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Emploi/Formation

Juillet-Août 1998

  • FENÊTRE SUR COUR
    > Un pilote dans l’avion/Entretien avec Dominique Wallon –
    Apprentissage, accouchement et parcours de fond, rencontre avec Pierre-Michel Menger.
  • CHAMPS D’EXPÉRIENCES
    > Formation et déformations de l’acteur, Claude Merlin, Jean-Marie Galey, Pierre Debauche, Claude Guerre – Les leçons du mouvement, suite et fin , Jacques Lecoq – Les ambitions et les moyens, Philippe du Vignal – Échos d’un bruissement, Vincent Gatel (CNT) – Artisans et informaticiens (CFPTS), Serge Baudouin.
  • FIL D’ARIANE
    > Des règlements et des hommes, François Campana – Savoirs et savoir-faire, Danièle Naudin (CNT) – Du gaspillage à l’utopie, E. Dana (ANPE-Spectacle) –
    D’un bon usage de l’information, Nicole Trioreau (CNT).
  • PAROLES CROISÉES
    > Une mémoire pour le théâtre, Elisabeth Chabot (CNT).
  • HORS CHAMP
    > Pratique ne veut pas dire « jeu », Jean-Pierre Ryngaert.
  • LIBRES ÉCHANGES
    >Le monastère peuplé de miroirs, Marcel Bozonnet.
  • AGORA
    > Ode à Giorgio Strehler/Philippe Renault. – Le Chaînon manquant, Stéphan Boublil – L’avenir est devant (pas derrière !)/André Gintzburger.
  • VU DE FACE
    > Jacques Baillon (CNT) – Le théâtre tel qu’il se fabrique, Michel Tanner- Valeurs du Marché.
  • PARTIS PRIS
  • VILLES ET FESTIVALS
    > Nancy : Initials BB
  • UN PEU D’HISTOIRE
    > Maurice Jacquemont/Paul Rondin
  • SI LOIN, SI PROCHE
    > Entretien avec Sesilia Plasari, Ubu à New-York.
  • AGIT’PROP
  • ÉCRIT
    > Souvenirs de la Taganka Chalamov.
  • POINTS DE MIRE

« Ce monastère peuplé de miroirs ». Rencontre avec Marcel Bozonnet, directeur du Conservatoire National Supérieur d’Art dramatique de Paris.

 

Propos recueillis par Floriane GABER

 

Cassandre : Le Conservatoire est-il encore une « voie royale » pour entrer dans le métier ?

Marcel Bozonnet : Le dispositif d’insertion du Jeune Théâtre National joue très bien, et les élèves sont engagés à un très niveau, dans les théâtres nationaux, les CDN ; ce qu’on appelle le « haut du panier » par rapport aux activités que peut avoir un comédien.
Par rapport à ma propre expérience, je pense que passer par une école a encore plus d’importance aujourd’hui qu’autrefois. Quand j’ai commencé, il y avait les grands théâtres de la Décentralisation. On avait davantage la possibilité de commencer sur le tas. Le nombre de metteurs en scène était bien moindre et dès qu’on avait travaillé avec l’un, on avait des chances, si on était doué, de travailler avec d’autres. Les trois premières années, j’ai travaillé avec Victor Garcia, metteur en scène argentin, j’ai fait partie du Théâtre du Cothurne avec Marcel Maréchal, j’ai travaillé avec Chéreau. Il y a aujourd’hui une multiplication des compagnies et on ne peut pas s’en plaindre. Mais ma conviction est que le Conservatoire aide sans doute plus maintenant qu’il y a trente ans. J’ai demandé une enquête statistique (l) au Département des Études et Prospectives du ministère de la Culture, en relation avec l’étude menée par Pierre-Michel Menger. Les résultats de l’enquête prouvent l’utilité du Conservatoire.

Cassandre : Qu’en est-il de la diversification de la formation proposée au Conservatoire ?


