Michel Foucault – Choses vues, choses dites. Entretien avec Jean Jourdheuil

Michel Foucault – Choses vues, choses dites

Entretien avec Jean Jourdheuil

Propos recueillis par Nicolas Roméas et Alexandre Wong

Jean Jourdheuil a connu Michel Foucault lors de sa collaboration au scénario du film de René Allio Moi, Pierre Rivière… Metteur en scène de grand talent comme on le sait et traducteur de Heiner Müller en France, il monte au théâtre de la Bastille – dans le cadre du Festival d’automne – un intéressant spectacle sur ce penseur majeur. Intéressant, pour nous, surtout en ce qu’il pousse au débat. Interrogations sur le devenir de la pensée du cher disparu, entre histoire et engagement. Comme vous le constaterez, Jourdheuil est un brillant rhéteur, et lorsqu’on polémique avec lui sur le moment scénique, il n’a de cesse de nous entraîner – avec une subtile habileté – vers ses chères terres philosophiques.

Cassandre : Il y a une phrase dans la plaquette de présentation de votre travail sur Foucault qui est une manière de se positionner de façon très aiguë et essentielle dans le débat et dans ce paysage dévasté de la vie culturelle française, comme si votre travail était quelque chose comme « la dernière station avant le désert »… Je me suis dit c’est culotté et en même temps juste… Mais je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas aujourd’hui un autre type de théâtre à inventer. Le vôtre pencherait-il du côté d’un travail qui appartient à un passé sacré ? Serait-il le dernier représentant de valeurs fondamentales qui sont amenées à ne plus pouvoir être portées au théâtre ?

Jean Jourdheuil : Je préférerais que cela représente des valeurs fondamentales qui vont être soumises à de très sérieuses turbulences. J’ai expliqué que ce spectacle s’est fait à la suite d’une proposition du Festival d’automne, et que dans quelques années ça ne pourra plus se faire. Un travail sur Foucault n’aurait pas été produit par l’énergie propre d’un théâtre. C’est vraiment passé par le Festival d’automne. Ce projet du festival m’a semblé paradoxal, imprévu, improbable. D’autant que Foucault est ostracisé
dans le milieu universitaire français. Nous sommes sur une pente de restauration, d’établissement d’une société de plus en plus libérale,
où les analyses de Foucault trouvent de moins
en moins leur place. Pour l’Université française, Foucault ne représente pas grand-chose, alors qu’à l’étranger, c’est différent. En Amérique latine, il représente l’alternative, ou le prolongement, du marxisme des années soixante-dix. Aux USA, il est présent dans les études des relations entre les sexes. En France : silence.
Il y a ici un paradoxe ; le fait que Foucault
soit au Festival d’automne dissimule l’hostilité foncière de l’Université à son égard.

Cassandre : Est-ce le cas pour Deleuze et d’autres ?

Jean Jourdheuil : Oui, mais Deleuze est plus franchement philosophe. Foucault, lui, n’est ni vraiment philosophe ni vraiment historien.

Cassandre : Mais ces figures, noyaux durs de la pensée d’une époque et d’un certain mouvement de la société se réfléchissant, peuvent aujourd’hui servir à d’autres pour construire autre chose dans une période de libéralisme exponentiel. Je connais des gens pour qui Deleuze et Foucault sont des outils extrêmement précieux de reconstruction.

Jean Jourdheuil : C’est le cas pour les gens qui travaillent dans les prisons, ils lisent Foucault. Il y a des gens qui n’appartiennent pas à l’intelligentsia de l’Université, des intellectuels qui agissent dans la société pour qui Foucault est vital. Mais il y a une coupure entre l’intelligentsia officielle et ces gens. C’est important que les œuvres de Foucault et de Deleuze demeurent actives, soit prolongées dans l’Université, ne serait-ce que parce que ça ouvre des espaces.