Archives de catégorie : extrait 68

Un espace de moins en moins public

Hiver 2007

  • p. 2 L’espace du désir partagé/Éditorial par Nicolas Roméas
  • p. 7 GRAND TÉMOIN > Entretien avec Roger Assaf

CHANTIER

  • p. 14 Mutations dans l’espace public/Entretien avec Patrick Bouchain
  • p. 20 8 élucubrations sur le thème de la fête/Jacques Livchine
  • p. 22 Le passeur du Channel/Entretien avec Francis Peduzzi
  • p. 26 « Il faut fiancer l’art et la lutte »/Entretien avec Jean-Claude Amara
  • p. 30 Une obscure nuit blanche/Entretien avec Anne Rousseau
  • p. 34 Histoire express et subjective du théâtre de rue/par Jacques Livchine
  • p. 36 Transmission du désir/Entretien avec Agnès Desfosses
  • p. 39 Ils ont fait la FAI-AR/par Thomas Hahn
  • p. 42 De l’autre côté du miroir/Entretien avec Mark Etc
  • p. 46 Dissonances concertées/Entretien avec Nicolas Frize
  • p. 50 L’éphémère pour partage/Entretien avec Denis Tricot
  • p. 55 Interdits de public/Laurent Grisel
  • p. 57 Murs du monde/Thomas Hahn
  • p. 60 Brèves histoires de rue
  • p. 62 AGORA > « Émeutes » urbaines/par Michel Fize
  • p. 64 Notules hâtives

HORSCHAMP

  • p. 67 CONTRE-CHANT > Grande musique pour tout le monde !/Entretien avec Jean-Noël Crocq
  • p. 70 CHRONIQUE DU THÉÂTRE ORDINAIRE > par Bruno Boussagol
  • p. 72 LIBRES ÉCHANGES > Engagement syndical et artistique/Entretien avec Vincent Bady
  • p. 75 SI LOIN SI PROCHE > Le théâtre en Corée du Sud/par Irène Sadowska-Guillon
  • p. 78 SI LOIN SI PROCHE > Délocalisation à la russe / par Valérie de Saint-Do
  • p. 81 VILLES ET FESTIVALS > Saute-frontières de l’art/Entretien avec Léon Azatkhanian et Laurence Mundler
  • p. 84 SENS DESSUS DESSOUS > par Joël Kerouanton
  • p. 86 PAS DE CÔTÉ > Danser l’histoire du corps/Entretien avec Sébastien Cormier
  • p. 88 PAS DE CÔTÉ > Le défi basque/par Thomas Hahn
  • p. 90 DE VISU > Une surréaliste chez les singuliers / par Céline Delavaux
  • p. 92 PARTI PRIS > Les enfants du Soleil/Olivier Claude
  • p. 94 ÉCRIT > Céline Delavaux/Annabelle Weber/ Marc Tamet/Estelle Vilcot/Valérie de Saint-Do
  • p. 99 PETITES THÉORIES JETABLES > par Jacques Livchine

Humeur de Jacques Livchine

Tout me fatigue

La rue !

Parce que lors des présentations de la FAIAR, les professionnels invités
jugent avec le premier critère évident :

La rue c’est dans la rue !
or

Magali joue dans un immeuble,
Constance dans un bar à putes
Julie dans un parking rééinventé
Estelle dans un square

Alors le Thomas Hahn de Cassandre, comme Pierre Guillois de Bussang

disent : c’est où la rue ? C’est ça votre théâtre de rue de l’avenir ?

Notre rue primitive est elle perversifiée ?

Notre manifeste doit donner une réponse, donner une réponse
sur ce sujet. On a fait divers essais, Luc Perrot est gentil de trouver ça
pas mal. Extraits

« Pour nous voir il n’y a pas besoin de vigiles ni de pousser la porte.
Nous sommes pour tous les yeux et toutes les oreilles.
Nous parlons à la fois aux analphabètes et aux bardés de diplômes.
La seule célébrité sur laquelle nous nous appuyons se trouve sous nos pieds.
La rue.
C’est notre scène, notre arène, notre ring.
Nous sommes à la rue parce que nous le voulons »

Premiers balbutiements. ça passe ou ça passe pas ? Pour moi, ça passe pas .

De toute façon on n’a pas su dire pour qui il était ce manifeste ?

A placarder dans les festivals ? A publier dans la presse ?

Pour nous définir nous mêmes ?

On s’est réunis à 4.

On a cherché nos obsessions, nos maladies, nos ressemblances ; jouer
pour tout le monde, jouer gratuit, jouer hors des temples dévolus aux arts.