M. B. :
Notre mission est de leur faire connaître le répertoire européen et mondial, et le répertoire contemporain qu’on ne peut bien lire qu’en connaissant le classique. Cette armature des disciplines de l’esprit s’incarne dans les classes d’interprétation, dans ce qui s’apprend du corps en danse, de la voix en chant, et de la théorie dans les cours d’histoire du théâtre ou de langue.
Cela s’étend dans le travail avec les autres écoles : de cinéma, des Arts décoratifs ou le CFPTS (2). Ces collaborations élargissent le champ de la pratique. De même, les ateliers de troisième année sont joués en public une dizaine de fois. C’est « l’épreuve du feu », disait Jouvet.
Enfin, des actions, comme avec les ateliers d’Argenteuil, visitent l’école. Quelques élèves du Conservatoire (volontaires, de deuxième année) font travailler des enfants de quelques lycées d’Argenteuil, associés en partenariat. Le fruit de ces travaux est présenté à l’école. Dans ces moments certains de nos élèves sont directement reliés à une transmission de ce qu’ils apprennent. Il ne s’agit pas de fête ou d’amusement, mais de théâtre comme discipline pour la formation d’une jeune personne.
La tâche de leur formation est déjà grande. Même si les élèves savent jouer, quand ils arrivent, ils ont fait le choix de se perfectionner dans une école. Si un metteur en scène l’avait découvert au moment où le jury l’a fait, chaque élève du Conservatoire pourrait apprendre sur le tas. Mais ce sont des adultes qui font le choix de consacrer trois années à leur perfectionnement. Des maîtres sont convoqués, nous mettons en place un cursus, des batteries d’exercices, des pratiques, des réflexions. C’est important pour eux de penser qu’un jour, ils auront à transmettre ça. À Argenteuil, ils prouvent qu’ils en sont capables. Le théâtre se reproduit si chacun prend la peine de le transmettre aux autres, qu’il soit petit, adolescent ou amateur… Le Conservatoire est une école supérieure. Les étudiants sont ici pour être des instrumentisrtes, des petits chevaux de course, des artistes accomplis. Il leur faut “apprendre à apprendre”. Quand on sait quelque chose, apprendre à apprendre ne dure pas longtemps. Les élèves ne sont pas encadrés par un maître ; j’ai mis cela à l’horizon de leur réflexion depuis la rentrée 1997.
Une autre proposition que je vais leur faire, dans le cadre des spectacles de deuxième année, est qu’ils s’intéressent au théâtre pour enfants. Ça n’a jamais été fait. je vais leur dire . « Pensez qu’il y a aussi cette possibilité-là ». Il faut ouvrir un champ. Par exemple, les Contes de Perrault, c’est une partie du XVIIe siècle qu’on connaît mal même s’il est beaucoup étudié dans les écoles d’art dramatique.

[…]Extrait – LIRE LA SUITE DE CE TEXTE DANS LE NUMÉRO 24 DE LA REVUE CASSANDRE

DÉCOUVREZ CASSANDRE/HORSCHAMP

1. Le Devenir professionnel des anciens élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Promotions 1986 à 1995, DEP, Observatoire de l’emploi culturel.

2. Centre de formation professionnelle des techniciens du spectacle.

Souvenirs de la Taganka

Entretien avec Oleg Kisselov

Propos recueillis par Myriam BLŒDÉ

 Oleg Kisselov vit et travaille au Canada depuis plus de huit ans. Dans le cadre d’ateliers de théâtre expérimental, il a monté plusieurs spectacles sur des textes de Daniil Harms, Ionesco, Beckett, et prépare actuellement actuellement un Songe d’une nuit d’été au théâtre du Groupe de la Veillée à Montréal. Auteur d’une méthode de jeu d’acteur (Creative Impulse), il a également une activité cinématographique et rêve d’achever les films qu’il avait commencés en Russie (Sidour, Le Cimetière russe…)

Pour saluer la publication du n° 20 des « Voies de la création théâtrales » consacré à Iouri Lioubimov, nous avons recueilli le témoignage d’Oleg Kisselov, comédien, metteur en scène et pédagogue. C’est, en effet, au théâtre de la Taganka de Moscou, où il entra en 1967, que Kisselov « fit ses premiers pas de théâtre ».

