Propos recueillis par Nicolas Roméas
Peu démonstratif, attentif aux mots prononcés, cet homme qui travailla pour le Festival de Nancy d’où naquirent tant de choses contemporaines, fut un compagnon de route de Chéreau à Nanterre et dirigea Avignon, accumule avec discrétion les responsabilités dans le monde de la vie culturelle et artistique de notre pays. Délégué général du Premier siècle du cinéma de 1993 à 1995, directeur du Festival d’automne, et, bien sûr, président de l’Académie expérimentale des théâtres dirigée par Michelle Kokosowski, dont il évoque ici la filiation…
Quels sont selon vous, dans notre pays, en dehors de démarches extrêmement personnelles, les canaux de la transmission des savoirs dans le domaine du théâtre ?
Alain Crombecque : Pour moi, il y a d’abord Avignon, et son festival, que j’ai dirigé de 1985 à 1992. J’ai toujours pensé qu’Avignon devait se consacrer d’une façon permanente aux formations des artistes et des techniciens. L’idée n’est pas nouvelle. On voit que dès l’origine le Festival a été un lieu de compagnonnage. Par exemple, beaucoup de vocations de techniciens sont nées, sur le tas, dans la Cour d’Honneur. C’est sous mon mandat qu’est né l’Institut supérieur de formation des techniciens du spectacle. On a reconverti un Centre d’action culturelle en institut de formation. Cet institut, que dirige Christine Bourbonnaud, répondait à une vraie attente sur le plan national et international. Ça me plaît assez de savoir qu’à Avignon il y a en permanence des artisans qui portent un savoir vers des gens qui veulent se consacrer au théâtre dans tous ses aspects. Au-delà du Festival, j’ai toujours pensé qu’Avignon était un lieu idéal pour des rencontres artistiques à un très haut niveau, entre des “maîtres” et des “élèves”. En 1991, par exemple, j’ai fait le voyage à Cracovi epour demander à Kantor s’il voulait venir, en dehors du festival, dans un atelier avec des jeunes artistes et des jeunes techniciens venus de toute l’Europe. Ça a été magnifique, et ça a donné lieu à ces rencontres avec le public autour de Ô douce nuit, une expérience initiée par l’Académie. Ces rencontres entre les artisans du théâtre et les créateurs, nous les avons aussi vécues avec Matthias Langhoff et beaucoup d’autres…
Paradoxalement, les prernières personnes que vous citez dans cette aventure autour de la transmission, sont des créateurs qui ont d’une certaine façon coupé le plus radicalement les fils qui les reliaient à la tradition, comme Kantor, qui a introduit les arts plastiques dans son théâtre… Il ne peut pas y avoir de vraie méthode, de route préétablie dans ce domaine…
J’ai été assistant de Peter Brook en 67-68, au moment où il a rompu avec l’institution britannique et créé le Centre international de création théâtrale. C’était un lieu d’interrogations, qui permettait de « brûler les ponts », d’assister aux travaux d’artistes dans une dimension universelle, dans une démarche quasi initiatique, et rendait possibles des rencontres d’un autre type que celle de se rassembler pour répéter en trente ou quarante-cinq jours un spectacle qui sera donné tant de fois à Paris où ailleurs… Il y a dans le voyage des œuvres et des artistes une façon de tenir le fil…
Un fil invisible… Précisément la transmission est une des préoccupations centrales et affichée de l’Académie, est-ce que ça n’est pas un obstacle à cette nécessaire « invisibilité » ?
Cela se passe assez naturellement. Les artistes que nous considérons comme les plus grands s’interrogent tous sur la question de la transmission et du rapport aux générations qui suivent. Une bonne partie de l’énergie de Bob Wilson va dans le Watermill de New York. C’est un lieu de rencontres internationales, qui tend à créer une « catharsis » autour du projet wilsonien. C’est un projet pédagogique. Le travail d’Olivier Messiaen comprend aussi une bonne part de pédagogie. Pour certains artistes, le travail de transmission est une nécessité absolue.
C’est inscrit dans la démarche…
Oui, l’Académie ne fait que capter le désir d’un certain nombre d’artistes. Mais ça n’est pas le cas de tous, certains seraient tétanisés si on leur demandait de produire un travail « pédagogique »… L’Académie se situe dans un contexte plus large qui est la question de l’enseignement artistique. Il y a en France un manque de repères et de régulation dans le domaine de l’enseignement du théâtre. Pour moi, l’Académie est un lieu révélateur des filiations et des parcours des artistes comme ça a été le cas pour Heiner Müller, par exemple. Il s’agit d’aider à approfondir le rapport à l’œuvre. C’est aussi un lieu ressource. On peut y rencontrer les œuvres et les plus grands artistes en prenant le temps du dialogue, en dehors de toute préoccupation de consommation, d’ingurgitation des connaissances… On est dans un temps différent.
