Propos recueillis par Valérie de Saint-Do
Voici huit ans que Robin Renucci a lancé en Corse les Rencontres de l’ARIA. Cinq semaines de stage, une semaine de rencontres publiques : le principe ressemble fort à celui des stages de réalisation dont l’acteur est issu. Les Rencontres de l’ARIA mêlent les idéaux de formation de l’Éducation populaire au souci d’action artistique en milieu rural en brassant amateurs et professionnels. Le résultat vaut le voyage, et fidélise d’année en année des inconditionnels qu’on ne saurait réduire au rôle de « spectateurs ».
Ils sont rares, les artistes qui ne dissimulent pas leur formation par l’Éducation populaire comme un secret de famille honteux. Robin Renucci fait figure d’exception. Non seulement il revendique ses origines, mais il en reprend le flambeau avec l’ARIA, en Corse et désormais à Pantin en Seine-Saint-Denis, avec le Théâtre au fil de l’eau. Si sa renommée d’acteur a permis l’éclosion de l’aventure, sur place, elle s’efface, et c’est avec une omniprésence discrète qu’il veille à esquiver les écueils du conservatisme, de la banalisation et d’une dénaturation de l’esprit des Rencontres de l’ARIA.
Entretien avec Robin Renucci
Comment êtes-vous tombé dans le bain de l’Éducation populaire ?
Robin Renucci : Jeune provincial, j’ai vu les acteurs entrer chez moi. Ma mère était couturière ; on lui a demandé de faire les costumes pour un « stage de réalisation ». J’ai appris ainsi l’existence et le nom de ces stages. Celui ci était dirigé par Maurice Masuel, un CTP, un instructeur de l’Éducation populaire. J’ai fait mon premier stage à Vézelay, en Puisaye, à la campagne. J’avais un petit rôle dans M.Mockinpott de Peter Weiss. C’est ainsi qu’on m’a dit : « Tu devrais aller à Valréas, à Pâques, suivre un stage de “premier degré”. » Autant de mots que je ne connaissais pas ! Je cochais tous les jours mon calendrier dans l’attente de la date fatidique du mois de mai… C’est à Valréas que j’ai rencontré René Jauneau, Pierre Vial, Jean Marquis, avec qui je continue la route aujourd’hui. C’était en 1973. Valréas, où je suis allé une dizaine de fois, comme tout jeune apprenti puis comme relais de transmission, m’a conduit à l’école Charles-Dullin à Paris – dont je n’avais pas tant entendu parler que ça ! Je fais maintenant la somme de tous mes apprentissages… Je suis entré au conservatoire, puis j’ai fait du cinéma, de la télévision, en gardant le goût des applaudissements… surtout du côté du public. C’est quand je suis dans la salle que la force du théâtre est la plus puissante, je suis observateur du théâtre et du public.
L’ARIA a huit ans. Comment l’équipe s’est-elle constituée autour de vous ?
Il y a plusieurs fidélités : d’abord, à ceux qui m’ont transmis l’essentiel, toujours vivants pour la plupart, qui sont encore très jeunes, peut-être plus jeunes que certains jeunes gens… Je n’oublie jamais mes vieux camarades et j’ai envie de continuer, dans ce rapport intergénérationnel de l’Éducation populaire qui garde cette notion d’anciens et de plus jeunes, tant qu’ils sont aussi vifs que Pierre Vial en montant Mère Courage ou Jauneau Jacques ou la Soumission ! Les nouvelles équipes sont des gens qui ont été jeunes acteurs en même temps que moi, et de nouveaux formateurs viennent du corps des stagiaires. D’une année sur l’autre, j’en repère deux ou trois pour leur initiative, leur souci du groupe, leur désintéressement… Fidélité aussi à un territoire, la Corse, que j’aime, et plus précisément à une région de Corse extrêmement puissante qui est celle de mes épanouissements d’enfant, le Giussani, ces quatre petits villages de montagne au-dessus de L’Île-Rousse. Fidélité enfin à des pensées de l’Éducation populaire que je comprends de mieux en mieux en avançant. L’éducation tout au long de sa vie, le fait que, néophyte ou initié, on a besoin de retrouver, dans des lieux organisés à cet effet, des moments d’échange où l’altérité est essentielle. On transmet à l’autre, on reçoit de lui. Sans profit, dans un désintéressement passionné qui invite à converger autour de l’imaginaire. La question de l’Éducation populaire est là, notamment pour ce qui relève de la création théâtrale : retrouver un imaginaire confisqué, dans une société souvent réduite au profit.