 

Après avoir terminé des études de théâtre à Novosibirsk, j’avais décidé, à mes risques et périls, de partir pour Moscou. je rêvais alors de devenir cinéaste, mais j’avais la conviction que pour y arriver, il me fallait d’abord faire l’expérience du jeu sur scène. Ceux qui ont connu l’URSS et son fonctionnement, pourront imaginer une année passée à dormir dans des gares en me contentant de quelques repas par semaine. Toujours est-il que ma jeunesse et ma passion me permirent de me présenter sans crainte à la Taganka. Je n’ai jamais fait partie des têtes dirigeantes de la « révolution » artistique, ni même des acteurs connus de ce théâtre unique en son genre pendant l’ère soviétique. J’y ai passé l’essentiel de mon temps, d’abord comme stagiaire fraîchement débarqué de sa province, puis comme simple interprète et observateur.
Si Lioubimov s’est intéressé à un crétin de mon espèce, c’est sans doute en raison de mon excellente preparation physique et d’une spontanéité toute provinciale.

La perversité du réalisme soviétique

L’idée ne m’effleura même pas que j’allais m’associer à une compagnie appelée à entrer dans la légende comme pourfendeur des principes du « réalisme soviétique », que je jugeais d’ailleurs intolérables. À cette époque, je considérais le réalisme soviétique comme une absurdité temporaire, élaborée à Cronstadt par quelques marins illettrés. J’étais trop jeune pour mesurer la perversité et la cruauté de cette doctrine officielle dont le philosophe grec Platon avait rêvée et dont, malheureusement, il ne connut jamais la réalisation… Pour moi, Lénine avait, selon sa promesse, remis au peuple les théâtres et les institutions artistiques, en même temps que les usines et les terres ; quant à l’« État », je le voyais comme une multitude d’entreprises collectives, appartenant au peuple dans le cadre d’une nation souveraine.
Pendant longtemps, je ne remarquai même pas que dans l’exécrable Maison des écrivains décrite par Boulgakov, on s’empiffrait de saumon. Et qu’insidieusement, l’« État » empoisonnait ses poètes, ses artistes, ses compositeurs et ses metteurs en scène. Lorsque Nikolai Erdman est venu à la Taganka, lire à notre troupe sa pièce Le Suicidé qui avait été officiellement censurée, j’ai commencé à comprendre que l’« État » détruisait progressivement et systématiquement le legs « sacré » de Lénine. Mais ce n’est qu’après avoir quitté la compagnie que je pris réellement conscience du monde dans lequel je vivais. Encore aujourd’hui, il m’est difficile de dissocier la Russie actuelle du régime soviétique, tous deux se confondent dans l’espace géographique unique dans lequel j’ai vécu. Et je crois que, définitivement, l’image de l’« État » soviétique que j’ai connu se confondra dans mon esprit, avec la peur et l’horreur. En tout cas, sur la scène de la Taganka, on entendit longtemps l’écho de la voix de Lénine, qui continuait à inspirer aux acteurs l’amour d’une justice sociale qui n’existait pas dans la réalité.

Un Pougatchev du théâtre de son temps

Pour moi, la Tangaka se limite essentiellement à la personnalité de Lioubimov. À son regard bon et noble, à ses mains de chef d’orchestre esquissant des mouvements au-dessus de sa tribune de metteur en scène. À ce côté aristocrate, qui le poussait parfois aux pires excès :il aurait provoqué en duel Gogol lui-même ! Lorsqu’il m’accueillit, il ne soupçonnait pas que j’étais à la rue, que je n’avais rien mange depuis plusieurs jours à part ce qu’un ami m’avait donné une demi-heure avant l’audition- je m’étais d’ailleurs mordu la languedans ma précipitation. Ce fut lui qui me permit de pénétrer dans cet enfer qu’on appelle « paradis de la création artistique ».

