Ode à Giogio Strehler

ou 


Du théâtre comme art festif

Hommage au Piccolo Teatro

Par Philippe RENAULT

Imaginez la consternation de tous ceux qui, le dimanche 22 mars, s’apprêtaient à assister, à l’Odéon, à la dernière représentation d’Arlequin Serviteur de deux maîtres lorsqu’ils apprirent qu’elle était annulée : Ferruccio Soieri, le deuxième maître d’Arlequin en ce siècle après Marcello Moretti, était terrassé par une forte poussée de fièvre. Sous le masque de cuir, il y avait donc un visage d’homme ; sous la légende du personnage capricant se tirant de tous les mauvais pas, il y avait un être vulnérable. Dans la mort soudaine de Giorgio Strehler comme dans l’annulation de la dernière s’est manifestée violemment et comme en négatif ce pourquoi nous aimons le théâtre : la beauté précaire de la vie. Dans un silence sinistre, les spectateurs médusés tardaient à quitter le théâtre. Venus pour assister en happy few à la fin heureuse d’un cycle et sans doute d’une époque, ils repartirent accablés d’un double poids : celui d’une inquiétude diffuse pour un homme âgé de 68 ans et celui d’un retour à une vie sans l’enchantement promis.

Arlequin privé de dernière, c’est toute la troupe du Piccolo Teatro et l’ombre en coulisse de Giorgio Strehler qui ne purent recevoir l’ultime hommage que Paris lui avait pourtant rendu chaque soir, par salves nourries telles qu’on n’en voit plus qu’à l’opéra, durant quinze jours. Un feu d’artifice sans bouquet final, un coïtus interruptus. C’est en quelque sorte pour réparer cet injuste coup du sort que j’écris, en manière de merci, puisqu’il m’a été donné de pouvoir assister à l’avant-dernière représentation.

Augmenter policeDiminuer policeTexte seulement

Réconcilier art et vérité

De quoi se sentaient, se savaient avec certitude frustrés les malheureux spectateurs du dernier jour ? De ce dont modestement je peux témoigner ici après d’autres : de l’art et de la fête tout à la fois. « Dans sa pratique courante, le théâtre n’a plus grand chose de festif, écrivait il y a dix ans Bernard Dort dans un article amer de La Représentation émancipée. Il vise plutôt au laboratoire. » Exact diagnostic qui reste valable aujourd’hui. Tout se passe comme si se jouait, dans le laboratoire qu’est devenu le lieu théâtral, l’expérience décevante de la lucidité, refler d’un monde désastreux. Le théâtre, conscience malheureuse d’un monde que guerres, massacres et exploitations déchirent. Le mot “laboratoire”, directement emprunté au domaine scientifique, est métaphoriquement associé au théâtre depuis une centaine d’années. Cette métaphore manifeste de la part des artistes un double mouvement, une contre-attaque sur deux fronts : d’une part, le désir de réconcilier art et vérité qu’en France, notamment, le positivisme de Comte avait disjoints (il allait jusqu’à prétendre qu’il faudrait fermer les théâtres, lieux de mensonges et d’immoralité) ; d’autre part, le désir d’affranchir l’art de sa fonction divertissante au service de la classe dominante. On comprend le naturalisme de Zola qui tente au nom de la vérité d’appliquer au roman et au théâtre la méthode expérimentale de Claude Bernard. Le théâtre est entré dans un lieu de recherches et d’expérimentations où, parmi les cornues, les athanors et les alambics, on tâche d’atteindre une double vérité, celle du monde et celle de l’art. La première étant conçue comme dévoilement du réel, elle est nécessairement cruelle : l’œuvre du philosophe Clément Rosset montre que le principe de réalité est un principe de cruauté. Ainsi, nombreuses sont les comédies tirées vers la tragédie par maints metteurs en scène. La seconde autorise, comme en science, toutes les expériences : d’où les Frankenstein possibles et autres souris aux yeux au bout des pattes ou aux pattes greffées sur la tête. Ajoutez la concurrence entre les laboratoires et la course à l’originalité et nous avons la clef de nombreux monstres d’ennui. Du coup, la fête et son cortège d’émotions collectives, qu’il ne faut pas confondre avec la comédie, la joie ou même le plaisir pris à la représentation, semblent entachés du soupçon de légèreté et de divertissement, voire de démagogie. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs, outre les impostures manifestes, la raison des nombreuses mornes soirées que nous passons au théâtre. Déplaire est devenu la marque obligée du génie. On va jusqu’à revendiquer, en s’appuyant sur des exemples illustres, le scandale comme un label. Ce faisant, on confond but et conséquence. N’est pas Hugo, Jarry ou Stravinski qui veut. « Plaire » était pourtant la règle d’or de nos classiques contre les doctes et ce à quoi se savait condamné Shakespeare. Ce n’était qu’à la condition de gagner la faveur du public (lequel ? C’est une grave question) que ces hommes de théâtre étaient éventuellement « subventionnés ».

