Corps à corps (de texte) : Entretien avec Bakary Sangaré

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Dire que le dernier festival d’Avignon ne nous a pas emballés est un tendre euphémisme. À quoi bon gérer raisonnablement des événements créés en leur temps par des pionniers-aventuriers, alors qu’ils sombrent aujourd’hui dans la routine ?
Quoi qu’il en soit c’est dans le off que nous avons trouvé notre miel, et tout particulièrement avec le passionnant travail de Bakary Sangaré intitulé La prochaine fois, le feu, sur des textes de l’Afro-américain James Baldwin. Ce corps à corps avec un texte, cette aventure qui consiste à aller voir si les questions que ce texte suscitent ne seraient pas sœurs de celles que Sangaré se pose à l’intérieur de sa vie, constituent une vraie démarche artistique. Cela ne fait que confirmer que nous aurions intérêt, les uns et les autres, à replacer le théâtre dans ce type de démarche, un travail sur soi-même, des questions brûlantes, partagées avec ceux qui sont en face : au Théâtre des Carmes, il y avait bien sûr plus de Blancs que de Noirs dans la salle.

C’est la première fois que vous vivez une expérience de ce genre ?

Bakary Sangaré : La deuxième. La première fois, c’était le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, avec Gabriel Garran. C’est vite devenu une histoire à deux, entre Garran et moi. Il voulait monter une pièce avec moi et j’avais très envie de travailler sur ce texte. C’était en 1992, à une période où je ne travaillais pas et j’ai dû insister sur mon envie de monter le Cahier de Césaire, qui contient toutes les belles pensées philosophiques, les convictions, les réalités qui m’intéressaient, plus que le théâtre proprement dit. Garran a fait la mise en scène. J’ai amené la matière : le Cahier, et j’ai travaillé un peu sur l’adaptation. Cette fois, c’est moi qui découvre un texte, qui l’adapte entièrement, à ma façon.

Vos expériences sont très différentes, mais il y a une source commune entre le parcours de Baldwyn et le vôtre. Comment avez-vous rencontré son œuvre ?

La première fois que j’ai entendu son nom, c’est en donnant la réplique à une dame pour le conservatoire. Finalement, elle n’a pas présenté le conservatoire mais elle m’a acheté un livre et je ne l’ai plus jamais revue. Le livre c’était Et si Bill Street savait parler. C’était signé James Baldwin… Je l’ai ouvert et je n’ai pas accroché. Je l’ai refermé. Quelques années après, j’ai vu Black power, sur Arte : Baldwin parlait de la vie à Harlem, des journées qui ne s’achèvent jamais sans un coup de feu, sans une émeute raciale, où la vie c’est le fusil et la mort. On ne peut même pas s’imaginer ce que c’est… Ça m’a touché. Après avoir travaillé sur le Cahier d’un retour au pays natal, j’avais envie de retrouver un moment de cette force, parce que je suis convaincu que le théâtre doit parler des gens et aller vers eux. Ce que disait Baldwin à l’époque, c’était ça : il parlait aux gens, il remettait tout à plat.


