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Comment dire ?

Printemps 2013

Ouverture

  • De l’usage des mots pour comprendre et changer le monde /Entretien avec Bernard Stiegler(+abstract*)

    LES IMAGES, LES MOTS ET LES CHOSES

  • GRAND TÉMOIN  : Valère Novarina – Le verbe renverseur.
  • Japon 2013. « Avancée du front de floraison » par Olivier Comte
  • La chaîne et la scène /Entretien avec Kash Leone
  • Un film, un combat /Entretien avec Yannick Kergoat
  • Corsaires de toutes les terres /Entretien avec Olivier Azam
  • « Soyons politiques ! », disait-il… par Olivier Schneider
  • OEuvriers de tous les pays, unissons-nous ! par David Langlois-Mallet

    NOTES EN MARGE

  • Un autre monde est là par Valérie de Saint-Do
  • Hommage à Znorko par Jacques Livchine

    ÉDUC POP

  • Culture, éduc pop et démocratie : destins liés par Marc Lacreuse

    VU DE FACE

  • Désaseptisons le théâtre entretien avec Dieudonné Niangouna

    LES 20 ANS DE TAMÈRANTONG !

  • On ne nous laisse pas le temps d’être invisibles /Entretien avec Christine Pellicane (+ abstract)

    INVENTIONS

  • Pendant la stigmatisation, la création continue entretien avec Alexandre Romanès

    TERRAINS VAGUES

  • Trouveurs d’or du Perou par Valérie de Saint-Do

    AGORA

  • Discrimination par défaut en sciences humaines par Jean-Claude Barthez

    LIBRES ÉCHANGES

  • L’imaginaire colonial des scènes françaises entretien avec Kazem Shahryari et Marcel Zang

    DE L’ASPHALTE ET DES PLUMES

  • Slam de femmes par Hédi Maaroufi

    CONTRE-CHANT

  • Le Triton enfle sa conque par Rosa Ferreira

    SI LOIN SI PROCHE

  • L’austérité d’un printemps par Samuel Mercier
  • Košice 2013 (L’autre capitale culturelle) par Valérie de Saint-Do
  • De la difficulté d’être prophète en son pays par Valérie de Saint-Do

    PAS DE CÔTÉ

  • Germaine Acogny, résistante par Thomas Hahn

    VILLES ET THÉÂTRES

  • « Faire du théâtre, c’est risquer sa tête » entretien avec Gabriel Calderón
  • Une école singulière par Benjamin Barou-Crossman

    MAKING OF

  • Pour une poétisation du réel entretien avec Héléna Klotz

    VILLES ET FESTIVALS

  • Dunkerque, aussi par Édith Rappoport

    HÔPITAL SILENCE !

  • Le bruissement de la langue des signes /Entretien avec Emmanuelle Laborit

    PARTI PRIS

  • Effroyablement drôle par Édith Rappoport
  • Ce qu’on ne peut voir à l’oeil nu par Philippe Meirieu

    PETITES THÉORIES JETABLES

  • par Jacques Livchine

    CHRONIQUE DU THÉÂTRE ORDINNAIRE

  • « Papa, pourquoi Dieu n’existe pas ? » par Bruno Boussagol

    ÉCRITS

    Points de mire

Édito

Car c’est de nous, que parle cette ville

Ce n’est pas un édito classique, je ne vais pas ici détailler le contenu de ce numéro où court encore le fil essentiel de la langue, des langages et des mots, ces premiers outils symboliques qui nous constituent en tant qu’humains porteurs d’histoire dans leurs rencontres avec d’autres humains. Premiers territoires à conquérir, donc, lorsqu’on veut coloniser les êtres pour leur imposer un standard. Et c’est bien la colonisation du monde par le néolibéralisme qui autorise cet idiome sommaire, cet américain approximatif réducteur de pensée et d’imaginaire, à être partout utilisé lors de nombreux colloques, sans que l’on s’en émeuve plus que ça.

Je ne vais pas m’étendre ici sur le sujet, laissons parler les autres de leurs expériences. Je vais juste évoquer une ville. En passant, comme ça, pour ouvrir une piste, pour donner envie d’y penser et de la regarder autrement. Une ville étonnante, dont on ne perçoit souvent, du dehors et de plus en plus de l’intérieur, que la caricature, les tristes images d’Épinal de Chicago du Sud. Une ville et l’univers historique et géographique auquel elle appartient, la Provence, dont la grande histoire culturelle est la plupart du temps méconnue. Ou platement folklorisée.