Quand Copeau quitte Paris, il nomme son ennemi, le théâtre commercial, lui
il veut le théâtre d’Art. C’est l’appel du vieux colombier, c’est musclé,
c’est vigoureux.

Mais moi si je me mets à dire ce que je pense vraiment, c’est l’apocalypse.
Alors si j’avais le droit je dirais :

Le théâtre en France va mal.
Et pourtant la France, nous dit -on est exemplaire, et enviée du monde
entier pour sa vie culturelle.

L’ennui : l’ennui habite nos salles de théâtre. Un public d’abonnés
cultivés, endormi ou hypnotisé, applaudit des oeuvres ternes, inodores,
aseptisées.

Le théâtre est devenu totalement mortifère, déserté par les jeunes en dehors
des élèves emmenés de force par leurs professeurs, le théâtre est devenu
mou, domestique, aligné.

Une véritable cour de marquis, de barons, de comtes et de comtesses gravite
autour du Ministère de la culture pour s’emparer des postes régulièrement
mis à disposition. On se pousse des coudes pour faire partie des « short
listes » de pré -selectionnés. C’est toujours le plus médiocre qui l’emporte.

Ceux qui osent dénoncer ce système sont jetés aux oubliettes, marginalisés,
blacklistés, évincés.

L’avenir n’appartient -il qu’aux mausolées ?

Naît alors depuis une vingtaine d’années en dehors de ce système
bureaucratique, un théâtre de résistance, un vrai théâtre engagé, poétique,
social, qui se joue hors de tous ces lieux officiels et subventionnés.
,
Ce théâtre se joue « hors théâtre » un peu partout, dans des espaces publics,
pour des publics neufs, émerveillés.
C ’est du vrai théâtre de la vie, le vrai théâtre, impertinent, jeune
vivant, bousculeur, et surtout vivant.

Il n’est pas compassé, empesé, amidonné, il est foisonnant, généreux
débraillé, batailleur, brailleur.

D’un côté la vie, de l’autre la mort.

Il est temps que le ministère de la culture, à l’aune d’un changement de
régime, arrête d’embaumer la culture morte, et s’occupe de la culture
vivante.

Ce théâtre vivant, est reconnu par le Monde entier. Ce n’est pas la Comédie
Française, que les pays étrangers s’arrachent, mais le théâtre de rue
français.

Ces nouvelles formes de théâtre investissent toutes sortes de lieux, rues,
friches , forêts, campagnes, cours d’immeubles, villes, villages, parfois
même les théâtres.

C’est de l’Art en marche, plasticiens, musiciens, danseurs, se joignent à
cette cohorte d’artistes inventifs.

Evidemment ces nouvelles oeuvres ne se calquent pas sur les critères de
qualité habituelles. Adieu l’excellence culturelle, adieu la consommation
classique de culture, adieu l’entre soi, adieu la consanguinité.

C’est une vraie révolution.

L’art vivant pousse partout en dehors des lieux qui lui sont dévolus.
C’est un vrai mouvement qui avance inexorablement, poussé par le vent de
l’histoire.

1000 compagnies, 350 festivals.

Des expériences inédites totalement ignorées par les médias.
Des squatts, des lieux de fabrique, des rassemblements, un courant se
dessine.

La précarité y est de mise.
L’accès à l’intermittence devient de plus en plus sévère.
Sans arrêt, de nouvelles règles de sécurité tentent d’enrayer le mouvement.

L’Etat ne pense qu’à renforcer ses établissements nationaux, en plein déclin
et fermés à 85% de la population.

Le débat présidentiel n’aborde jamais les enjeux culturels, alors que 60 %
des français pensent que la culture est un bon moyen de lutte contre les
inégalités scolaires et pour le désenclavement de la société rurale.

Nous sommes des plantes sauvages, nous poussons là où il ne faut pas, ils
veulent nous mettre en pot.

I faut revendiquer le droit à l’émeute, l’émeute artistique.

Le problème ce n’est pas l’ISF, ou l’impôt sur le revenu, le problème, c’est
que notre art est aussi indispensable à l’homme que la chlorophylle à la
nature, le problème c’est que nous avons beaucoup plus besoin de désordre,
que d’ordre.

Voilà pourquoi nos candidats ne devraient pas avoir les yeux rivés sur le
sondages, mais sur les urgentes et cruciales questions culturelles.

Il faut déconstruire le système culturel actuel, le reconstruire
autrement,inverser les valeurs et les priorités.