Loin de moi l’idée de contester l’existence des « laboratoires » de théâtre. Le laboratoire est un atelier de travail que l’on peut concevoir aussi comme un lieu de résistance à la « machine à produire des spectacles » avec obligation de recettes immédiates. C’est un lieu où l’on s’accorde du temps : celui d’explorer, d’essayer, de bâtir dans la lenteur ce qu’une gestion des flux tendus à grande vitesse condamne d’emblée.

Je pointe ici un risque comme on peut condamner certaines expérimentations scientifiques sans condamner la science : que la recherche se prenne elle-même comme fin au mépris de l’homme ou du public. La science doit libérer l’homme des déterminations qui l’aliènent, l’art doit le grandir. Vrai ou faux, c’est à Picasso qu’on a imputé la fameuse phrase : « Je ne cherche pas, je trouve ».


Élargir l’élite populaire

Strehler trouvait. Il ne refusait pas l’expérimentation du laboratoire. Il estimait son devoir de ne donner à voir au public, qu’il accueillait parfois durant les répétitions pour mettre à nu la splendeur tâtonnante du travail, que le résultat achevé – toujours provisoirement – des recherches qu’il conduisait avec exigence. L’art était ce qu’exigeaient de lui les partitions des plus grands poètes – de Goldoni à Brecht en passant par Tchekhov -, la fête était ce qu’il exigeait pour un public populaire dont il cherchait à emporter l’adhésion, voire l’enthousiasme : « Un théâtre sans succès n’est que grimace et surtout tristesse », écrit-il dans Un théâtre pour la vie. La conjonction miraculeuse de ces deux pôles l’empêchait de verser soit dans la démagogie, soit dans l’élitisme le plus étroit. L’intelligence de Strehler rendait caduque cette antinomie dont il faut sortir. Metteur en scène et comédiens étaient ainsi, moins des artistes que des interprètes, des intercesseurs entre un poète rompu à son art et un public qu’il fallait défendre contre les imposteurs de toutes sortes qui pullulent dès lors qu’on prétend s’affranchir de toute règle et de toute discipline tant dans le domaine de la composition que dans celui de l’interprétation. Strehler concevait le théâtre public comme un théâtre d’art qui, grâce à la dimension festive de l’interprétation, conduit à la formation d’une communauté : « C’est là que réside la véritable finalité d’un théâtre : dans sa vie strictement esthétique, poétique, qui devient d’elle-même – lorsqu’elle est vraiment poésie – génératrice de socialité ».
La fête n’est pas ce qui détourne de la tragédie du monde, mais une manière de lui répondre en la conjurant : la multiplication de la beauté comme réplique mélancolique à ceux qui s’acharnent à multiplier la laideur. Le souci de la fête – et son risque : l’ennui – est avant tout une éthique de la representation qui débouche sur une esthétique, comme on dit de l’humour qu’il est la politesse du désespoir. Non plus, comme le pensait Strehler dans les premières années du Piccolo, « un théâtre populaire de masse, un théâtre de fête collective pour le peuple, un théâtre qui unit, en un rituel laic, le peuple devant un spectacle » mais un « théâtre de fête qui [parce qu’il] devient un théâtre de discussion, de provocation à regarder les choses autour de soi et à les juger à distance », débouche sur un « théâtre qui, au lieu d’unir, divise. » (Entretien radiophonique avec Siegfried Melchinger, le 3 mars 1974.) Qu’est-ce à dire ? Que le théâtre forme ou s’adresse à une « élite » capable d’en goûter la poésie et qu’il ne faut pas confondre avec l’élite bourgeoise ? La recherche de la simplicité et de la transparence était un des moyens d’élargir l’élite populaire.

