Cela fait maintenant quinze ans que cette revue existe. Quinze ans de combats, de résistance, d’exploration d’un univers des arts et de la culture profond, vital, mais peu visible, que négligent autant les médias que le monde culturel institué. Et sans lequel, pourtant, celui-ci n’existerait pas.
Quinze ans que nous tentons de faire entendre aux responsables politiques et culturels que les choses sont étroitement liées, que l’art est éminemment politique et, comme l’énoncent Roland Gori et les signataires de l’Appel des appels, que nous devons impérativement défendre tous les outils qui servent à la construction de l’humain et de la relation.
En quinze ans nous avons eu le temps de voir décliner les forces venues du temps de la Libération, la résistance s’amollir et le cynisme prendre le pouvoir.
Nous en sommes à un point culminant de cette régression. Ces outils que nous nommons symboliques, sont mis en grave danger par l’idéologie néolibérale. Un danger qui concerne l’ensemble du monde occidental et donc l’ensemble du monde. Pourtant, de nombreux signes montrent que la révolte commence à gronder. Les consciences s’éveillent peu à peu. Les peuples font preuve d’une grande patience, mais lorsqu’ils se sont décidés à réagir, il est très difficile de les arrêter. Cette révolte prend forme progressivement, catalysée en Europe par les mots simples et justes de notre ami Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! ». Les résistances se relient entre elles, les frontières entre les genres s’estompent, des connexions inédites s’établissent et nous voulons en rendre compte.
Devant un tel désastre, la résistance ne peut être enclose dans un seul domaine. Défendre la culture et l’art, c’est défendre une vision du monde et de l’humain et il nous faut donc ouvrir sur d’autres champs.
Ce qui manque cruellement à notre pays pour que cette révolte porte ses fruits, c’est évidemment un puissant relais politique. En cette période pré-électorale, nos tribuns ne sont pas du tout au niveau de l’urgence. C’est pourquoi il nous a semblé important d’interroger certains d’entre eux, ne serait-ce que pour leur rappeler cette urgence.
Cette urgence, c’est celle de la disparition d’une certaine vision du monde et de l’être humain, voulue par les chantres de la quantité, les obsédés du chiffre, qui sont aussi les tueurs de l’esprit.
Une vision dont l’Europe devrait être le héraut dans le monde. Et comment le dire mieux que ne vient de le faire le grand Mikis Théodorakis dans un appel magnifique * qui se termine ainsi :
« La démocratie est née à Athènes quand Solon a annulé les dettes des pauvres envers les riches. Il ne faut pas autoriser aujourd’hui les banques à détruire la démocratie européenne, à extorquer les sommes gigantesques qu’elles ont elles-mêmes générées sous forme de dettes. Comment peut-on proposer un ancien collaborateur de la Goldman Sachs pour diriger la Banque centrale européenne ?
De quelle sorte de gouvernements, de quelle sorte de politiciens disposons-nous en Europe ? Nous ne vous demandons pas de soutenir notre combat par solidarité, ni parce que notre territoire a été le berceau de Platon et Aristote, Périclès et Protagoras, des concepts de démocratie, de liberté et d’Europe. Nous ne vous demandons pas un traitement de faveur parce que nous avons subi, en tant que pays, l’une des pires catastrophes européennes dans les années 1940 et que nous avons lutté de façon exemplaire pour que le fascisme ne s’installe pas sur le continent. Nous vous demandons de le faire dans votre propre intérêt. Si vous autorisez aujourd’hui le sacrifice des sociétés grecque, irlandaise, portugaise et espagnole sur l’autel de la dette et des banques, ce sera bientôt votre tour. Vous ne prospérerez pas au milieu des ruines des sociétés européennes.Nous avons tardé de notre côté, mais nous nous sommes réveillés. Bâtissons ensemble une Europe nouvelle ; une Europe démocratique, prospère, pacifique, digne de son histoire, de ses luttes et de son esprit. Résistez au totalitarisme des marchés qui menace de démanteler l’Europe en la transformant en tiers-monde, qui monte les peuples européens les uns contre les autres, qui détruit notre continent en suscitant le retour du fascisme. »
Nicolas Roméas