On trouve dans Le Robert cette brève définition : « Avant-garde : partie d’une armée qui marche en avant du gros des troupes », puis « d’avant-garde : qui joue ou prétend jouer un rôle précurseur par ses audaces ».
On ne va pas ici départager ceux qui tiennent le rôle de ceux qui prétendent le jouer. Depuis bientôt vingt ans, nos choix éditoriaux délimitent les contours d’un point de vue large mais assez net, notamment pour ce que l’on nomme aujourd’hui « arts vivants ». Nous avons, par exemple, suffisamment dénoncé les « audaces » d’un Jan Fabre dont l’indigente provocation à base de violences spectaculaires ne résiste pas à la médiocrité du monde contemporain, mais l’accompagne. Et nous avons dit ce que nous pensions de la démagogie d’un Jérôme Bel, qui fait mine, face à « l’excellence » de la Cour d’honneur, de donner la parole au peuple pour mieux le tenir à sa place… Exemples parmi d’autres de la façon dont, à partir d’une provocation stérile ou d’une participation illustrative, on prétend occuper la place de l’expérimentation en n’expérimentant que les limites du spectacle.
L’avant-garde, si ce mot a un sens contemporain, (si « marcher en avant » reste audible…), ce n’est pas ça, bien sûr. Qu’est-ce, alors ? Ou plutôt, qu’est-ce que ça a été ?
Car en un temps où la croyance en l’avenir (au « progrès ») n’est plus de mise, il s’agit d’autre chose que d’aller « de l’avant ». Et l’usage que l’on fait de ce mot à peu près hors d’usage n’est que de référence, pour tenter de montrer à quoi correspond de nos jours ce qu’il voulut rassembler et porter. Voyons d’abord ce qu’il en fut. Au-delà d’une chronologie souvent entremêlée ou parallèle (et de criantes rivalités), jetons, sans visée exhaustive, un œil partial sur certains des mouvements ainsi identifiés…
Si l’on considère avec Tadeusz Kantor que le rôle de l’art n’est pas seulement d’accompagner un bouleversement politique et/ou une révolution industrielle, (non « d’être le reflet d’une société, mais de lui répondre »), ce qui a fait sauter la digue, c’est l’explosion dada de Tristan Tzara – dont découla le fleuve surréaliste –, prolongée par la déconstruction lettriste du génial Isidore Isou 1. Successives et colossales entreprises de réinitialisation de la langue pour réinventer du langage apte à dire ce qu’on ne peut dire, là où la « grande hache de l’Histoire », comme dit Perec, a fracassé tous les repères.
La Première Guerre mondiale et la réponse de l’art à ce désastre, voilà ce qui marqua le XXe siècle européen. La borne Cabaret Voltaire.
Ces temps de débâcle, d’angoisse et d’espoirs fous sont propices à la prolifération sauvage de mouvements en tous genres qui ne manquent pas de s’influencer et de s’interpénétrer. Certains furent décisifs. Il y avait le futurisme, avec le phénomène Marinetti – qu’Alfred Döblin railla méchamment dans l’un des textes réunis par les éditions Agone dans le recueil intitulé L’art n’est pas libre, il agit [lire page 100]. Il y eut le cubisme, le suprématisme de Malevitch, le constructivisme, né de la Russie révolutionnaire, qui compta Maïakovski dans ses rangs et auquel se joignit Meyerhold, qui s’éloignait de Stanislavski. En ces temps de matrice où une société s’effondre et dans le même élan tente de se reconstruire, les adhésions de circonstance à telle ou telle « école » qui occupe la quasi totalité du champ artistique sont inévitables. Et parfois passagères. Entre Weimar et la montée d’Hitler il y eut l’expressionisme, le Bauhaus et, pour ce qui est du théâtre, Erwin Piscator, Max Reinhardt et bien sûr Brecht – que l’on gardera volontiers un peu à part…
Difficile de nier que les surréalistes furent d’« avant-garde », mais quid de l’exclusion du grand Artaud ? Les situationnistes aussi, et comment ! Mais ils finirent par se résumer un peu à Debord… Certains malins, comme notre cher Marcel Duchamp, profitèrent du trouble des temps pour avancer, inventer leur propre liberté en traversant tous les courants. Fluxus, récemment évoqué ici, continuera à faire bouger les choses avec entre autres Robert Filliou à qui l’on doit ces mots étonnants de justesse : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Et l’on pourrait continuer, parler de cinéma, d’architecture, de Cobra… et de nombreuses ébauches, « queues de comète » ou échos lointains d’une déflagration initiale, comme l’aventure Panique, avec Topor, Jodorowski, Arrabal… Toutes ces fluctuations d’un art en guerre avec son temps qui cherche à retrouver sa source vive ou son principe actif, meurt ou s’autodétruit dès qu’il en perd la trace, sont les tressaillements d’une longue gestation discontinue et saccadée où les avortements succèdent aux naissances au fil d’une utopie jamais atteinte.