Et derrière ce bruyant silence, ce mépris ignorant, on marginalise de vraies richesses et on achève, au fond, de détruire une culture. Celle de la civilisation occitane que revivifia Félix- Marcel Castan – qu’il faut relire d’urgence –, et dont il fit un regard actif et ouvert sur le monde. Archipel culturel dont la vivacité reste grande (avec par exemple les Motivés de Toulouse, le mouvement des TactiKollectif, les Fabulous Trobadors, Bernard Lubat à Uzeste) même si tout est fait pour l’occulter, comme c’est le cas pour tout ce qui résiste à la marchandisation générale.

Alors juste en passant, au-delà des controverses sur l’usage obscur de l’argent, disons un mot de ce show hollywoodien nommé « Capitale européenne de la culture », à l’ombre duquel on peut trouver un joli GR13* et quelques belles expositions, mais qui, surtout, masque les vraies histoires. Ce n’est pas la première fois que ce label – et les moyens financiers qu’il octroie – est utilisé à d’autres fins que le vrai développement culturel d’une ville, toujours lié, s’il est pensé, à l’urbanisme et au respect des modes de vie populaires. Mais là, dans une de nos villes les plus riches en la matière, où sont passées les aspirations et les inventions des peuples ? Dans les interstices, comme toujours. Où elles survivent comme elles peuvent, sans soutien fiable, hors de toute vraie reconnaissance. Et, au milieu d’événements culturels et d’actions parfois légitimes (dont certaines de niveau international, il en faut) – et celles qui permettent à des collectivités de travailler ensemble –, on fait venir de loin et à grands frais des spécialistes, on parsème le Vieux Port d’animaux clinquants à la Disney, en négligeant ce qui se trame dans l’ombre des discours officiels et des tours qui ont effacé les ruelles. Rien de nouveau, cette fameuse notion de culture est comme souvent utilisée par des pouvoirs politiques alliés au monde de la finance. C’est un produit d’appel, un signe de valeur ajoutée, elle disparaît en tant que telle. Mais le mot reste, comme outil d’un aménagement urbain destiné à éradiquer le peuple et ses façons de vivre, pour les remplacer par celles de consommateurs sous contrôle qui achèteront ce qu’on leur vendra.

Rue de la République, l’ancienne rue Impériale, voie haussmannienne rectiligne qui en 1864 creusa la colline et détruisit plus de soixante rues populaires dans le but avoué de remplir le centre de Marseille d’une population de bourgeois. Marcher aujourd’hui dans cette artère impersonnelle, vendue au fonds de pension canadien Lone Star et rachetée par une filiale de la célèbre Lehman Brothers, rue fantôme aux immeubles encore vides d’où ont été chassés les pauvres. Longer ces murs ornés de silhouettes de modernes joggeuses, casque vissé aux oreilles, couverts de slogans grotesques du genre « ma street bouge », suffit pour percevoir l’étendue des dégâts. Et de la guerre en cours, ici, contre le peuple.

Et par hasard on tombe sur le petit film – facile à trouver sur internet – intitulé (comme le clip de Keny Arkana qui y a participé) Marseille capitale de la rupture. Ce mini-documentaire résume crûment la désolation où se trouve aujourd’hui la population de la ville.
Il faut absolument lire l’Histoire universelle de Marseille, magnifique pavé d’Alèssi Dell’Umbria (quelque 800 pages aux éditions Agone) qui raconte dans le détail comment ce « pays », qui fut une république, est en butte depuis des siècles à une volonté nationale de le priver de toutes ses spécificités culturelles et politiques. De le castrer.
Tout ce qui fait de Marseille un pays provençal ouvert à toute la Méditerranée, depuis sa langue, l’occitan de Provence, jusqu’aux astucieux systèmes de gouvernement qui lui permirent très longtemps de ne jamais être entièrement soumise aux règles françaises, seigneuriales, royales et impériales, tout ce qui fait de cette ville un carrefour vivant, imprévisible, ouvert aux flux et aux reflux de la mer, sans cesse revivifié d’immigration nouvelle, cette cité indomptable réfractaire à l’ordre centralisateur, où ne cesse de s’inventer une puissante culture populaire dont la tradition ne s’est jamais figée, comme le montrent aujourd’hui des artistes tels Nielo Gaglione (Naïas), Manu Théron, Sam Karpienia, Massilia Sound System, Moussu T et lei Jovents et tous les anciens du légendaire groupe Dupain. Et tous ces lieux modestes qui abritent des équipes bourrées de courage et d’énergie, Le Point de Bascule, L’Art de vivre, Les Pas perdus, ceux du carnaval de La Plaine (aujourd’hui réprimé par les forces de l’ordre), le précieux Ostau dau País Marselhés. Et aussi le Toursky… Toute cette vie culturelle intense, fougueuse, conviviale, ouverte sur le monde et profondément originale, cette richesse que l’on doit évidemment aimer et défendre avec vigueur, tous ces lieux et ces gens sont sciemment précarisés. Et tout cela, trésor inouï, est condamné à la survie. Ou menacé de mort brutale.