Grande musique pour tout le monde ! Entretien avec Jean-Noël Crocq

Propos recueillis par Annabelle Weber

Titulaire de l’Opéra national de Paris et professeur au Conservatoire national supérieur de musique de Paris depuis 1991, il a enseigné pendant vingt ans à l’École nationale de musique de Mantes-la-Jolie et a participé à diverses aventures artistiques, dont les débuts de l’ensemble contemporain L’Itinéraire. Digne héritier de son père, André Crocq, figure historique de l’Éducation populaire, Jean-Noël milite avec ferveur pour le décloisonnement de la musique classique. Il nous présente ici l’association Papageno et livre sa vision du paysage musical actuel.

Genèse

J’ai créé l’association Papageno en 1998, avec des amis musiciens. Au départ, nous voulions simplement nous faire plaisir en interprétant les « divertissements » pour trois cors de basset de Mozart, cinq pièces magnifiques rarement jouées. Nous avons décidé de le faire devant des enfants hospitalisés. Il a fallu créer une association. Au cours de
la rédaction des textes fondateurs, ma filiation et toutes mes précédentes expériences ont refait surface.
J’avais baigné toute mon enfance dans l’atmosphère des stages d’art dramatique organisés par mon père, à Pézenas. Les participants y réalisaient des spectacles superbes, joués devant les habitants de la localité, qui découvraient avec ravissement Molière, Shakespeare, Lope de Vega, Marivaux… Cela m’avait beaucoup marqué.
Plus tard, en mai 1968, j’étudiais au Conservatoire de Paris. Entre deux manifestations, nous partions à Nanterre, avec nos instruments, faire découvrir la musique dans les universités et dans les usines en grève. Nous jouions sur les parvis, devant quelques dizaines d’ouvriers médusés, qui regardaient ça comme quelque chose d’incroyable.
Je me suis souvenu des concerts éducatifs des Jeunesses musicales de France. C’était une bonne initiative, qui ne fonctionnait pas toujours. Mettre huit cent mômes agités, peu préparés, dans une salle inadéquate, pour écouter un concert de musique de chambre dans un brouhaha perpétuel, avec souvent un présentateur qui n’était pas musicien lui-même, provoquait des décalages et entretenait la distance.
Enfin, mon parcours d’enseignant, notamment à Mantes-la-Jolie, ainsi que mes interventions en milieu scolaire, seul, avec mes instruments, m’avaient appris à appréhender et surtout intéresser un public néophyte qui, a priori, n’a pas accès à la musique classique.
Nous avons donc décidé, avec Papageno, d’aller jouer à l’hôpital, mais aussi dans les prisons et les écoles. Nous nous sommes lancés dans l’animation culturelle…

Papageno : humanisme, militantisme et tradition

La première démarche de l’association, c’est la simplicité du don et du partage. Nous intervenons de façon bénévole, ce qui nous situe d’entrée dans l’utopie. À l’heure actuelle, une maison d’arrêt n’est pas en mesure de rémunérer des musiciens au tarif professionnel. Il faudrait une forte volonté politique, et des moyens financiers accrus, pour faire de Papageno une réelle démarche éducative. C’est difficile…
La seconde démarche est musicale et relève du militantisme. C’est un choix politique. Il s’agit de dire : « Si vous voulez faire un geste, éveiller les gens, leur apporter des choses plus complexes, plus belles, qui les feront progresser, faites-le. Ce n’est pas impossible. Nous en donnons la preuve. Cessez de prétendre que la musique ne peut que rester élitiste, cessez de cloisonner les musiques. »
Avec Papageno, nous jouons de la musique pure et dure, sans aucune concession de répertoire. Nous n’interprétons ni musiques de films, ni chansonnettes, sous prétexte que le public va reconnaître et aimer. Nous donnons des œuvres du grand répertoire de musique de chambre : des quatuors de Mozart, des sonates de Beethoven,
de Brahms, des pièces de Bartok, de Stravinsky ou de Saariaho…
Nos auditeurs ne connaissent généralement pas ces œuvres. Bien sûr, ils perçoivent l’aspect sensible de la musique, lié à l’inconscient, qui provoque une émotion directe. Nous les aidons aussi à en aborder le sens intellectuel. Chaque musique est un langage associé au verbe. La musique classique est nourrie de musique religieuse, d’opéras,
de symboles… Prenons l’exemple d’une fanfare de cuivres : au Moyen-Âge, elle était réservée au roi, seul à pouvoir l’entretenir. Aujourd’hui, dans une symphonie romantique ou dans une musique de film, lorsque l’on entend des cuivres, c’est un symbole militaire ou un symbole de puissance, de magnificence. C’est d’ailleurs comme ça qu’on le
ressent. Mais il est possible d’expliquer clairement d’où ça vient et ce que ça signifie.
Nous analysons les morceaux que nous interprétons, nous guidons l’écoute, dans le but de donner un sens à la musique. Nous devons employer des mots très simples. Si je prononçais la phrase : « Ce fugato fait référence à Jean-Sébastien Bach », évidente pour n’importe quel mélomane, un public non averti n’y comprendrait rien. Il faut trouver des mots portés par tous. C’est un exercice magnifique.
Lors des concerts de Papageno, nous ne faisons pas intervenir le public.

