Archives de catégorie : extrait 92

À la recherche du symbole perdu

Hiver 2013

Ouverture

  • Bricoleurs, penseurs et acteurs /Entretien avec Robin Renucci (+abstract*)

    CHRONIQUE DU THÉÂTRE ORDINNAIRE

  • Pour une refondation du droit au spectacle vivant par Bruno Boussagol 
  • GRAND TÉMOIN  : Geneviève Azam – L’économie, à condition d’en sortir

    AUTRES PLUMES, AUTRES VOIX

  • Radio(graphies) par Thomas Hahn
  • Vacarme (bruit de fond persistant) par Valérie de Saint-Do
  • CQFD (un « D » lancé deux fois) par Hédi Maaroufi
  • Fakir (jamais dans les clous) par Valérie de Saint-Do
  • Le Tigre (beauté et complexité) entretien avec Raphael Meltz

    TERRAINS VAGUES

  • La vieillesse n’est pas un naufrage Thérèse Clerc / paroles sur le vif

    AGIT PROP

  • Ce qui se raconte et nous permet de vivre par Olivier Schneider

    NOTES EN MARGE par Valérie de Saint-Do / par Thomas Hahn

    AGORA

  • La culture est une action, pas un patrimoine par Nicolas Frize

    TRADUCTION / INVENTION

  • L’art comme interrupteur entretien avec Romeo Castellucci
  • S’apaiser au contact de la langue entretien avec Nosfell
  • D’une langue l’autre) entretien avec Vadim Piankov
  • La grande aventure du langage (et de la pêche là la ligne) par Olivier Schneider

    CONTRE-CHANT

  • Le jazz en catimini par Rosa Ferreira

    LIBRES ÉCHANGES

  • Sous l’immense tas de cendres des braises… entretien avec Philippe Borrel

    VISUEL

  • Du haut de nos ruines par Céline Delavaux
  • Ceux qui les aiment prendront le train par Valérie de Saint-Do

    FIL D’ARIANE

  • Un fragment d’obstination au monde par Samuel Wahl

    EFFRACTION

  • La voix d’un combat Nadia Rabhi / paroles sur le vif

    ÉDUC POP

  • En mal d’éducation… et de politique ? par Madeleine Abassade, Marc Lacreuse et Christian Maurel

    VILLES ET FESTIVALS

  • L’action, aux sources du théâtre par Rosa Ferreira
  • « Faire du théâtre, c’est risquer sa tête » par Samuel Wahl

    VILLES ET THÉÂTRES

  • Une démarche d’utilité publique par Irène Sadowska-Guillon

    SI LOIN SI PROCHE

  • Scènes de femmes au Japon par Irène Sadowska-Guillon
  • L’art de réparer par Gwylène Gallimard et Jean-Marie Mauclet

    VU DE FACE

  • Sans titre ! entretien avec Dave Saint-Pierre

    PETITES THÉORIES JETABLES

  • par Jacques Livchine

    ÉCRITS par Thomas Hahn / par Irène Sadowska-Guillon / par Madeleine Ababssade

    Points de mire

Édito

En Grèce, le symbole fut d’abord un tesson de poterie brisé en deux morceaux qui s’emboîtaient l’un dans l’autre dont l’assemblage parfait était la preuve de leur origine commune. Et donc un signe de reconnaissance. L’un a besoin de l’autre. Le symbole relie pour faire sens.

Qu’est devenu chez nous ce mot, symbolique ? Comme d’autres, il a perdu sa force. Il s’est déprécié. Sous les coups de boutoir d’une société qui ne connaît de valeur que sonnante et trébuchante, il s’est étiolé. Si c’est symbolique, ça n’est pas important, n’est-ce pas ? Ça n’est que symbolique. Pour un franc symbolique, donc ça ne vaut pas grand-chose. On peut entendre, dans l’affaiblissement, la perte de puissance de ce mot dans le parler courant, le glissement d’une civilisation qui s’abîme peu à peu dans le culte de la possession et – donc – du chiffre.
Pour construire une société qui place au-dessus de toutes valeurs celles qui font de nous des humains (et dont la première est ce que René Scherer nomme « hospitalité »1), l’imaginaire doit évidemment prévaloir sur le chiffre. Il ne le peut qu’à la condition que nous soyons capables de faire exister ces valeurs, de les transmettre, avec les outils adéquats.

Si compter et conter ont la même origine latine, ce sont des mots qui nous constituent, pas des chiffres. Avant de compter, il faut d’abord conter, faute de quoi le sens disparaît. On le sait aujourd’hui, l’imaginaire est le moteur de toutes civilisations, y compris dans leurs aspects économiques et financiers.
Qu’adviendra-t-il d’une société soumise au chiffre, dévorée par lui au point de perdre la dimension de rêve, d’imaginaire partagé, qui est le moteur de ce que nous appelons l’humain ?

Cette société, ne la cherchons pas dans un roman d’anticipation, c’est la nôtre. C’est celle que décrit très justement Un monde sans humains ?, remarquable documentaire de Philippe Borrel qui, après Un monde sans fous ? sur les dérives de la psychiatrie, continue d’explorer les symptômes de cette maladie mortelle qui affecte l’Occident moderne, cette maladie de la déshumanisation dont parle Roland Gori. Les outils pour lui résister, les armes ou les médecines (les pharmakon), nous les nommerons outils symboliques. Ils font appel à notre imaginaire commun – donc à nos émotions – ce sont ceux qui permettent de créer des langages, ce sont ceux de l’art, entre autres. Ce que l’on appelle l’art.

Que nous le sachions ou non, nous sommes depuis longtemps engagés dans une guerre sémantique, des mots perdent leur force, certains naissent et d’autres meurent, d’autres font irruption qui transforment notre vision du monde. Et nous avons perdu quelques batailles. Alors nous voulons nous armer. Nous voulons donner de la force à ce mot : symbolique 2, car il nous permettra de résister aux assauts des tenants de la quantité et du chiffre. Dans ce combat encore trop peu visible, souterrain, mais qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui des pionniers de l’écologie, nous avons des alliés. Robin Renucci, avec Marie-José Mondzain et Bernard Stiegler, sont de ceux qui essaient de nous emmener au-delà de l’usage piégé du vieux mot de « culture », qui sépare ceux qui en sont (et que cela « distingue » comme dirait Pierre Bourdieu) de ceux qui n’en sont pas. Ce mot au sens plus qu’incertain, terni par le mésusage d’un milieu plus soucieux d’intérêts de carrière que de vraies utopies à construire.

Alors, allons à l’essentiel, car le combat fait rage et le geste de l’art est au coeur du combat et il faudra bientôt que ça se sache. Disons-le enfin clairement à nos évaluateurs de tous poils et à ces politiques qui ne comprennent que les chiffres : prisonnier des barreaux d’une grille de lecture quantitative, ce qui est de l’ordre du symbolique meurt, disparaît, en perdant sa valeur intrinsèque. Car ces ordres de valeurs sont opposés, car ils sont sans commune mesure. Je ne suis pas bouleversé par une toile parce qu’elle coûte une fortune, ébranlé par une musique parce qu’elle figure dans tel hit parade, secoué par une pièce de théâtre ou de danse parce que beaucoup de gens l’ont aimée. Non. Je suis atteint en ce lieu où mon être profond touche à l’imaginaire commun. Et cela ne peut avoir lieu, jamais, sans outils symboliques.

Nicolas Roméas