Deux histoires s’entremêlent : celle de l’Éducation populaire et celle de la décentralisation théâtrale. Comment expliquez-vous que la Corse soit restée à l’écart de cette décentralisation ?
Je ne l’explique pas. C’est un manque, de même que la Corse n’était pas mentionnée sur certaines cartes de France, comme les départements d’outre-mer. La decentralisation s’est arrêtée aux portes de Marseille. En meme temps, il y a toujours eu en Corse une tradition du théâtre, un goût de la culture populaire, une volonté assumée des gens, des villages. Il fallait vivre, il fallait chanter quand on séparait le grain de l’ivraie sur les aires à blé.
Comment vous a été transmise cette culture populaire, notamment orale ?
J’avais un oncle poète et il me demandait d’enregistrer ses poèmes sur un Minicassette, dans les années soixante-dix. J’avais cette transmission-là, et le conte, l’archaïsme du symbole, des fables, des veillées, des histoires sans cesse répétées comme un leitmotiv, qui créaient des peurs, des inquiétudes, des joies, des rires… C’est une présence.
On ressent une ambition extrême dans les Rencontres entre les exigences de la formation de comédiens et de formateurs, et la volonté de présenter ce travail à un public hétérogène, sans qu’il s’agisse obligatoirement de « spectacles ». N’y a-t-il pas une tension entre ces deux impératifs ?
René Char – qui indique souvent la route aux hommes de théâtre, par des mots simples – dit : « L’inachevé bourdonne d’essentiel. »
C’est juste. Ce sont des esquisses. Le désir du groupe de rencontrer le public avec une grande exigence est tel qu’on a parfois des frustrations, mais pas tant que ça. On se dit qu’on aurait pu aller plus loin, mais les acteurs se dépassent, le public se dépasse, tout le monde est en effervescence. Cet inaccompli reste ce que les gens cherchent, tout compte fait.
Sans céder sur l’exigence, ne peut-on imaginer des formes qui portent en elles l’inachèvement, comme ce qui est décrit dans la lecture que vous faites de l’aventure des copiaus ?
L’aventure des copiaus nous guide beaucoup. Il y avait à la fois une naïveté dans l’utopie et en même temps un dépassement, un inconnu qui s’est avéré être la source de la première décentralisation théâtrale. Ce sont des repères. On fait ici des choses importantes mais ce n’est pas nous qui les faisons : elles se font, elles désirent naître, c’est un enfantement dont on n’a pas les clefs.
Les Rencontres ont huit ans. Elles se font dans un contexte politique qui n’est pas anodin, avec le processus de marchandisation accélérée et des politiques restrictives vis-à-vis des associations et de l’éducation artistique. C’est un combat politique…
Le théâtre est un combat politique. Le théâtre dérange, la poésie dérange, et il faut que ce soit comme ça. L’art, c’est une avancée vers l’inconnu, qui retire du connu aux gens,qui déséquilibre, qui modifie la perception des sens, des espaces. L’art est politique en ce sens qu’il réunit les gens dans une transformation des données habituelles. C’est particulièrement vrai aujourd’hui parce que les conditions sociales de chacun font qu’il y a un retour à l’individualisme, une impossibilité à créer ensemble. Il faut des lieux emblématiques qui permettent à chacun de se retrouver alors qu’ils n’auraient pas l’occasion de le faire – je pense aux amateurs et aux professionnels, aux enseignants, aux étrangers, aux animateurs socio-éducatifs soucieux de transmettre aux jeunes des occupations qui ne soient pas « tuer le temps ». Le temps libre est ce qu’on le laisse au consumérisme ou on laisse à chacun la possibilité de choisir son destin, rencontrer les autres ?