Dissonances concertées/Entretien avec Nicolas Frize

Propos recueillis par Valérie de Saint-Do

Comment « travailler politiquement » avec la musique contemporaine ? Comment placer les gens au cœur du dispositif dans une discipline perçue comme « pointue » et élitiste ? Ces questions, Nicolas Frize s’y frotte depuis des années. Les gens, les espaces et les objets sont au cœur de sa composition musicale. Six villes de Seine-Saint-Denis accueillaient récemment Êtres, sa dernière création, élaborée avec une centaine d’habitants de chaque commune. Êtres est née d’une belle ambition : aborder musicalement la question de l’étranger et de l’altérité. Les réponses, multiples, interviennent dans la scénographie du concert où la relation de l’auditeur avec la musique oscille entre proximité et étrangeté.

Où l’on s’interroge sur la solitude du musicien

Je ne différencie pas mon travail de la démarche politique menée par des artistes d’autres disciplines, comme Guy Bénisty par exemple1… Quand je partage une résidence avec le Théâtre de l’Unité2, on travaille dans la même direction, et j’oublie que je fais
de la musique contemporaine !
La musique contemporaine est multiple. La jeune génération travaille depuis longtemps avec des objets sonores atypiques, de plus en plus avec les espaces, mais la composante politique du travail est absente. De manière générale, les musiciens sont loin du politique.
Le milieu des compositeurs, des ingénieurs du son, des producteurs de musique techno est composé de gens « à la marge ». Notre matière, les sons, est faite de variations de pression atmosphérique, de molécules qui bougent : de l’invisible ! La musique est immatérielle : on compose avec ce qui ne fait que passer, qu’on ne peut retenir. Cette incroyable abstraction de notre travail ne lie pas les musiciens au concert collectif, entendez la société, les luttes, l’engagement… Beaucoup de confrères sont chez eux toute la journée à écrire, écrire, écrire. Ça les sacralise. Comme ils sont rares, ils sont chers, donc chéris ! Il y en a même que l’on appelle « maître ». Ça m’est arrivé…

Où l’on admet que la musique est mortelle et la volonté de la fixer, une vanité

Nos travaux sont liés aux espaces, aux lieux et au temps, ils sont infixables. Ça nous ravit, qu’ils ne puissent pas être transformés en objets ou en produits !
J’ai fait de la mortalité des pièces un outil de travail. L’association s’appelle Les Musiques de la boulangère : c’est important de faire son pain tous les jours, de le voir rassir et de devoir le refaire. Je pars de la notion de pétrissage. Cela restaure la nécessité du souvenir : paradoxalement, l’enregistrement nous autorise à oublier. Il est important de mener un projet avec des gens, dans la durée, dans la profondeur. Et de tout recommencer le lendemain. C’est comme une lutte : peut-on imaginer que des ouvriers enregistreraient une conquête sur un CD ?
L’expérience physique du spectateur est très importante dans ce travail, la fixer, ce serait la tuer… Je ne vais pas briguer l’immortalité en oubliant le travail demandé à l’auditeur… C’est une démarche de transformation sociale : les gens sont invités à modifier leurs horaires, à sortir, à participer… Tout cela ne doit pas être nié par un produit.

Histoire express et subjective du THÉÂTRE DE RUE

Par Jacques Livchine

Il naît en 564 avant Jésus-Christ.
Le tout premier théâtre, le plus primitif, c’est du théâtre de rue,
il faut le dire et le redire.
Pendant plus de deux mille ans, le théâtre se joue sous le ciel.
C’est très récemment, il y a quatre cents ans environ, que le théâtre s’enferme dans des bâtiments et ne s’adresse qu’à une petite élite.

Et puis arrive, après la Libération, le frémissement de la décentralisation, où l’on sent que l’on ne peut plus priver le peuple de théâtre.

Peter Schuman ouvre la première brèche en 1965 avec ses grandes interventions de marionnettes géantes dans les rues de New York lors des manifestations contre la guerre du Vietnam. Le Bread and Puppett relance l’échasse comme mode d’intervention.
Eugenio Barba lance à son tour ses acteurs hyperentraînés à l’assaut de la rue, des places publiques et des villages.
En 1968, à l’invitation de Jean Vilar, le Living Theatre va improviser dans un quartier excentré d’Avignon, et réclame la gratuité
des spectacles.
Un peu plus tard, ou un peu avant, c’est Jérôme Savary qui se met à faire quelques parades de rue musicales et maquillées, puis quelques saltimbanques, comme Julien Cordière et son « palais des merveilles », font sensation.
Un certain Clément anime le « théâtre à emporter », que l’on dit très violent, on le retrouvera plus tard sous le nom de Bartabas de Zingaro.

