Dire et scander le monde
Tout est dans ce verbe grec, poeien : « faire », qui donna chez nous « poésie ».
De l’importance fondamentale de la langue dans le combat pour la liberté, le passage des savoirs, l’éclair d’étonnement du premier jour et du premier instant, le refus du moisi et la jouissance de l’invention (terme archéologique), Dada et le surréalisme sont d’immenses acteurs et témoins dans notre histoire récente.
Où en sommes-nous aux temps du langage sms et de la novlangue administrative, du franglais commercial, du globish un peu partout obligatoire, des éléments de langage politiques, de la littérature marchande, de la domination universelle du chiffre ? Au bord d’une révolution, sans doute.
Et comme on le verra ici, elle ne manque pas de troupes. Une révolution de l’esprit qui sera d’abord un retour à la langue comme outil d’une culture vivante.
Reprenons pied. Relions ce qui ne peut rester disjoint. La culture, c’est ça. Un moteur, un courant, un fleuve. Et la seule façon d’avancer. C’est d’abord par la réduction de la langue que le nazisme a soumis sa propre culture en brisant les imaginaires. Comme l’écrivit Victor Klemperer (1), l’oppression mentale est d’autant plus efficace qu’elle est sournoise « faite de piqûres de moustiques et non de grands coups sur la tête ». C’est ainsi que procèdent les régimes totalitaires. Ainsi de l’ultralibéralisme. Reprenons pied. Notre terre, c’est la langue.
La langue – oralité et écriture –, ce qui permet d’agir sur le monde, de pratiquer l’échange à partir d’agencements de sons, de mots, de rythmes, d’avoir la capacité (ou non) de faire basculer nos regards sur ce monde en changeant ces mots et ces rythmes, en les cassant. Comme disait Fellini, « chaque langue voit le monde d’une manière différente » et celle de l’artiste n’échappe pas à la règle. La langue, son usage, sa circulation, ses secrets et ses rites, son alchimie, le bouleversement qu’elle provoque lorsqu’elle prend l’esprit dans sa danse, sont nos premiers outils de culture.
Premiers outils de l’aventure de la pensée, oui, mais outils d’une relation imaginaire au monde qui passe par ce que l’on perçoit et transmet très au-delà des mots et se ressent par le rythme, par le souffle.
Serge Pey, poète au sens plein du mot, est l’un de ceux et non des moindres, qui travaillent, jouent, luttent pour un usage indissolublement poétique et politique de la langue. Bernard Lubat en est un autre, qui fait d’Uzeste un village d’effervescence de l’esprit et dont chaque parole est bourrée à craquer de mots inventés qui percent le brouillard et touchent. Quant à Pierre Debauche, hommage et amitié à ce vrai savant de l’humain dont le terrain est le théâtre. Le théâtre au sens de partage. Puis, en coulisses, soudain, un signe, à peine une confidence, Michel Foucault dit son rapport intime à la parole et à l’écrit…
Et les grands bataillons de l’esprit. Dans les rues des villes et partout (en France et ailleurs, au Chili, au Québec)… Olivier Comte et les Souffleurs, les Jetés de l’encre à la Vieille Grille, Brigitte Daïan de la maison de la poésie de Saint-Martin-d’Hères, les slameurs qu’Hédi Maaroufi fait parler (!), ceux qui travaillent en prisons et en hôpitaux psychiatriques, ceux de la Blanchisserie et ceux du Parminou… Tous nos hôtes (ceux que l’on invite et nous invitent) sont de vrais bricoleurs, au sens ou Claude Lévi-Strauss l’entendait (2) et de purs révolutionnaires, reliés à une filiation secrète où l’humain se transmet toujours dans la tourmente. Et puis, il y a ceux qui rêvent éveillés et, comme Pierre Rabhi, se glissent dans le réel avec leur chargement de rêves. Et ceux qui nous aident à re-aimer la politique, comme Philippe Coulangeon, qui actualise la pensée de Bourdieu sur la distinction et remet vivement à leur place ceux qui veulent voir comme un « échec » les tentatives de démocratisation culturelle lancées dans ce pays dès la Libération.
Beau tableau de nos plus précieuses résistances qui donne envie d’aller plus loin avec ceux-là… Alors, pour s’arracher au temps du chiffre (de la déshumanisation), le moment est sans doute venu que les indignés que nous sommes s’inventent une culture vraiment et profondément politique, un monde symbolique où la quantité soit remise à sa place, et la force du lien et du sens tout en haut. Au sommet.
Nicolas Roméas
PS : Adieu et hommage à notre grand Vaclav Havel, poète et homme de
théâtre qui a eu le courage magnifique, qui a marqué le monde, d’introduire une vraie utopie dans la vie politique d’un pays d’Occident.
(1) Cf. LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, publié en 1947.
(2) Cf. La Pensée sauvage (1962).