Iouri Lioubimov est né artiste, non révolutionnaire. Le mode de vie soviétique fit de lui une sorte de Pougatchev du théâtre de son temps. En ce temps-là, la Taganka croyait dur comme fer, comme Pougatchev et Maïakovski, en un « tsar meilleur », en un « parti qui construirait le socialisme ». Cet idéal, dont j’ai constaté par la suite qu’il était toujours bien ancré chez les gens, permit à la Taganka de maintenir les principes scénographiques de Brecht et d’inventer un nouveau genre de dramaturgie, les montages poétiques, et ce mélange, explosif pour le réalisme soviétique, produisit une variante russe de l’acteur occidental, à savoir un acteur susceptible d’intégrer à sa pratique une réflexion sur le thème du « pathos urbain ». Toute la méthodologie de la Taganka en matière de formation de l’acteur consistait à faire surgir des émotions en relation avec ce pathos, et nous n’avions nul besoin de « fil conducteur », de psychanalyse ou de Grotowski… Ce pathos était en soi un fil conducteur avec, en prime, l’éclair et le fusil… En somme, la confrontation entre la Taganka et le « cabinet de Caligari » du Parti donnait un certain tonus à la vie intellectuelle moscovite.

Une copie conforme du mode de vie soviétique

Il va sans dire que la tension et la popularité qui entouraient la Taganka avaient des incidences sur sa vie « privée » : le pathos urbain mis en scène dans les productions provoquait, dans le théâtre lui-même, une atmosphere de “temps héroïques” non sans évoquer un modèle réduit de cet État contre lequel la Taganka se battait. J’ai la certitude que, pendant la période soviétique, non seulement à la Taganka mais dans tous les collectifs artistiques « révolutionnaires » de Russie, il était impossible de se libérer de certains préjugés collectivistes. Ces préjugés expliquent le patriotisme de la Taganka et l’importance qu’elle accordait à sa mission, à son histoire et à sa gloire, mais aussi et c’est le plus grave, sa totale absence de maturité sur le plan humain. Il m’apparut très vite que le fonctionnement interne à la Taganka était une copie conforme du mode de vie soviétique. De plus, sur le plan esthétique, elle adopta peu à peu dans ses créations un point de vue populiste. Il était plus facile de s’opposer aux autorités quant au droit de Kouzkine à quitter le kolkhozel, que de résister à la censure qui pesait sur la poésie, la littérature ou la dramaturgie. Il est vrai que la sagesse du paysan Kouzkine-Mojaïev était plus accessible au public que la poésie de Mandelstamm ou Platonov. Les liens indéfectibles et poétiques qu’elle avait avec son public furent en partie responsables du « patriotisme de la Taganka » lequel, à son tour, entraîna le conflit avec cet artiste incomparable qu’est Efros et, plus tard, l’éclatement de l’« Etat » légendaire que fut la Taganka.

Un laboratoire de création ?