En 1973, sous l’impulsion de l’animateur culturel (expert en marketing, ndlr) Jean Digne, plusieurs de ces bandes d’artistes
en rupture se retrouvent sous la bannière d’« Aix ville ouverte aux saltimbanques ». Le cours Mirabeau est occupé par une quinzaine de groupes théâtraux, Théâtracide (Michel Crespin, Bernard Maître), le Théâtre de l’Unité, Risorius, le Théâtre à Bretelles, etc.

Qu’est-ce que ces groupes ont en commun, que veulent-ils ?
Ils veulent se réapproprier les espaces publics, s’adresser aux gens, directement, toucher les populations, ils refusent le « public de théâtre ».
Ils veulent jouer dehors parce dedans il fait froid.

Mutations dans l’espace public : Entretien avec Patrick Bouchain

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Ce héraut d’une architecture libertaire n’est pas un inconnu des lecteurs de Cassandre/Horschamp, où il a souvent défendu ses positions iconoclastes en matière d’urbanisme, d’architecture et notamment de conception de lieux culturels. On doit à Bouchain quelques-unes des plus belles réussites françaises, de l’Académie Fratellini au Lieu unique de Nantes… Ce bâtisseur franc-tireur est un orfèvre du dialogue fructueux avec une institution culturelle qu’il ne ménage pourtant pas. Commissaire du pavillon de la France à la Biennale d’architecture de Venise, il y a appliqué sa conception d’un joyeux partage de l’espace et de l’habitat, non sans bousculer quelques conventions. Face aux prises en compte traditionnelles de l’espace public et de l’aménagement du territoire, il défend un changement radical de paradigme, qu’il expérimente dans ses travaux.

Depuis une vingtaine d’années, des artistes tentent par différents moyens d’opérer une sorte de réappropriation d’un espace public qui ne soit plus uniquement le lieu d’un passage. Mais toutes ces expériences, comme par exemple le théâtre de rue, n’ont finalement produit que peu d’effets dans le réel.

Patrick Bouchain : On s’imagine qu’il n’y a que deux espaces, l’espace privé et l’espace public. Or, comme l’espace public a été attribué à la circulation, l’automobile l’a envahi et il a été en partie déserté par le commerce, qui s’est installé dans des zones d’activité privées. On voudrait nous faire croire qu’il suffit de descendre dans la rue, de faire sortir le théâtre des lieux institutionnels, pour que l’espace public devienne populaire. Mais ce n’est plus comme ça. L’espace public tel qu’on l’a connu dans la période monarchique, puis républicaine, des villes qui ont des tracés, avec des espaces publics très déterminés, dessinés, débouchant sur des perspectives monumentales, dont l’architecture est essentiellement le décor, ça ne marche plus.

Sous les royautés, le commerce était intimement lié aux pratiques artistiques, la foire, jusqu’au « boulevard du Crime »…

Oui, l’espace public était le lieu de l’échange de la marchandise, de l’artisanat, du travail fait et donc le lieu de l’échange social. Ce lieu de l’échange social a disparu. La famille n’existe presque plus, le syndicalisme et les partis politiques ont perdu leur force symbolique collective. L’espace public n’apparaît plus tel qu’on l’a connu. Mais il y a une mutation qu’on ne voit pas. Il y a un rejet de la structure de l’espace privé qui ne correspond pas au mode de vie actuel.
C’est pour cela que ça va mal en banlieue : on ne peut pas avoir un logement social bâti sur le modèle « papa-maman et deux enfants, moins de quarante ans et ayant du travail », etc. La cage d’escalier n’est plus un lieu dans lequel on peut jouer, le pied d’immeuble non plus parce qu’il est trop étriqué, le local à poubelles est un local hygiénique, le parvis de l’immeuble est devenu un parking, etc. Finalement, on démonte les bancs, parce que les gens modestes qui s’y assoient ne consomment pas. L’espace public a été volontairement gommé.
Mais il existe encore de l’espace public.
La rave party est l’expression d’un espace public destiné à une manifestation dont on ne veut pas la propriété. On ne réclame pas un espace aménagé, approprié, affecté, mais un espace pour se rencontrer. Et l’on accepte qu’il redevienne ensuite un espace agricole, ou autre chose. Le squat de lieux industriels, c’est la même chose, à une échelle plus petite, non rattachée institutionnellement à
la culture mais nécessaire à la rencontre et, éventuellement, à l’expression et à la représentation. Il y a sans cesse des tentatives.