Et où naissent des monstres, parfois, sublimes.
Ces mouvements sont d’autant plus puissants qu’ils coïncident avec un séisme politique et lui répondent.
Et les choses s’avèrent parfois plus complexes. Vient ce moment où l’art doit s’abriter du bruit du monde. Lassé d’être trop réactif, il se retire dans ses terres, s’éloigne de l’emprise d’une société qui ne pourrait que l’abîmer, le détourner de ses recherches.
Il y eut l’extraordinaire aventure de Jerzy Grotowski et de son Théâtre Laboratoire de Wrocław, auquel se relie le travail d’Eugenio Barba avec l’Odin Teatret et qui se poursuit avec celui de Thomas Richards et Mario Biagini, les héritiers de Pontedera.
Une véritable avant-garde au sens où elle mène jusqu’au bout la démarche de déconstruction et de réinvention, cherche à se relier à ce que le geste artistique a de plus archaïque au sens fort du mot, creuse, au-delà de toute mode, de toute école, et arrime cette profondeur à l’époque. Comme si, en ne s’arrêtant pas cette fois en chemin, en allant au bout de la nécessité de retrouver les sources sans chercher à faire événement, elle signalait par ce « retour » une frontière dans l’histoire de l’humanité, le passage d’un temps à un autre. Nous en parlons.
Et il y a, dans cette époque désespérante, des milliers d’artistes et d’équipes qui cherchent à comprendre et à retrouver leur vrai rôle, n’oublient pas que tout est profondément lié, fuient les cases auxquelles on les assigne, renoncent à participer d’un mouvement qui ne serait qu’« artistique », s’installent à la frontière des codes, des genres, des pensées, refusent de séparer leur geste de la vision globale d’une société. Cela va d’actions très politiques comme celles du collectif russe Voïna ou, à leur façon, les provocations médiatiques des Femen, en passant par les délires néodada de Steven Cohen, jusqu’à une myriade d’actes, de gestes essentiels et « gratuits » dont les traces sont à peine visibles.
Actions urbaines d’« artivistes » qui s’insinuent habilement dans la ville, comme les détournements de panneaux de Clet Abraham 2 ou les facéties bourrées de sens des Québecois de l’Atsa 3, le travail du Takticollectif de Toulouse 4 et bien d’autres acteurs essentiels. Reliés, comme disait Gilles Deleuze, par des rhizomes, ils déplacent insensiblement une relation au geste artistique corrompue par les notions de production et de spectacle, pour la plonger dans le flux mouvant de nos vies collectives. Une poussière lumineuse de pensées et d’actions – cousines des lucioles dont parle Pier Paolo Pasolini 5–, réfractaires aux pouvoirs politiques et marchands, qui travaille, discrètement mais en profondeur, notre « civilisation ». Ce que Marie-José Mondzain appelle des saxifrages. Car elles ne payent pas de mine, préservent une innocence dont elles savent le prix, mais fendent la pierre et le béton.
Doit-on parler ici d’une avant-garde ? Ou s’agit-il plutôt d’un vaste et profond mouvement de résistance à la déshumanisation qui, poursuivant souterrainement l’œuvre initiale de Dada et celle d’Artaud, ne veut plus seulement parler d’art, mais bel et bien de vie dans son ensemble, en un temps où la guerre, pour être diffuse, n’en est que plus redoutablement destructrice ?
Nicolas Roméas
1. Auteur notamment du visionnaire Soulèvement de la jeunesse en 1949, dix-neuf ans avant mai 68.
2. Lire notre numéro 94.
3. Action terroriste socialement acceptable : étonnant groupe d’artistes québécois qui travaillent sur fond d’engagement politique, de dérision et de détournements divers et variés, fondé et emmené par Pierre Allard et Annie Roy. www.atsa.qc.ca
4. Groupe d’artistes toulousains très talentueux et engagés animé par Salah Amokrane et Tayeb Cherfi qui organise notamment, dans divers lieux de France, une série de manifestations intitulées « origines contrôlées ». www.tactikollectif.org
5. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires (1976), Paris, Flammarion, 2009.