La compagnie était alors totalement engagée dans la production de ce théâtre métaphysique « conditionné » qu’abhorrait Stanislavski, et ses créations étaient aux antipodes du concept d’art pur et du théâtre psychologique. Or le « théâtre conditionné » a malheureusement pour effet de provoquer chez les acteurs des réflexes conditionnés. Il me semblait que c’était justement sur ce type de réflexes que reposaient à la fois les relations que le théâtre entretenait avec son environnement et celles qui avaient cours au sein du collectif. je me souviens de conflits aussi douloureux pour Lioubimov que pour les acteurs, où chacun réagissait aux mêmes conditionnements au nom du « credo de la création ». À partir de 1975, laTaganka devint une institution soviétique normale, avec son système de priorités pour les voitures et les appartements, ses intrigues et ses drames. Les plus rebelles se réconcilièrent à la soviétique, avec le buffet infect et un directeur peu intelligent qui avait « le mérite » d’être un communiste convaincu. Les autorités purent enfermer la Taganka, comme un réacteur nucléaire, dans un sarcophage de briques rouges, et un beau jour, Brejnev fut élu « directeur honoraire du théâtre » par le collectif (j’avais voté contre). je suis convaincu que lorsque Lioubimov refusa de revenir en Union soviétique, ce ne fut pas par orgueil mais plutôt à cause de la peur panique qu’il éprouvait à l’égard du monstre qu’il avait enfanté.
Il n’y avait pas de laboratoire de création expérimentale au théâtre. La réputation de théâtre « synthétiste » de la Taganka repose sur les acteurs du groupe de « réserve des pantomimes » qui restaient parfois au théâtre vingt-quatre heures d’affilée. En dépit de sa créativité ’ la Taganka n’inventa aucune forme esthétique indépendante du pathos urbain… je me demande pourquoi, dans la mesure où, à l’époque, Chindke, Sidour, Brodski, Kabakov, Eifman surent développer une esthétique qui aurait dû enflammer le tempérament artistique de la Taganka. La terreur instituée par le réalisme soviétique n’explique pas tout. La Taganka n’offrit-elle pas volontairement sa scène à Tchemychevski (2), inspirateur dudit réalisme, dont les théories égarèrent à jamais les esprits de plusieurs générations d’intellectuels ?
Il semble que, pour le théâtre comme pour le peuple russe, il n’existe pas d’autres questions que le flou russe du « que faire ? » et la précision britannique de l’« être ou ne pas être ? » ; et que le menaçant fusil de Tchekhov est suspendu dans chaque théâtre pour parer à toute éventualité. Mais la vie de Hamlet (3) est trop courte pour pouvoir éduquer le public en matière de pathos urbain…
L’influence de la Taganka était cependant évidente : elle permit aux créateurs de mesurer les potentialités du théâtre contemporain et au public de redécouvrir, l’espace de quelques heures, un mode de vie dans lequel on pouvait garder la tête haute.
Quelles que soient mes réserves, le travail que je mène actuellement est le prolongement de mes premiers enthousiasmes et de mes premières craintes sous le toit de la Taganka. je puise encore aux réserves d’énergie qu’elle a générées chez moi et, si je parviens à mes fins, je n’hésiterai pas à affirmer que tout a commencé avec Lioubimov, au théâtre de la Taganka.[…]Extrait – LIRE LA SUITE DE CE TEXTE DANS LE NUMÉRO 24 DE Cassandre/Horschamp

DÉCOUVREZ CASSANDRE/HORSCHAMP

Lioubimov – La Taganka, CNRS Éditions, coll. Les voies de la création théâtrale, 460 p.

1. Oleg Kisselov fait allusion à la nouvelle de Boris Mojaïev, Le Vivant, Quelques moments de la vie de Fedor Kouzkine. Le spectacle, mis en scène par Lioubimov à partir de l’adaptation de cette nouvelle, donna lieu à une énorme polémique : monté en 1967-68, il fut en butte à la censure et ne fut créé qu’en 1989. Cf. Birgit Reumers, « Le Vivant : thème paysan et spectacle mythe », in Lioubimov, La Tagankaï, « VCT n’ 20 », p. 265 et sq.

2. En 1970, Lioubimov monta Que faire ? d’après Tchernychevski, pour le centenaire de la naissance de Lénine.

3. Hamlet, dans la traduction de Boris Pasternak, a été mis en scène par Lioubimov en 1971, à la demande pressante de Vyssotski qui interprétait le role-titre. Cf. les études de Maïa Tourovskaïa et Jean-Michel Déprats in Lioubimov, La Tagankaï, « VCT n’ 20 » (respectivement pp. 298-324 et pp. 325-332).