Ce n’est pas la définition de l’espace public dans son acception habituelle…

Essayons de définir ce qu’est un espace public. Ce n’est pas nécessairement un espace pour la totalité, la multitude, la collectivité. C’est un espace qui appartient à tous et qui est donc à un moment donné l’espace de quelques-uns. Ce n’est pas un espace pour tous. On peut s’approprier à deux un espace public. Par exemple, on pourrait penser qu’une pièce commune dans un immeuble est un espace public.

On voit parfois des espaces de théâtres en plein air, sortes de mini-arènes construits au pied de grands ensembles. Ça peut impulser l’idée de se regrouper à quelques-uns pour faire du théâtre dans ces lieux. Or ils sont très souvent déserts… Mais il y a aussi
les jardins partagés qui, eux, fonctionnent, les gens apprécient…

Bien sûr. Le nouvel espace public sera un espace non qualifié destiné à être éventuellement approprié, peut-être pour un temps court. Le défaut majeur, aujourd’hui, c’est que tout est nommé, en urbanisme notamment. Il y a les espaces construits, non construits, les équipements culturels, les équipements privés, et ainsi de suite… Nous vivons dans une société qui est en train de se prendre les pieds dans le tapis en voulant s’occuper de tout, au même titre que le totalitarisme.
Notre démocratie nous a fait croire qu’elle pouvait s’occuper de tout parce qu’elle a pour objectif le bien de tous, mais elle est en train de s’enliser dans la bureaucratie. Cette même bureaucratie qui a abandonné des pans entiers au privé. Mais le privé ne prendra que ce qui est rentable. Il y aura des espaces non rentables selon les normes économiques qui pourront devenir des espaces appropriables, des espaces publics. Mais sans doute pas des espaces publics définitifs.
Dans le système libéral, il peut y avoir beaucoup d’abandons. Observons le concept de développement durable : c’est la société libérale qui pense qu’un développement durable est nécessaire à sa survie. C’est elle qui dit : « Faisons attention aux réserves énergétiques. » Elle veut se protéger, elle ne se soucie pas de protéger les populations.

Pourtant, il y a quelques décennies, ces idées étaient issues de la contestation…

C’est vrai. À un moment donné, des gens ont développé l’idée de la nécessité d’un équilibre, on pourrait appeler cela l’écologie. Mais aujourd’hui, cette écologie est tournée vers la protection du milieu afin de permettre le développement économique, non l’harmonie entre les hommes.
Revenons à l’espace public. Pendant longtemps, la société démocratique a voulu penser à la place des autres les équipements nécessaires à son équilibre, mais l’évolution des mentalités a fait que les gens se sont détournés des équipements et espaces publics. Il va falloir que ces gens retrouvent eux-mêmes leur espace.

Un grand témoin : Roger Assaf

Propos recueillis par Nicolas Roméas

N’en déplaise à sa modestie, Roger Assaf est l’un des acteurs majeurs du théâtre libanais. Nous l’avions rencontré en 1999, lors de la publication du hors-série « Théâtres des mondes arabes ». Après des études d’art dramatique au Théâtre national de Strasbourg, il participa à la création du Théâtre de Beyrouth et créa avec Nidal Ashkar, en 1968, l’Atelier d’art dramatique de Beyrouth. C’est à partir de cette expérience que s’est développée la troupe itinérante Al-Hakawâti qui (ré)inventa un théâtre populaire d’expression arabe en prise avec l’histoire du Liban et la façon dont ses drames résonnent dans l’existence des gens simples. Tout au long du dernier conflit, cet inlassable témoin a jeté de très belles bouteilles à la mer, lueurs de conscience dans l’obscurité de la guerre.

Cassandre/Horschamp : Il y a des années que vous faites un théâtre qui s’adresse à une collectivité humaine pour traiter avec elle, pour elle et par elle, des questions qui concernent son histoire, son présent et son avenir. Vous le faites dans un pays que l’on nomme parfois « martyr », en permanence traversé par des intérêts autres que les siens. Il y a quelque chose d’emblématique dans cette aventure, dans cet endroit-là du monde… Il y a quelque chose qui a à voir avec l’usage le plus fort, le plus brûlant du théâtre.