Menacée, Marseille le fut par des pouvoirs qui exploitèrent au long des siècles les capacités militaires et marchandes de ce port sans se soucier de sa vie culturelle. Certes, c’est parfois une chance pour une collectivité créative d’être ignorée des puissants et de se développer dans la pénombre, mais il faut la respecter et ne pas vouloir la détruire. Comme l’a montré Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien, l’inventivité et la sagesse des peuples, l’usage habile et le contournement de la contrainte, produisent des effets étonnants. Et lorsque les quartiers populaires de Marseille tissent patiemment leurs liens dans un esprit d’hospitalité et d’ouverture à l’autre, font se croiser et se mêler des manières d’être, des valeurs, des langues et des signes venus de toute la Méditerranée, cela produit une vraie culture. C’est cela qui est menacé.

Ça l’est aujourd’hui, violemment, par un pouvoir qui marche main dans la main avec les promoteurs globalisés, la finance internationale. Après des siècles de résistance, des années de négation et de mépris de ces cultures occitanes et provençales où naquirent et vécurent trouvères et troubadours, l’un des plus beaux fleurons de notre imaginaire commun, est-ce l’heure du coup de grâce ? Marseille a longtemps tenu bon sous les coups, elle est aujourd’hui dans le collimateur d’avides bétonneurs et autres gentryficateurs.
L’insolente qui leur résiste encore, les armées du néolibéralisme mondial sont décidées à lui faire rendre gorge enfin.
Nous n’avons rien, bien sûr, contre les grandes manifestations culturelles qui donnent à voir ce qu’un peuple sait inventer, mais lorsqu’on fait venir sous ce prétexte des « stars » sans intérêt et hors de prix, machines de spectacle propres à standardiser les esprits, il faut lancer l’alerte. L’urgence n’est-elle pas de valoriser le trésor existant, plutôt que l’occulter ? Alors, si une vaste opération européenne parée d’un label « culturel » est utilisée comme arme – et comme masque – dans cette ville devenue championne de la chasse aux Rroms, pour achever le sale boulot d’éradication d’un peuple encombrant sous couvert d’art et de « culture », le monde dit « culturel » doit sans doute dénoncer la manoeuvre.

Le monde de la « culture » dort aujourd’hui sur des lauriers qu’il a depuis longtemps cessé de mériter. Car la culture est un combat, faut-il ici le rappeler ? Les pionniers de l’éducation populaire et ceux de la décentralisation théâtrale le savaient, au sortir de la guerre. Et rares sont ceux, parmi les gens qui aujourd’hui habitent les maisons de pierre ou de ferveur qu’ils bâtirent, qui portent encore la flamme. C’est un combat, oui, permanent, contre les forces du chiffre et de la déshumanisation, de la réduction des populations en une sorte de « classe moyenne standard » mondialisée, déculturée, flexisécurisée, déracinée, composée de producteurs consommateurs à la merci d’entreprises mondiales, prêts à tout pour gagner leur vie le moins mal possible, tenus par la peur du chômage et de la misère. Il faut que les « décideurs » et « experts » qui portent la charge de ce mot : culture, dont on voit bien – par cet exemple entre autres – qu’il est à peu près hors d’usage, il faut que ceux-là s’arrachent à leur sommeil et réalisent que cette charge est, en fait, une immense responsabilité. Celle de l’avenir de notre civilisation, simplement.

Nicolas Roméas