Que les dernières créations de Giorgio Strehler aient réuni trois « compositeurs » du XVIIIe siècle – Goldoni, Beaumarchais, Mozart – dit assez que « là où la légèreté nous est donnée, la gravité ne manque pas » (Blanchot). Faire revivre Arlequin n’est pas une entreprise d’archéologue c’est un geste d’humaniste qui affirme, contre tous les contempteurs de la tradition qu’ils assimilent à l’archaïsme, que la modernité devient exsangue sans elle ; le faire survivre parmi les ruines, c’est une réponse de poète contre les puissances de l’écrasement comme une fleur opiniâtre perce dans les décombres. Le saltimbanque ne nie pas la pesanteur : il s’en joue. Les recreations d’Arlequin ne sont donc pas des reprises abonnées au succès, mais des retours toujours plus approfondis aux sources, des hymnes chantés au théâtre et à son éternelle jeunesse – bois, toile, rampe de chandelles, déguisements, comédiens aussi précieux que des Stradivarius – et, en somme, à la vie : une profession de foi. La figure d’Arlequin, poète bariolé en acte, symbolise à elle seule le théâtre tel qu’on ne sait plus le faire : il noue et dénoue avec brio une fable pour le seul plaisir de l’intrigue (outre ceux, primaires, de manger et de séduire). En témoignent un décor épuré au fil des reprises et la démarcation affirmée du théâtre dans le théâtre comme figure visible du va-et-vient entre théâtre et monde, fiction et réalité.

Partition, composition, interprétation : ces termes indiquent à quel point le travail de Strehler participait de la musique. Ce fils de violoniste fut le premier metteur en scène de théâtre à monter des opéras. C’est donc aussi en tant que chef d’orchestre, avec sa nature « au fond, rythmico-musicale », « à mi-chemin entre celui qui joue et celui qui écoute », qu’il abordait les œuvres. On ne peut manquer d’être stupéfait par la maîtrise du tempo dans cette mise en scène d’Arlequin où chaque élément est traité comme un instrument participant au tout de l’orchestre : jeu parfaitement harmonieux des comédiens, dont le travail vocal est aussi déterminant que le ballet physique, mais aussi jeu des laquais porte-candélabres, des paravents, des lazzis, jeu des deux entractes… La lumière elle-même, avec sa blondeur de paille d’Italie, distribue discrètement ses tonalités comme une modulation de la sourdine : rituel des chandelles qu’on allume et qu’on mouche, poursuite d’un bleu nostalgique lorsque Pantalon évoque ses souvenirs près du Rialto…

Si la Commedia de Goldoni est devenue l’emblème du Piccolo, c’est qu’à mille lieues d’un naturalisme qui chercherait à la faire oublier, elle exhibe sans ambages une théâtralité plus codifiée et plus ludique qu’aucune autre. Qu’est-ce que le jeu ? Non une imitation mais un écart, comme on le voit lorsque deux pièces de bois jouent l’une par rapport à l’autre. C’est de cet écart entre énoncé et énonciation, texte et représentation, monde et théâtre, que surgit le plaisir. Celui-ci culmine dans la fête qui est une exultation, une libre exaltation des pouvoirs de l’homme, une célébration du jeu à l’intérieur de conventions dont on s’est rendu maître.
La Commedia c’est le jazz du théâtre : maîtrise, virtuosité, liberté, partage et participation collective.

Tant d’années pour en arriver à une telle maîtrise de l’enfance de l’art ! Tant d’espiègle jeunesse chez ces acteurs aux cheveux blancs, serviteurs de leur masque… Cette enfance réinventée, je voulais la prolonger par cette parole que je destine à ceux qui n’ont pu voir cet ultime Arlequin. Sa silhouette bariolée, désormais, danse et rit dans le blond grenier de ma mémoire. Souhaitons que le masque continue longtemps d’infuser son immortelle jeunesse au corps glorieux de Ferruccio Soleri qui, à son tour, la transmettra à l’un de ses disciples. Pour que la joie demeure