Roger Assaf : Nous sommes impliqués dans un travail collectif, mais qui n’est pas refermé sur lui-même. Ce n’est pas une petite église autosatisfaite, c’est une collectivité ouverte qui est toujours en contact avec les gens. Et le théâtre n’est pas une fin en soi : nous faisons du théâtre parce qu’on sait un peu en faire, mais surtout parce que c’est un lieu intéressant. C’est un espace où l’on ne peut pas être seul, où l’on est obligatoirement confronté à d’autres, à l’intérieur de la profession et avec le public. On est toujours sous le regard des autres. C’est très intéressant. Nous sommes constamment en train de découvrir, d’apprendre, de vivre avec des gens, d’enrichir ce que l’on sait et de créer des liens, une sorte de tissu à l’intérieur duquel on se nourrit. On est bien.

Vous l’avez vécu avec Al-Hakawâti (Le Conteur), une troupe nomade ?

Je n’ai jamais eu de troupe à proprement parler. Les personnes qui travaillent avec moi passent, traversent… Il se crée des liens d’amitié durables, mais il n’y a pas de permanents. Ça se renouvelle pour plusieurs raisons : c’est très difficile de rester dans ce genre de travail quand on a des besoins, l’ambition de faire une carrière, de fonder une famille. D’autre part, ce type de pratique a besoin de constamment se renouveler à partir de la jeunesse. Les jeunes sont les plus capables de donner sens à cette démarche : ils sont très curieux, ils veulent apprendre, ils ont de la générosité, et chaque nouveau venu enrichit cette pratique et lui donne une nouvelle forme, une nouvelle énergie.

Donnez-nous un exemple significatif de ce travail…

Je vais en donner deux différents. Le premier, Les Jours de Khiyam, réalisé en 1982 et qui a été joué jusqu’en 1985, est une réflexion sur la mémoire collective
du Sud-Liban, qui reste très d’actualité… Le Sud-Liban est une région qui a constamment, depuis près de quarante ans, subi des agressions israéliennes, de plus ou moins grande envergure. La dernière était énorme…
L’une de ces agressions, en 1978, avait eu lieu – bien avant 1982 et Sabra et Chattila – dans le village de Khiyam. Beaucoup de gens de Khiyam se trouvaient réfugiés dans la banlieue de Beyrouth et comme nous avions des connaissances dans ce milieu, nous avons recueilli des histoires de la vie de ces gens.
Il y avait une histoire d’amour et l’histoire d’une maison dans le village… Refaire vivre ce village, sa mémoire, que la guerre a tenté de détruire. La guerre essaye d’effacer définitivement les choses pour mettre en place un nouvel ordre, ce que l’on appelle la « paix ». Mais ce n’est pas une véritable paix : juste un accord entre les forces en présence… La vie et la mort se complètent ; la guerre et la paix aussi. Ce sont des acolytes, des complices.
Les véritables ennemis, ce sont la guerre et la vie : la guerre détruit la vie, et la vie essaie de survivre. Notre entreprise se place dans cette perspective : donner à la vie des chances de vaincre la guerre. Les Jours de Khiyam, ce sont les jours du village avant le massacre, avec les souvenirs, les façons de vivre, les disputes, les conflits internes… Bien sûr, c’est une tragédie, mais pleine de moments de fête, de joie, de cocasserie… C’est la vie. C’est un spectacle où l’on rit beaucoup, où les gens sensibles pleurent beaucoup. C’est fait selon la technique propre au conteur populaire, avec des outils, des matériaux de la vie quotidienne : des tabourets, des chaises, des échelles, des bâtons, des bouts de tissu…

C’est un retour aux sources, un rituel de mémoire…

Oui, nous avons beaucoup développé cette technique. Mais au lieu que ce soit un conteur, c’est une troupe, c’est un collectif qui raconte. C’est pour ça que le spectacle commence dans la salle : les comédiens sont mêlés au public, parlent avec les gens, mais ils parlent à l’intérieur de leur personnage.

Quand vous faites ça, avez-vous l’impression de poursuivre une tradition ancestrale ?

C’est une tradition vivante. Raconter des histoires, dans les milieux populaires, c’est la culture quotidienne. La mère raconte des histoires à ses enfants, la grand-mère raconte des histoires à toute la famille…

ÉDITORIAL

 

L’espace du désir partagé

Par Nicolas Roméas


Lorsque, il y a quelques années, j’ai visité pour France Culture le lieu de théâtre de Jean-Pierre Guingané à Ouagadougou, Jean-Pierre m’a joliment mené en bateau.

