Paradoxes de l’Éducation populaire

Guy Bénisty

Propos recueillis par Samuel Wahl

Le Githec (Groupe d’Intervention Théâtrale et Cinématographique) crée des spectacles de théâtre avec et en direction des quartiers dits en difficulté, ce programme – même s’il se dit pour nous dans la langue du théâtre et de la création artistique -, nous place à la rencontre de l’action sociale et de l’action culturelle et de ce fait dans la trace de l’Éducation populaire. En dépit de notre for intérieur, l’opinion que l’on porte sur nous, comme les cahiers des charges auxquels nous soumettent nos financeurs, ou la façon dont nous sommes perçus dans les quartiers, nous renvoient qu’on le veuille ou non au paradigme de l’Éducation populaire. On en peut mais, lorsque nous crions studio de création, on entend atelier ou cours de théâtre, si nous parlons de création et de littérature, on nous répond socialisation au moyen du théâtre. Si par hasard nous voulions nous garder de l’étiquette sociale, les nécessités de la production de spectacles en direction des quartiers dits sensibles nous auront remis sur le droit chemin de l’équivoque, et nous avons appris à rédiger nos dossiers de productions dans la langue de l’ennemi. Nous nous rêvions en artistes, nous nous découvrons travailleurs sociaux. Peu importe ce que nous en pensons, peu importe notre for intérieur, tous ces regards croisés nous aspirent dans les méandres de l’histoire de l’Éducation populaire.
Tout se passe comme si au paradoxe du comédien répondaient en écho les paradoxes de l’éducation populaire. Ce qui nous intéresse ici c’est le chassé-croisé de ces ambiguïtés où se dit quelque chose de cette prodigieuse proximité inaugurale entre le séminal du théâtre et la naissance de la démocratie.

Dans l’énoncé du programme porté par le nom d’Education populaire, déjà s’entend une équivoque : lorsque l’on parle d’Éducation populaire, s’agit-il d’éduquer le peuple, ou de lui permettre d’accéder au savoir ? S’agit-il de rendre l’éducation populaire, de la populariser, ou s’agit-il de donner de l’éducation au peuple ? Des deux côtés, le trouble se profile. Le paradoxe est à l’œuvre, il écartèle la bonne conscience de nos pratiques, il démembre déjà les idéologies et les doctrines, les points d’appui et les certitudes.

Si on se penche sur le second terme de l’équivoque : la version du « donner accès » – au demeurant, rien de moins qu’une émancipation, offrir au peuple le savoir qui lui permet de débattre d’égal à égal avec ceux qui le gouvernent -, le paradoxe se confond avec celui de la générosité, celui là même qui attaque par le bas la politique culturelle d’un Malraux où l’Etat gérant d’un patrimoine se doit de faire accéder le plus grand nombre aux grandes œuvres de l’esprit. Le paradoxe de la générosité est tel que le don convoque et révoque dans un même geste la réciprocité. Pour le dire dans les mots de Sartre et Genet, donner à celui qui ne peut pas rendre, c’est l’humilier. Dans Les Bonnes, la Maîtresse s’écrie : « Ma bonne doit être contente, je lui donne mes robes. » Genet répond finement : « Vous donne-t-elle les siennes ? » Et l’on entend l’absolue nécessité de la réciprocité pour dire le don.

Mais, une générosité qui présuppose la réciprocité d’une certaine façon l’anticipe, elle attend déjà le renvoi d’ascenseur, or donner en attendant en retour ce n’est plus un don, c’est un échange à échéance. Dans un premier temps s’il faut sortir de l’humiliation lorsque l’on vient vers les plus démunis avec les mains remplies de la manne salvatrice de la culture, il faudra supposer un don en retour.

Faut-il faire semblant de ne rien posséder lorsqu’on vient à la rencontre des quartiers difficiles avec Victor Hugo dans son panier ? Le faire semblant n’augure rien de bon. Faut-il plutôt imaginer que nous apportons la culture en échange de la parole nécessaire de l’exclu. À l’égal du monument culturel, il faut alors bâtir une transcendance dans la voix du pauvre, il faut une raison supérieure du côté de l’exclu, pour que l’échange ait l’air équitable. Les termes de l’échange pourront se formuler ainsi dans le contexte de l’atelier de pratique théâtrale : nous apporterons la culture en échange tu donneras tes mots d’exclu, ils sont absolument nécessaires à la survie de la démocratie, à ce passage sans cesse recommencé de la cérémonie du bouc émissaire vers la représentation. Dans le meilleur des cas c’est une fable dans le pire un mensonge, un mensonge nécessaire ? Peut-être ! Voici une autre fable : le pauvre, l’exclu, le paria comme on voudra bien le nommer possède une science plus fine encore que celle du lettré, un savoir politique intrinsèque que lui confère son dénuement, un accès privilégié à l’ultime du savoir. Mensonge pour mensonge voici une troisième formulation de la fable : la culture et le savoir sont infinitésimaux au regard de l’humain, au regard de la relation à l’autre. L’étendu qui sépare le savant de l’ignorant se dissout dans l’espace infiniment plus vaste constitué de fait par celui qui relie et sépare deux hommes. Qui se présente tenant entre ses mains les trésors de la culture ne possède rien qui mérite qu’en retour, il faille déposer un contre don. Les subterfuges de l’inscience socratique tournoient et au-delà de la maïeutique prennent des accents sociaux inattendus. Les fables ont achevé notre belle et grande culture, la voilà vidée par la dictature de l’ignorant voilà qu’on flanque Mozart et Shakespeare à la pitié. Le travail du paradoxe se fait torture, on y entend comme l’écho d’un procès stalinien.