Et vous avez dialogué avec ce texte…

Oui, parce qu’il correspond à mes convictions. Baldwin et Césaire ont eu les mots pour les dire. Il y a une dimension spirituelle dans cette affaire : le travail sur soi-même, le travail de désintéressement par rapport à la futilité, cela m’interpelle très fortement. J’ai lu Le Coin des « Amen » de Baldwin, c’était du théâtre, ça ne m’a pas trop plu. Baldwin est avant tout un auteur de romans, il a surtout écrit sur les conditions de vie à Harlem. J’en ai lu plusieurs et j’ai eu du mal à trouver un texte aussi dense que le Cahier de Césaire. Un jour, en lisant les premiers mots d’un livre de Baldwin, j’ai senti à quel point il résumait bien l’humanité ; j’ai eu envie de connaître la fin, j’ai pris la dernière partie et j’ai vu les notes bibliques, la prochaine menace que Dieu fait planer au-dessus des hommes… J’ai pensé qu’il y avait là quelque chose qui pourrait m’intéresser, j’ ai acheté le livre et je ne l’ai plus quitté, c’est devenu comme une bible. Pour beaucoup de gens, Dieu est devenu une sorte de cousin avec lequel on s’amuse, avec lequel on parle et qui ne répond jamais – ou alors peut-être répond-il à sa manière. On fait sur lui toutes les boutades qu’on veut et il ne répond pas… Dans ce livre il y a encore une plaisanterie sur Lui, mais, à la fin, il récupère tout en disant qu’il y a une menace qui plane, qu’il possède l’Enfer, ou le feu. Je me suis dit qu’il avait peut-être répondu à quelque chose. Dès la première lecture, j’ai compris qu’il rejoignait mes convictions. Il est assez lucide : ce n’est pas un discours braillard, revanchard, c’est d’une finesse extraordinaire ; c’est ça qui m’a touché, ainsi que sa vie. J’étais très admiratif devant cet homme qui voyait devant lui, tous les jours, des émeutes raciales, devant son désintéressement. Il est assez proche de Martin Luther King, il partage les mêmes valeurs et le voit se faire tuer parce qu’il n’est pas violent… Lui-même est contraint à l’exil. Comment, malgré cela, a-t-il été capable de produire des choses si fortes ? Où est-il allé chercher cette force ? Je me le demande encore ! Malgré les menaces de mort qui planaient sur lui et les siens, il a réussi à écrire un immense chant d’amour à l’humanité, d’amour et d’espoir ! C’était suffisant pour que je fasse quelque chose de cette œuvre. Tous les éléments étaient là pour m’encourager à le faire.

Cette inébranlable confiance en la vie qui résiste à toutes les agressions subies est une des forces de l’« esprit africain »…

Cette confiance, si on ne peut jamais la tuer, peut néanmoins être flétrie par des aggressions répétées, par ce qui laisse les gens dans leur misère.
Le texte dit que les Blancs ont bien assez à faire : apprendre à s’accepter, à s’aimer eux-mêmes… Lorsqu’ils y seront parvenus – ce jour n’est pas proche et n’arrivera peut-être jamais – le problème noir n’existera plus : il n’aura plus de raison d’être. En Afrique, les gens ne vivent pas que de spiritualité et de philosophie, mais, effectivement, comme il n’y a rien et que la misère frappe à toutes les portes, ils relativisent beaucoup, et cherchent en eux l’humour ou la force qui leur permettra de continuer. C’est de cette force qu’ils tirent leur sagesse : ils ne se vengent pas, ils laissent la vengeance à une force supérieure. Cela peut rejoindre, d’une manière un peu primitive peut-être, l’analyse très méticuleuse, lucide et sûrement très rationnelle, faite par Baldwin. On a tendance à s’en remettre à une spriritualité, à une force supérieure, plutôt qu’à créer une justice, nous-mêmes, ici-bas, qui agirait systématiquement en lieu et place de cette force supérieure. La justice ici-bas, avec ses hauts et ses bas, n’est pas forcément idéale. Chacun a son tempérament et répond avec les moyens dont il dispose. Quand on met Luther King d’un côté et Malcom X de l’autre, on s’aperçoit qu’entre les deux hommes il peut y avoir beaucoup de différences quant aux moyens à mettre en œuvre pour s’en sortir, et que tous les deux en ont bavé… Les deux démarches ne sont pas les mêmes, mais le but, lui, est le même. À partir de là, la différence s’efface : tous les gens doués de bonne volonté pour faire avancer les choses se rejoignent quelque part. Il n’y a pas de doute : à un moment donné, même Malcom X – dans sa démarche un peu plus belliqueuse – rejoint complètement le point de vue de Luther King. Le combat est le même.