Par où le chemin de l’Académie a-t-il commencé ?
Ça vient de très loin. Il y a tout un terreau historique qui a donné des expériences fondatrices du théâtre d’aujourd’hui et d’où est aussi née l’Académie. Jacques Lecoq, avec son école, a beaucoup compté pour nombre d’artistes de par le monde. Jean-Louis Barrault a une grande importance, notamment avec cette idée de créer cette réunion d’acteurs autour de Peter Brook. C’est un mouvement qui vient de loin, il y a un continuum. Pour l’Académie, tout vient précisément du festival international de Nancy, avec le CUIFERD (1) qui a été un véritable lieu d’interrogations sur les pratiques artistiques et théâtrales. Dans cette ville un peu endormie, il y avait ce lieu ouvert en permanence sur le monde, allant aux sources de la création. Encore avant il y avait eu l’Université internationale du théâtre, née dans les marges du Théâtre des Nations et qui fut un lieu essentiel de cosmopolitisme culturel et de rencontre des futurs artistes, sans véritable programme de formation comme dans les universités et les grandes écoles. Un lieu ouvert où se retrouvaient des gens venus du monde entier… et où ont eu lieu des rencontres essentielles… Les débuts de Jorge Lavelli, Victor Garcia ou Luc Bondy, par exemple, s’inscrivent dans l’histoire de l’université du Théâtre des Nations.
Il y a aussi la parentèle, il n’y a pas que l’Académie à se préoccuper de transmission…
Il y a des expériences qui dépassent largement le domaine du théâtre. Chez Anatoli Vassiliev, on trouve aussi une façon de travailler fondée sur la rencontre, une manière de tisser des liens, des croisements, de mettre les gens en contact, qui a beaucoup à voir avec une forme de quête spirituelle partagée, comme chez Grotowski. C’est vraiment la question de la connaissance, bien au-delà de la maîtrise de la mise en scène ou du jeu de l’acteur… Antoine Vitez se pose la question de la transmission et du partage du savoir dès les débuts, à Ivry. Strehler dès 47, à la naissance du Piccolo Teatro, a en tête cette idée de la rencontre et de la transmission. Je suis sûr que si Vilar avait vécu plus longtemps, il aurait organisé à Avignon une activité permanente liée à la transmission du savoir.
Ce qui m’a beaucoup plu dans le projet de Patrice Chéreau à Nanterre, c’est que ce n’était pas seulement un lieu de production de spectacles… On y côtoyait de très jeunes gens, dans un rapport de proximité avec des créateurs, André Téchiné, Chéreau, etc., eux-mêmes nourris de la présence de ces jeunes gens… C’était un lieu de formation dans lequel il n’y avait pas de programme vraiment établi, le projet pédagogique était au cœur de l’activité du théâtre. On pourrait imaginer une organisation du théâtre en France un peu différente où les gens qui dirigent les grandes maisons auraient une telle mission pédagogique. Ils l’ont tous d’ailleurs plus ou moins, il y a une école d’acteurs à Chaillot, et dans d’autres Centres dramatiques… Il y a aussi les autres professions liées au théâtre, qui sont en quelque sorte des artisanats, perruquiers, costumiers, maquettistes, etc., des traditions qu’il faut continuer à soutenir, et donc à transmettre.
En aval de ses travaux de recherche, l’Académie propose aussi un travail qui produit des formes de spectacles, parfois sur l’idée même de la trace et du passage de relais.
Ce n’est pas essentiel. L’essentiel se passe en amont. Dans le cas de Kantor ou de Langhoff, le projet pédagogique est passé par la création en commun de spectacles. Mais pour moi, une des grandes qualités de l’Académie, c’est d’être un lieu tout à fait informel, inscrit dans une histoire, mais qui est aussi le lieu de la plus grande subjectivité. C’est un lieu idéal pour capter la présence
d’artistes de générations différentes, venus de partout, dans un rapport de proximité. Je crois beaucoup plus , en la matière, au hasard des rencontres qu’aux programmes universitaires.
Si je vous disais que j’ai le sentiment que le public est très peu présent dans toute cette affaire. Que le public ne fait pas partie de la famille…
Il y a des moments et des situations où l’activité des artistes doit être secrète. La respiration que donnent ces moments sans finalité de rapport immédiat au public nourrit l’oeuvre qui sera montrée plus tard au public. Nanterre, avec Chéreau, c’était une grande maison, largement ouverte, mais avec aussi une partie plus secrète, qui allait de commandes de pièces à Koltès à la réalisation de films avec des élèves de l’école… Il faut lutter contre la tendance qui consiste à produire à tout prix, et oublier aussi vite. On produit en France plus de trois rnille spectacles professionnels par an. Je crois à la conquête des publics, mais je ne crois pas aux générations spontanées d’artistes, il faut des lieux d’apprentissage.