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De l’impossibilité de juger les formes contemporaines

Nicolas Roméas et François Campana

Le 27 Janvier 1996, la compagnie Oposito ouvrait les portes de son lieu de résidence et de fabrique, le Moulin Fondu. Sur une année, cinq ateliers de réflexion y furent menés en collaboration avec le Parc de la Villette et HorsLesMurs, au titre générique de « la parole au Moulin, itinéraires et partis pris d’artistes de rue ». C’est là que furent moulus les premiers grains qui furent le prétexte à ce hors-série de Cassandre.

« Il y en a marre de tous ces anthropologues urbains qui veulent à tout prix nous faire parler des arts de la rue… » Pierre Berthelot

Rejeton abâtardi des plasticiens-performers des années 70, forme anoblie de l’art des saltimbanques, cache-misère de l’animation, version contemporaine de l’agit-prop, résurgence tardive de la fête dionysiaque ?


Il n’est plus rare dans les labyrinthes de béton de nos villes, de croiser quelque groupe d’histrions s’agitant en trompe-l’œil à la lisière de la fiction et du réel, ou s’adonnant à quelque exploit à dimension mythique. Ceux-là ne font plus la manche, ce sont des professionnels, et ils ont souvent signés des contrats en bonne et due forme avec telle municipalité, tel département, telle région ou les trois… D’aucuns nomment cela les arts de la rue. Le spécialiste patenté reste perplexe. Nulle rubrique ou classer le monstre… La chose n’est pas sans évoquer pour lui le charme des anciennes formes foraines ou carnavalesques, la glorieuse tradition de la commedia dell’arte et du théâtre ambulant, mais l’irruption inopinée de machines bruyantes, de la moto sauvage à la bétonneuse bourrée de technologie rock’n roll, lui fait définitivement perdre pied, et son latin. Les catégories et les repères de son catalogue n’y suffisent plus. Authentique création artistique ou mise en application de « vulgaires » techniques spectaculaires ?

La confusion règne.

On se croyait un peu tranquille depuis que Marcel Duchamp cessa de sévir et de brouiller les cartes du noble champ de l’art, et de son marché. Mais le citoyen lambda (compagnon de la fameuse « ménagères de moins de cinquante ans »), s’il ne reconnaite pas toujours ne s’en plaint pas.Il sait jouir du temps de la matrice, et ne boude pas le plaisir vengeur qu’il trouve à ces mélanges aléatoires joyeusement indéfinissables.

Théâtre sans théâtre, cirque sans chapiteau, spectacles forains sans baraques, entresorts à ciel ouvert, technosaltimbanquerie débridée, c’est dans le mélange des contraintes que se refonde un art qui parle d’aujourd’hui pour le meilleur et pour le pire, dont l’impulsion fut clairement libertaire, mais qui peut glisser sur la pente insidieuse menant du génie du Bread and Puppet à la déliquescence des parcs d’attractions.


En 68, on cherchait la plage sous les pavés. Après avoir longuement creusé (et que quelques-uns se soient égarés dans les galeries sans fin d’arides sous-sols théoriques), les nouvelles générations préférèrent chercher derrière les murs, puis les supprimer, pour retrouver le ciel, et une certaine liberté d’air dans le territoire « naturel » de nos vies.

De pertinents analystes trouvèrent matière à gloser : la rue a conquis l’honorable statut de support de la création. Mais le fait de jouer dehors plutôt que dedans est-il suffisant pour constituer en soi un genre artistique ? Le théâtre des origines n’est-il pas né en extérieur ? Le théâtre de rue ne serait-il qu’un passage, menant à un retour aux salles ?

Le vrai, c’est que l’art fait feu de tout bois et que les plus grands créent toujours, hors catégorie, là où leur inspiration les pousse. Avec ou sans murs, piste, chapiteau, plateau, scène, gradins, amphithéâtre ; quel que soit le cadre, que l’on appelle cela ou non théâtre, la création lorsqu’elle atteint son but qui est de transcender son support, se joue des étiquettes et fuit la tyrannie des genres