Ode à Giogio Strehler

ou 


Du théâtre comme art festif

Hommage au Piccolo Teatro

Par Philippe RENAULT

Imaginez la consternation de tous ceux qui, le dimanche 22 mars, s’apprêtaient à assister, à l’Odéon, à la dernière représentation d’Arlequin Serviteur de deux maîtres lorsqu’ils apprirent qu’elle était annulée : Ferruccio Soieri, le deuxième maître d’Arlequin en ce siècle après Marcello Moretti, était terrassé par une forte poussée de fièvre. Sous le masque de cuir, il y avait donc un visage d’homme ; sous la légende du personnage capricant se tirant de tous les mauvais pas, il y avait un être vulnérable. Dans la mort soudaine de Giorgio Strehler comme dans l’annulation de la dernière s’est manifestée violemment et comme en négatif ce pourquoi nous aimons le théâtre : la beauté précaire de la vie. Dans un silence sinistre, les spectateurs médusés tardaient à quitter le théâtre. Venus pour assister en happy few à la fin heureuse d’un cycle et sans doute d’une époque, ils repartirent accablés d’un double poids : celui d’une inquiétude diffuse pour un homme âgé de 68 ans et celui d’un retour à une vie sans l’enchantement promis.

Arlequin privé de dernière, c’est toute la troupe du Piccolo Teatro et l’ombre en coulisse de Giorgio Strehler qui ne purent recevoir l’ultime hommage que Paris lui avait pourtant rendu chaque soir, par salves nourries telles qu’on n’en voit plus qu’à l’opéra, durant quinze jours. Un feu d’artifice sans bouquet final, un coïtus interruptus. C’est en quelque sorte pour réparer cet injuste coup du sort que j’écris, en manière de merci, puisqu’il m’a été donné de pouvoir assister à l’avant-dernière représentation.

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Réconcilier art et vérité

De quoi se sentaient, se savaient avec certitude frustrés les malheureux spectateurs du dernier jour ? De ce dont modestement je peux témoigner ici après d’autres : de l’art et de la fête tout à la fois. « Dans sa pratique courante, le théâtre n’a plus grand chose de festif, écrivait il y a dix ans Bernard Dort dans un article amer de La Représentation émancipée. Il vise plutôt au laboratoire. » Exact diagnostic qui reste valable aujourd’hui. Tout se passe comme si se jouait, dans le laboratoire qu’est devenu le lieu théâtral, l’expérience décevante de la lucidité, refler d’un monde désastreux. Le théâtre, conscience malheureuse d’un monde que guerres, massacres et exploitations déchirent. Le mot “laboratoire”, directement emprunté au domaine scientifique, est métaphoriquement associé au théâtre depuis une centaine d’années. Cette métaphore manifeste de la part des artistes un double mouvement, une contre-attaque sur deux fronts : d’une part, le désir de réconcilier art et vérité qu’en France, notamment, le positivisme de Comte avait disjoints (il allait jusqu’à prétendre qu’il faudrait fermer les théâtres, lieux de mensonges et d’immoralité) ; d’autre part, le désir d’affranchir l’art de sa fonction divertissante au service de la classe dominante. On comprend le naturalisme de Zola qui tente au nom de la vérité d’appliquer au roman et au théâtre la méthode expérimentale de Claude Bernard. Le théâtre est entré dans un lieu de recherches et d’expérimentations où, parmi les cornues, les athanors et les alambics, on tâche d’atteindre une double vérité, celle du monde et celle de l’art. La première étant conçue comme dévoilement du réel, elle est nécessairement cruelle : l’œuvre du philosophe Clément Rosset montre que le principe de réalité est un principe de cruauté. Ainsi, nombreuses sont les comédies tirées vers la tragédie par maints metteurs en scène. La seconde autorise, comme en science, toutes les expériences : d’où les Frankenstein possibles et autres souris aux yeux au bout des pattes ou aux pattes greffées sur la tête. Ajoutez la concurrence entre les laboratoires et la course à l’originalité et nous avons la clef de nombreux monstres d’ennui. Du coup, la fête et son cortège d’émotions collectives, qu’il ne faut pas confondre avec la comédie, la joie ou même le plaisir pris à la représentation, semblent entachés du soupçon de légèreté et de divertissement, voire de démagogie. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs, outre les impostures manifestes, la raison des nombreuses mornes soirées que nous passons au théâtre. Déplaire est devenu la marque obligée du génie. On va jusqu’à revendiquer, en s’appuyant sur des exemples illustres, le scandale comme un label. Ce faisant, on confond but et conséquence. N’est pas Hugo, Jarry ou Stravinski qui veut. « Plaire » était pourtant la règle d’or de nos classiques contre les doctes et ce à quoi se savait condamné Shakespeare. Ce n’était qu’à la condition de gagner la faveur du public (lequel ? C’est une grave question) que ces hommes de théâtre étaient éventuellement « subventionnés ».

