« Les 12 » se montrent à Mantes (la jolie)

 Propos recueillis par Jeanne Toulouse


En juin 1998 s’installe à Mantes-La-jolie un collectif de douze artistes de diverses disciplines (théâtre, cirque, audiovisuel, musique, danse), pour mettre en place un travail de création en lien avec la population mantoise. Autour de la Compagnie ABC, les artistes du collectif répondent à l’offre de la Mairie qui met à leur disposition une ancienne entreprise de bâtiment. Des travaux doivent avoir lieu dans les mois qui viennent pour construire un espace de représentation modulable. Ils ont travaillé six mois en préfiguration avant la signature d’une convention de trois ans avec la municipalité. Cassandre a rencontré trois membres du Collectif 12 : Philippe Chateau, comédien, Stéphane Le Gal-Villiker, réalisateur et Catherine Boskowitz, metteur en scène.


Cassandre :
Pourquoi vous être installés dans cette ville réputée difficile ?


Philippe Chateau :
Le contexte mantois est très fractionné et cloisonné. La friche se trouve dans la zone pavillonnaire entre le centre-ville et le quartier du Val Fourré. C’est une position géographique intéressante : nous sommes au milieu. Les quartiers sont très séparés les uns des autres, et de même les microcommunautés et les « clans » au sein de ces quartiers. Nous avons travaillé d’emblée avec les habitants et les associations. Nous avons organisé une première journée de fête en septembre. Il fallait établir le contact rapidement et entrer dans le vif du sujet. Pour cette « Ouverture avant travaux », 400 personnes ont débarqué de partout.

Et la mairie vous a commandé un spectacle pour les fêtes de fin d’année des commerçants du centre-ville…

P.C. : Les années précédentes, la municipalité commandait à une équipe artistique un spectacle sur l’histoire de la ville au cours des siècles : « Mantes raconte son histoire ».
Cela ne nous intéressait pas, nous avons proposé autour du thème « Mantes se raconte des histoires », un spectacle sur un sujet simple : les bagnoles, que nous avons appelé « Mantes roule des mécaniques ».


Stéphane Le Gal-Villiker :
Et nous avons élargi la commande pour que tous les quartiers soient associés à la fête, qu’il y ait des vases communiquants. C’est la mission de transversalité que nous nous sommes fixée.

P.C. : La Mairie voulait du spectaculaire. Or nous défendons l’idée que le spectaculaire se trouve dans l’intime, dans le détail et les petites actions qui ne se voient pas mais grandissent au jour le jour. Le spectaculaire qui consiste à faire venir des géants de 20 m qui repartent le lendemain, pour moi ça n’est pas spectaculaire. Nos interlocuteurs municipaux ont vu le travail que nous faisions, l’implication des gens : la réponse est là. On est dans quelque chose qui grandit.

Avec quelles intentions vous êtes vous installés dans la friche ?

Catherine Boskowitz : Développer des projets de créations dans lesquels nous puissions associer les habitants de Mantes, et rendre possible à des artistes de mener des projets autonomes qu’ils ne pourraient pas réaliser ailleurs. Pour « Mantes roule des mécaniques », nous avons convié des acrobates, des comédiens, des danseurs, en proposant un cadre, celui des voitures-théâtres. Nous avons acheté les voitures et mis à leur disposition des constructeurs pour concevoir leurs plateaux de théâtre. La contrainte a été un levier pour mener leurs propres projets. Pour le 13 septembre, Philippe Chateau a passé beaucoup de temps d’interview avec un couple d’octogénaires, en compagnie de Medhi Ahoudig, photographe. Ils ont conçu un parcours sonore et visuel dans 5 petits bureaux de la friche, qui restituait la parole et la sensibilité de ce couple racontant à travers sa vie une partie des cinquante dernières années à Mantes. C’était un objet étonnant : ni théâtre, ni art plastique… tout ça en même temps. Philippe est comédien, mais il mène son propre projet. C’est une des entrées pour inventer de nouveaux rapports et de nouvelles formes. Chantal Rousseau, costumière, a demandé à des Mantois de lui confier des objets et des tissus relatifs à leur mariage, et elle en a fait une exposition. Francis Allégret, réalisateur, a formé des stagiaires et ils ont filmé des mariages dans les différentes communautés de Mantes en juillet et août pour présenter un film documentaire. Il y a plein de possibilités de construire, avec les autres, à partir des histoires qu’ils ont envie de raconter, à partir de leur besoin d’être formés…


S. Le G. :
Je veux faire un cinéma de proximité qui se donne le droit à une totale subjectivité. Tous ici nous travaillons à l’émergence d’une parole à la fois artistique et sociale, l’une alimentant l’autre. Nous travaillons à la fois sur le réel et sur la prise de parole de gens. On est confronté à des jeunes qui ont du mal à dire « je », même quand il n’y a qu’eux et nous. À des gens qui appréhendent tout acte comme un échec potentiel, pour qui le cadre scolaire a été négateur, à qui on a proposé de s’intégrer et non de s’épanouir, de ne pas partir de soi mais d’entrer dans un moule. Or, dans toute démarche de création, on part de soi. Ici, dès que quelqu’un parle de -lui, se met en jeu, il sort du moule ; il déborde. Il met sa personnalité en jeu et il se fait « chambrer ». Il s’agit de prendre chaque acte au sérieux. Face à l’échec, c’est facile de dire que ce que je fais n’a aucune importance. Une fois qu’on a fait émerger le droit à parler de soi et de ce qui nous entoure, on peut le poser en acte artistique, le mettre à distance. On filme les autres, ses proches. En faisant ça, c’est un peu soi-même qu’on filme.

1. Voir entretien avec C. Boskowitz paru dans Cassandre n° 4, mai 1996 et « Barons et lucioles », Cassandre n° 20, janvier 1998.