Revenons maintenant au premier terme de l’équivoque : l’Éducation populaire entendue comme la nécessité d’éduquer le peuple, là encore le travail du paradoxe met à mal la position de l’artiste.

Dès lors qu’il s’agit d’éduquer, l’art n’est plus la fin dernière du projet, il devient un moyen. Nous sommes alors confronté à cette équation gênante : la gratuité de l’art est inversement proportionnelle au niveau social. Où l’on voit que les définitions de l’art fluctuent en fonction de la hiérarchie sociale.

Tout se passe comme si nous disposions de deux définitions de l’art, l’une pour le haut, l’autre pour le bas. En haut, pour les inclus, un art qui se définit comme purement arbitraire, justifié par rien, un art gratuit, qui se donne lui-même comme fin dernière. Le but de l’art c’est l’art, rien d’autre. Une mystique de l’inutile vient doubler l’art, c’est profondément utile puisque c’est beau se retourne souvent en c’est beau puisque c’est inutile. En bas à l’inverse, l’arbitraire est scandaleux. Si l’on s’adresse à des personnes dites en difficulté, à l’image du cahier des charges de la politique de la ville ou de l’action sociale, l’art (ou la culture selon le besoin de maintenir ou non les équivoques) devient un outil, un moyen, son objet, ou sa fin ultime se dira dans le vocabulaire de la paix sociale. Le théâtre par exemple servira à pacifier les banlieues, à aider à l’insertion sociale et professionnelle des personnes éloignées de l’emploi, à la remise à niveau scolaire par le biais ludique de jeu théâtral etc. Quelques échelons plus bas vers le pauvre, vers le non-repu, l’art devient pur scandale. Peut-on postuler l’art quand la subsistance n’est pas assurée ? C’est le Père Noël arrivant avec sa hotte chargée de jouets en Somalie, il rencontre le travailleur humanitaire qui lui dit : « Mais enfin Père Noël rendez-vous compte, ces enfants n’ont pas mangé ! » Le Père Noël lui répond : « Ah c’est comme ça ! Ils n’ont pas mangé ? Alors ils n’auront pas de cadeaux. »
La Nausée ne tient pas devant un enfant qui meure de faim disait Sartre parlant de ce qu’il considérait comme son meilleur roman. Soit nous entendons le scandale, il n’en reste pas moins que plus on conçoit l’art comme un moyen lorsqu’on s’adresse aux bas de l’échelle sociale, moins on en reconnaît la légitimité et moins on reconnaît la dignité de celui à qui l’on dénie le droit à la culture et à l’art pour l’art. Il ne nous vient pas à l’idée de justifier les dépenses de l’Opéra Bastille en les appuyant sur l’insertion sociale des jeunes en difficulté, mais dans l’univers de la précarité, l’inutile faut que ça serve.

On pourrait continuer à fouiller chaque recoin de la relation entre l’art et l’Éducation populaire en sautant de paradoxe en paradoxe, mais il nous faut revenir à ce que ce compagnonnage avec l’Éducation populaire nous apprend de nous-même et de notre pratique d’artiste dans les quartiers dits en difficulté.

Qu’est-ce qui nous froisse dans cette tension entre action sociale et action culturelle ? Serait-ce que nous ayons honte d’être vu comme des travailleurs sociaux ? Honte de la fraternité avec le bas de l’échelle sociale ? Ou serait-ce qu’il nous faille sans cesse revendiquer la culture comme un droit équivalent pour tous et exigé de l’utile vers le haut et de l’inutile vers le bas ? Devons-nous accepter ses distinctions entre social et culturel ? Qu’elles relèvent des impératifs de l’organisation politique des ministères, c’est possible mais comment les entendre dans le vocabulaire des artistes ? Et doit-on les accepter comme elle nous sont jetées ?

Allez soldat du culturel encore un pas en avant sans trembler devant notre ombre ! Encore un contre-pied avant le salut ! Au théâtre le véritable artiste n’écrit pas sur du papier, mais sur l’âme du spectateur quittant la salle et retrouvant sa peau d’homme libre. Alors seulement la vie gagne sur la mort. Peut-être faudra-t-il avoir le courage de renverser l’ordre des doxas du paradoxe et oser une formule en direction de l’éducation populaire : Du social considéré comme l’un des beaux-arts.