Esther Shalev-Gerz : Passage de témoin

Par Myriam Blœdé

Sculpteur de formation, Esther Shalev-Gerz poursuit deux types d’activités. L’une, discrète et solitaire, donne lieu à la création d’« objets visuels » qui conjuguent l’image photo, vidéo ou film et l’infographie, et sont souvent conçus en série ou variations. En parallèle, depuis près de vingt ans, elle investit l’essentiel de son énergie artistique dans l’« espace public » – une dénomination sous laquelle elle englobe la rue et les lieux ouverts au public (administrations, théâtres, etc), mais aussi tout ce qui véhicule de l’information et de la connaissance, c’est-à-dire les écoles, académies, bibliothèques… et les media – presse écrite, radio, télévision ou Internet. Il s’agit de sortir des circuits conventionnels de l’art et de son marché, mais surtout de « toucher » le plus large public en vertu d’une conception profondément politique du rôle de l’artiste dans la société.

Intervenir dans l’espace public, pour Esther Shalev-Gerz, suppose une redéfinition de l’usage de cet espace (c’est-à-dire du rapport qu’ont avec lui ses usagers), redéfinition qui passe par un renouvellement de la relation entre la création – entendue comme œuvre artistique, plastique, spectaculaire, mais aussi plus largement comme production de la pensée – et ses destinataires. Au-delà de l’idée selon laquelle l’œuvre n’existe qu’à partir du moment où elle est appréhendée par un tiers, loin de la sauce interactive qui suffit à justifier nombre de créations contemporaines, ses interventions prennent des formes variées 2, mais se fondent toutes sur la participation, l’activité et l’implication du spectateur dans le processus créatif même et dans sa réception.

Esther Shalev-Gerz entend mettre en évidence des problématiques, produire des déclencheurs de pensée, des ondes de choc, semer des « cristaux » 3 de questionnement et de prise de conscience. En cela, même si elle ne le revendique pas et même si son propos peut sembler moins polémique, Shalev-Gerz rejoint Artaud lorsqu’il s’élève contre « notre idée inerte et désintéressée de l’art ». Puisqu’à travers la participation – qui est aussi remise en cause du rapport de consommation et restauration de la valeur du don et de l’échange -, elle cherche à redonner à l’art une fonction rituelle et sociale, l’intensité d’une expérience vécue et partagée.

Lorsqu’on l’interroge sur l’ensemble de sa démarche, Esther Shalev-Gerz la relie à ses origines. Née en Lituanie en 1948, elle a grandi en Israël, dans un contexte où l’interdit du culte de l’image, de la reproduction mimétique de la réalité, constitue une contrainte et un défi singuliers pour une plasticienne – une contrainte, un défi avec lesquels elle continue à dialoguer dans des œuvres qui partent du réel pour le mettre en doute, jusqu’à se libérer de leur référent. Dans un contexte, aussi, où le « devoir de mémoire » est un impératif catégorique. Ce devoir, particulièrement sensible quant à la Shoah, impose notamment, « en tant que victime », de tout connaître sur la question. Mais la position même de victime, tout comme le principe de soumission à l’autorité véhiculé par de nombreux récits entendus dans l’enfance, vont devenir pour elle sources de préoccupation et cibles majeures.

Esther Shalev-Gerz a, par ailleurs, pris conscience du fait que le contenu de la mémoire avait une double nature, qu’il était constitué à la fois d’« éléments publics », tout ce qui ressortit au savoir et à la connaissance acquise, et d’éléments privés, liés à l’expérience, passée et présente. Et que, pour différentes raisons, en particulier le développement des médias et les phénomènes de globalisation, la part publique avait tendance à s’accroître hyperboliquement, au détriment de la mémoire privée. La participation est selon elle l’occasion d’équilibrer ces deux mémoires, de donner prise au participant sur sa mémoire « publique », mais aussi de le responsabiliser envers son époque dans la mesure où « le passé n’est qu’un outil pour mieux considérer le présent4 ». Responsabilité d’autant plus nécessaire que nous vivons dans des systèmes où la responsabilité citoyenne, démocratique, se limite au vote – pour autant qu’on y ait droit -, des systèmes où nous sommes « comme des bébés qui n’ont pas encore appris à marcher ». Responsabilité qui excède le questionnement ou la mise à jour de ses convictions historiques ou politiques, pour se réaliser en acte. Acte susceptible de s’inscrire à son tour (de faire trace) dans l’espace public. En ce sens, la participation répondrait à une attente, à un désir de changement de la part du spectateur confiné dans la passivité, face à son récepteur de télévision : « Il veut pouvoir réagir. Il a des envies, il est frustré, personne n’écoute. »

C’est cet espace-là, un espace démocratique, où la parole est donnée à chacun, où par la participation s’élabore une mémoire de transmission (« j’y étais », « j’en étais »), qu’Esther Shalev-Gerz s’efforce d’ouvrir.