Édito – Différents niveaux

Comme dans un océan où diverses espèces de poissons et autres animaux marins nagent à différents niveaux de profondeur, il y a plusieurs degrés, plusieurs étages, dans l’univers de ce qu’on appelle communément « culture ». Chacun occupe, plus ou moins bien et justement, une place spécifique dans ce biotope. Les poissons de surface, dont on voit jaillir par instants le reflet, ceux qui évoluent dans les zones intermédiaires et de temps à autre apparaissent furtivement à nos yeux, les obscurs habitants des grands fonds qui se réfugient dans les anfractuosités des roches où ils œuvrent dans l’ombre.

Il y a les solitaires, ceux qui guident les autres (ou encore les dévorent), ceux qui suivent et ne se déplacent qu’en bancs.

Dans chaque groupe de ce baroque écosystème, des gens précieux travaillent, en mots ou en actes, chacun à sa façon, visible ou plus secrète, à mettre en pratique et faire apparaître la nécessité de la transmission culturelle et du geste artistique.

Ceux qui excellent dans la théorie, ceux qui agissent et savent aussi parler de ce qu’ils font, ceux dont le seul vrai langage est celui de leur art.

Chacun de ces niveaux d’action est nécessaire. Et l’un ne peut aller sans l’autre. Nous avons autant besoin d’une pensée forte et construite qui conceptualise, met en perspective, nous situe dans le temps de l’histoire humaine, que du tâtonnement incertain de celui qui, dans l’acte partagé de l’art, laisse son intuition et ses émotions guider sa technique et sa main. Car c’est une autre science. Celle qui nous importe d’abord et au service de laquelle nous voulons mettre nos forces et nos outils.

Oui, le chercheur, muni de son savoir, nous aide à percevoir le prix de la fulgurance du poète, la valeur de l’expérimentation balbutiante de l’artiste-artisan qui ne sait pas d’avance où il va, avec son matériau humain.

Car nous sommes dotés d’un cerveau et d’un corps, d’une âme, d’une mémoire, de désirs, d’une vie collective, et il faut nourrir tous ces éléments. Car, dans cet univers, il faut penser les choses pour qu’elles puissent se dire et ainsi exister, mais cela ne servirait à rien si le geste de l’art ne visait juste et n’atteignait sa cible en touchant d’autres régions plus profondes de l’être.

Voilà ce que nous voulons démontrer ici. Tous ces oeuvriers, comme l’écrivait David Langlois-Mallet dans notre dernière livraison – et leurs oeuvres, la sociologie combative d’Éric Fassin, le travail du Droomtheater de Rotterdam, celui de Patricia Uttley au Havre, à Marseille celui de Jean-Georges Tartare avec Gari Grèu, tous nous sont précieux et utiles. À une condition, cependant. Que tous mettent ce qu’on appelle leur talent au service de la cause qui nous semble la plus urgente aujourd’hui, celle de la valorisation des outils symboliques contre la domination du chiffre. Ainsi, en lançant ce filet, nous savons que la pêche sera exceptionnelle.

Nicolas Roméas