Propos recueillis par Annabelle Weber
Titulaire de l’Opéra national de Paris et professeur au Conservatoire national supérieur de musique de Paris depuis 1991, il a enseigné pendant vingt ans à l’École nationale de musique de Mantes-la-Jolie et a participé à diverses aventures artistiques, dont les débuts de l’ensemble contemporain L’Itinéraire. Digne héritier de son père, André Crocq, figure historique de l’Éducation populaire, Jean-Noël milite avec ferveur pour le décloisonnement de la musique classique. Il nous présente ici l’association Papageno et livre sa vision du paysage musical actuel.
Genèse
J’ai créé l’association Papageno en 1998, avec des amis musiciens. Au départ, nous voulions simplement nous faire plaisir en interprétant les « divertissements » pour trois cors de basset de Mozart, cinq pièces magnifiques rarement jouées. Nous avons décidé de le faire devant des enfants hospitalisés. Il a fallu créer une association. Au cours de
la rédaction des textes fondateurs, ma filiation et toutes mes précédentes expériences ont refait surface.
J’avais baigné toute mon enfance dans l’atmosphère des stages d’art dramatique organisés par mon père, à Pézenas. Les participants y réalisaient des spectacles superbes, joués devant les habitants de la localité, qui découvraient avec ravissement Molière, Shakespeare, Lope de Vega, Marivaux… Cela m’avait beaucoup marqué.
Plus tard, en mai 1968, j’étudiais au Conservatoire de Paris. Entre deux manifestations, nous partions à Nanterre, avec nos instruments, faire découvrir la musique dans les universités et dans les usines en grève. Nous jouions sur les parvis, devant quelques dizaines d’ouvriers médusés, qui regardaient ça comme quelque chose d’incroyable.
Je me suis souvenu des concerts éducatifs des Jeunesses musicales de France. C’était une bonne initiative, qui ne fonctionnait pas toujours. Mettre huit cent mômes agités, peu préparés, dans une salle inadéquate, pour écouter un concert de musique de chambre dans un brouhaha perpétuel, avec souvent un présentateur qui n’était pas musicien lui-même, provoquait des décalages et entretenait la distance.
Enfin, mon parcours d’enseignant, notamment à Mantes-la-Jolie, ainsi que mes interventions en milieu scolaire, seul, avec mes instruments, m’avaient appris à appréhender et surtout intéresser un public néophyte qui, a priori, n’a pas accès à la musique classique.
Nous avons donc décidé, avec Papageno, d’aller jouer à l’hôpital, mais aussi dans les prisons et les écoles. Nous nous sommes lancés dans l’animation culturelle…
Papageno : humanisme, militantisme et tradition
La première démarche de l’association, c’est la simplicité du don et du partage. Nous intervenons de façon bénévole, ce qui nous situe d’entrée dans l’utopie. À l’heure actuelle, une maison d’arrêt n’est pas en mesure de rémunérer des musiciens au tarif professionnel. Il faudrait une forte volonté politique, et des moyens financiers accrus, pour faire de Papageno une réelle démarche éducative. C’est difficile…
La seconde démarche est musicale et relève du militantisme. C’est un choix politique. Il s’agit de dire : « Si vous voulez faire un geste, éveiller les gens, leur apporter des choses plus complexes, plus belles, qui les feront progresser, faites-le. Ce n’est pas impossible. Nous en donnons la preuve. Cessez de prétendre que la musique ne peut que rester élitiste, cessez de cloisonner les musiques. »
Avec Papageno, nous jouons de la musique pure et dure, sans aucune concession de répertoire. Nous n’interprétons ni musiques de films, ni chansonnettes, sous prétexte que le public va reconnaître et aimer. Nous donnons des œuvres du grand répertoire de musique de chambre : des quatuors de Mozart, des sonates de Beethoven,
de Brahms, des pièces de Bartok, de Stravinsky ou de Saariaho…
Nos auditeurs ne connaissent généralement pas ces œuvres. Bien sûr, ils perçoivent l’aspect sensible de la musique, lié à l’inconscient, qui provoque une émotion directe. Nous les aidons aussi à en aborder le sens intellectuel. Chaque musique est un langage associé au verbe. La musique classique est nourrie de musique religieuse, d’opéras,
de symboles… Prenons l’exemple d’une fanfare de cuivres : au Moyen-Âge, elle était réservée au roi, seul à pouvoir l’entretenir. Aujourd’hui, dans une symphonie romantique ou dans une musique de film, lorsque l’on entend des cuivres, c’est un symbole militaire ou un symbole de puissance, de magnificence. C’est d’ailleurs comme ça qu’on le
ressent. Mais il est possible d’expliquer clairement d’où ça vient et ce que ça signifie.
Nous analysons les morceaux que nous interprétons, nous guidons l’écoute, dans le but de donner un sens à la musique. Nous devons employer des mots très simples. Si je prononçais la phrase : « Ce fugato fait référence à Jean-Sébastien Bach », évidente pour n’importe quel mélomane, un public non averti n’y comprendrait rien. Il faut trouver des mots portés par tous. C’est un exercice magnifique.
Lors des concerts de Papageno, nous ne faisons pas intervenir le public.