Loin de moi l’idée de contester l’existence des « laboratoires » de théâtre. Le laboratoire est un atelier de travail que l’on peut concevoir aussi comme un lieu de résistance à la « machine à produire des spectacles » avec obligation de recettes immédiates. C’est un lieu où l’on s’accorde du temps : celui d’explorer, d’essayer, de bâtir dans la lenteur ce qu’une gestion des flux tendus à grande vitesse condamne d’emblée.

Je pointe ici un risque comme on peut condamner certaines expérimentations scientifiques sans condamner la science : que la recherche se prenne elle-même comme fin au mépris de l’homme ou du public. La science doit libérer l’homme des déterminations qui l’aliènent, l’art doit le grandir. Vrai ou faux, c’est à Picasso qu’on a imputé la fameuse phrase : « Je ne cherche pas, je trouve ».


Élargir l’élite populaire

Strehler trouvait. Il ne refusait pas l’expérimentation du laboratoire. Il estimait son devoir de ne donner à voir au public, qu’il accueillait parfois durant les répétitions pour mettre à nu la splendeur tâtonnante du travail, que le résultat achevé – toujours provisoirement – des recherches qu’il conduisait avec exigence. L’art était ce qu’exigeaient de lui les partitions des plus grands poètes – de Goldoni à Brecht en passant par Tchekhov -, la fête était ce qu’il exigeait pour un public populaire dont il cherchait à emporter l’adhésion, voire l’enthousiasme : « Un théâtre sans succès n’est que grimace et surtout tristesse », écrit-il dans Un théâtre pour la vie. La conjonction miraculeuse de ces deux pôles l’empêchait de verser soit dans la démagogie, soit dans l’élitisme le plus étroit. L’intelligence de Strehler rendait caduque cette antinomie dont il faut sortir. Metteur en scène et comédiens étaient ainsi, moins des artistes que des interprètes, des intercesseurs entre un poète rompu à son art et un public qu’il fallait défendre contre les imposteurs de toutes sortes qui pullulent dès lors qu’on prétend s’affranchir de toute règle et de toute discipline tant dans le domaine de la composition que dans celui de l’interprétation. Strehler concevait le théâtre public comme un théâtre d’art qui, grâce à la dimension festive de l’interprétation, conduit à la formation d’une communauté : « C’est là que réside la véritable finalité d’un théâtre : dans sa vie strictement esthétique, poétique, qui devient d’elle-même – lorsqu’elle est vraiment poésie – génératrice de socialité ».
La fête n’est pas ce qui détourne de la tragédie du monde, mais une manière de lui répondre en la conjurant : la multiplication de la beauté comme réplique mélancolique à ceux qui s’acharnent à multiplier la laideur. Le souci de la fête – et son risque : l’ennui – est avant tout une éthique de la representation qui débouche sur une esthétique, comme on dit de l’humour qu’il est la politesse du désespoir. Non plus, comme le pensait Strehler dans les premières années du Piccolo, « un théâtre populaire de masse, un théâtre de fête collective pour le peuple, un théâtre qui unit, en un rituel laic, le peuple devant un spectacle » mais un « théâtre de fête qui [parce qu’il] devient un théâtre de discussion, de provocation à regarder les choses autour de soi et à les juger à distance », débouche sur un « théâtre qui, au lieu d’unir, divise. » (Entretien radiophonique avec Siegfried Melchinger, le 3 mars 1974.) Qu’est-ce à dire ? Que le théâtre forme ou s’adresse à une « élite » capable d’en goûter la poésie et qu’il ne faut pas confondre avec l’élite bourgeoise ? La recherche de la simplicité et de la transparence était un des moyens d’élargir l’élite populaire.

