises à une « obligation de résultats » en termes de mécénat, comme le prévoit la convention de l’UMP en matière culturelle ? Si les entreprises flairent la plus-value cuturelle des manifestations de prestige, c’est que celles-ci sont déjà fortement repérées et soutenues, voire organisées par
l’État. Qu’en sera-t-il si les pouvoirs publics se défaussent ? On peut craindre que l’intérêt tout frais des « tycoons » du CAC 40 pour l’art ne retombe vite.
Par ailleurs, peut-on croire que les entreprises subitement intéressées conserveront longtemps une neutralité bienveillante vis-à-vis de toutes les formes de la culture ? Les exemples d’une inflexion insidieuse existent. Le Palais de Tokyo fait plancher les artistes sur le thème de
« la peau » pour complaire à une marque de cosmétiques ; une marque de produits jardiniers juge une action en milieu rural « trop politique ». Sans parler de l’inceste récurrent entre mode, design et art contemporain, qui réduit les plasticiens au rôle de stylistes.
On fit parfois au ministère de la Culture le procès d’être celui de l’accès à la culture bourgeoise. Le mécénat ressemblerait plutôt à un passeport pour la culture « bobo ».
Avec, hélas ! la bénédiction des pouvoirs publics.
1. Le constat est global sur l’ensemble des budgets culturels. Mais le mécénat représente une part importante du budget de certaines institutions prestigieuses, et jusqu’à 50 % de celui du Palais de Tokyo.