« Venez, je vais vous montrer notre plus bel espace scénique. » Il m’ entraîna dehors, derrière l’ancienne caserne qui lui servait de bureaux, là où le sable commençait le désert. Après que nous ayons marché quelques minutes, il s’arrêta et dit : « Voilà, c’est ici. C’est notre plus bel espace scénique. » Comme je ne voyais rien que du sable alentour, il m’indiqua des traces à peine visibles qui délimitaient plus ou moins un cercle sur le sol, et ajouta simplement : « La nuit, nous plantons ici des flambeaux et, dans le cercle, des gens racontent. »

Je me suis alors souvenu : l’espace du théâtre, l’espace du poète, l’espace de l’art, est un espace consacré.
C’est le geste qui consacre l’espace, la volonté que ce geste ait lieu ici et que l’on se rassemble autour de lui. Les lieux dont l’architecture intègre et impose de l’extérieur un rituel obligatoire dispensent de vivre intérieurement et de créer ce rituel.

Si l’on veut que le rituel soit réellément vécu, il faut que ce soit le rassemblement, l’attention, le désir partagé, qui crée son espace, non l’inverse. Où peut-on encore le ressentir, ce moment d’invention, de concentration commune (de recueillement, oserais-je dire), qui est à la source de ce que nous nommons théâtre ?
En reste-t-il encore chez nous, de ces espaces vierges que l’on puisse à l’envi consacrer à la parole, au geste, à l’échange, et pas uniquement à ce que nous nommons « spectacle » ?

Et souhaitons-nous que ces espaces existent ?

On appellerait ça l’espace « public », et l’on en ferait différents usages, hors de toute propriété privée, en fonction des désirs et des nécessités. C’est ce qu’évoque ici Patrick Bouchain, grand inventeur d’espaces de travail et de vie.
Lorsque le besoin est fort la chose se produit d’ailleurs spontanément, comme par exemple au speaker’s corner de Hyde Park, à Londres… Encore faut-il laisser une place à ce qui n’est pas programmé.

Un espace où il serait possible d’exister dans la beauté du geste, en dehors du rapport marchand. Oui, cela ressemble à une utopie, c’est le cas de le dire.

Le théâtre de rue essaya, il y a une vingtaine d’années, tels jadis à leur façon les saltimbanques, de rendre une certaine liberté, une certaine poésie, une certaine gratuité, aux rues de nos villes modernes.
Mais la gestion actuelle de ce que l’on hésite à nommer encore « espace public », impose de telles contraintes que les fragiles règles de l’art, écrasées par celles du contrôle social et du commerce, ne peuvent y survivre.
Lorsque tout est placé sous contrôle, l’art ne peut plus réellement agir et créer ses liens invisibles. Il produit alors de l’ersatz, du faux-semblant, du divertissement, au mieux la manifestation plus ou moins codée d’une révolte.

Il s’agit donc bien, réellement, d’une orientation de civilisation, d’un choix de société. Voulons-nous laisser sa place à une pratique de l’art qui n’en soit pas réduite à la consommation, qui retrouve sa fonction d’outil symbolique commun ?

Sommes-nous prêts à accueillir l’imprévisible et généreuse beauté d’une création collective qui parle à tous et à chacun ?
Sommes-nous en mesure de l’imaginer, de la désirer, de la susciter ?

Sommes-nous, aussi, capables de comprendre que les cultures dont la forteresse Europe cherche à se protéger de toute force – cultures porteuses d’un savoir vivre ensemble – détiennent un contrepoison qui nous est aujourd’hui indispensable, celui de la relation ?

Oui, la rencontre des cultures peut produire de très beaux effets lorsqu’elle a lieu avec les bonnes personnes au bon moment, comme ce fut et c’est le cas avec El Hakawâti de Roger Assaf, formé au TNS et imprégné d’une culture proche-orientale où le conteur de villages est central.
Mais notre propre culture est-elle prête à entendre qu’il lui faut quitter sa position de surplomb et tendre l’oreille aux autres ?

Ces questions, que nous ne sommes pas seuls à poser, nous tentons d’inventer des espaces-temps pour les vivre, comme nous l’avons récemment fait avec Édouard Glissant, Mimi Barthélémy et d’autres, au Lavoir moderne parisien(1).

Si elles en sont arrivées à un point culminant, ces questions ne sont pas nouvelles. Et Jean-Claude Amara le rappelle dans ces pages, Rousseau critiquait déjà, dans sa Lettre à d’Alembert, un rituel théâtral qui prend la place de la fête populaire en maintenant « un petit nombre de gens dans une antre obscure, craintifs et immobiles, dans le silence et l’inaction… »

Reprenons le fil de la pensée du promeneur et écoutons quelques-uns des plus avisés de nos questionneurs contemporains…

1. Le 18 décembre dernier à l’occasion de la deuxième Agora de la Goutte-d’Or. Édouard Glissant sera le grand témoin de notre prochaine parution.