Que les dernières créations de Giorgio Strehler aient réuni trois « compositeurs » du XVIIIe siècle – Goldoni, Beaumarchais, Mozart – dit assez que « là où la légèreté nous est donnée, la gravité ne manque pas » (Blanchot). Faire revivre Arlequin n’est pas une entreprise d’archéologue c’est un geste d’humaniste qui affirme, contre tous les contempteurs de la tradition qu’ils assimilent à l’archaïsme, que la modernité devient exsangue sans elle ; le faire survivre parmi les ruines, c’est une réponse de poète contre les puissances de l’écrasement comme une fleur opiniâtre perce dans les décombres. Le saltimbanque ne nie pas la pesanteur : il s’en joue. Les recreations d’Arlequin ne sont donc pas des reprises abonnées au succès, mais des retours toujours plus approfondis aux sources, des hymnes chantés au théâtre et à son éternelle jeunesse – bois, toile, rampe de chandelles, déguisements, comédiens aussi précieux que des Stradivarius – et, en somme, à la vie : une profession de foi. La figure d’Arlequin, poète bariolé en acte, symbolise à elle seule le théâtre tel qu’on ne sait plus le faire : il noue et dénoue avec brio une fable pour le seul plaisir de l’intrigue (outre ceux, primaires, de manger et de séduire). En témoignent un décor épuré au fil des reprises et la démarcation affirmée du théâtre dans le théâtre comme figure visible du va-et-vient entre théâtre et monde, fiction et réalité.

Partition, composition, interprétation : ces termes indiquent à quel point le travail de Strehler participait de la musique. Ce fils de violoniste fut le premier metteur en scène de théâtre à monter des opéras. C’est donc aussi en tant que chef d’orchestre, avec sa nature « au fond, rythmico-musicale », « à mi-chemin entre celui qui joue et celui qui écoute », qu’il abordait les œuvres. On ne peut manquer d’être stupéfait par la maîtrise du tempo dans cette mise en scène d’Arlequin où chaque élément est traité comme un instrument participant au tout de l’orchestre : jeu parfaitement harmonieux des comédiens, dont le travail vocal est aussi déterminant que le ballet physique, mais aussi jeu des laquais porte-candélabres, des paravents, des lazzis, jeu des deux entractes… La lumière elle-même, avec sa blondeur de paille d’Italie, distribue discrètement ses tonalités comme une modulation de la sourdine : rituel des chandelles qu’on allume et qu’on mouche, poursuite d’un bleu nostalgique lorsque Pantalon évoque ses souvenirs près du Rialto…

Si la Commedia de Goldoni est devenue l’emblème du Piccolo, c’est qu’à mille lieues d’un naturalisme qui chercherait à la faire oublier, elle exhibe sans ambages une théâtralité plus codifiée et plus ludique qu’aucune autre. Qu’est-ce que le jeu ? Non une imitation mais un écart, comme on le voit lorsque deux pièces de bois jouent l’une par rapport à l’autre. C’est de cet écart entre énoncé et énonciation, texte et représentation, monde et théâtre, que surgit le plaisir. Celui-ci culmine dans la fête qui est une exultation, une libre exaltation des pouvoirs de l’homme, une célébration du jeu à l’intérieur de conventions dont on s’est rendu maître.
La Commedia c’est le jazz du théâtre : maîtrise, virtuosité, liberté, partage et participation collective.

Tant d’années pour en arriver à une telle maîtrise de l’enfance de l’art ! Tant d’espiègle jeunesse chez ces acteurs aux cheveux blancs, serviteurs de leur masque… Cette enfance réinventée, je voulais la prolonger par cette parole que je destine à ceux qui n’ont pu voir cet ultime Arlequin. Sa silhouette bariolée, désormais, danse et rit dans le blond grenier de ma mémoire. Souhaitons que le masque continue longtemps d’infuser son immortelle jeunesse au corps glorieux de Ferruccio Soleri qui, à son tour, la transmettra à l’un de ses disciples. Pour que la joie demeure