Entretien avec Élie Malka
Propos recueillis par Nicolas Roméas
Créée par Giorgio Strehler en 1990 pour participer à la construction d’une Europe culturelle et artistique, l’Union des théâtres de l’Europe cherche aujourd’hui à réaffirmer son rôle en une époque qui se préoccupe de moins en moins de ces sujets. Élie Malka, son actuel directeur, tente de garder le cap.
Cassandre : Étant donné les origines historiques et philosophiques de l’Union des théâtres de l’Europe, liées à un moment précis de l’Histoire et à une personnalité aussi marquante que Giorgio Strehler, quel chemin imaginer aujourd’hui qui soit fidèle à cette filiation et capable d’exister dans le présent totalement différent qu’on connaît ?
Élie Malka : Le but de l’Union, tel que Strehler l’avait défini, c’était de contribuer, en tant que gens de théâtre, à la construction de l’Europe. C’était une contribution politique, par l’artistique. Lui-même était très attaché
à l’échange entre coproductions de langues différentes, de théâtres différents, de pays différents ; au partage entre metteurs en scène, entre comédiens de plusieurs langues pour sortir un spectacle ensemble ; très preneur de débats sur les questions qui sont au cœur du théâtre : comment on fabrique des comédiens ou des metteurs en scène, la transmission du savoir, la traduction des œuvres…
Il disait : « Traduire, c’est trahir, mais on ne peut pas faire autrement. » C’est un chantier ouvert. Ce qui l’a beaucoup intéressé, ça a été de monter des expositions de grands scénographes vivants qui pouvaient être très importants dans leur pays, mais inconnus ailleurs. De faire circuler ces expositions.
Ça a démarré en 1990.
L’Union, à ses origines, était très restreinte, il y avait sept théâtres, ainsi que sept personnalités à titre privé. Aujourd’hui, nos buts sont encore ceux-là : le travail en commun, l’ouverture vers l’étranger, et non seulement sous forme de festivals. Travailler ensemble, accueillir pour trois semaines, pour un mois, un spectacle, dans sa langue, même sans surtitrage. Et le faire de manière régulière. Ça n’est pas encore le cas en Europe. Un peu en France, mais pas sur une grande durée,
ni toute l’année.
À l’Odéon, il y a 25 % de productions étrangères, alors qu’à sa construction, il y en avait 85 %. Il reste encore beaucoup à faire.
Ce qui est intéressant dans l’orientation qui a été prise peu à peu, c’est que sur la base de grandes maisons très reconnues, chacune dans son pays, vous avez commencé une ouverture à des lieux plus fragiles, porteurs d’une conception du théâtre très ouverte.
Absolument. Dès le début, il y avait une différence entre de grandes maisons occidentales et de petites maisons, souvent d’Europe orientale. Par exemple, le Théâtre Katona, sans doute le meilleur théâtre en Roumanie était une toute petite structure, de 300 places… Il y avait un équilibre à trouver entre l’Occident et l’Orient, et entre les grandes maisons et les petites. On a continué à faire adhérer de grands et de très petits théâtres, que nous choisissions pour leur ouverture à d’autres formes, à des initiatives… Il ne s’agit pas seulement de production théâtrale. Par exemple, ce théâtre merveilleux à Palerme, le Théâtre Garibaldi, qui a moins de 200 places, mais qui est un lieu très inspirant. Beaucoup de grands metteurs en scène sont passés par là… C’était une ruine ouverte, maintenant couverte de verre – on y voit encore le ciel. On ne peut pas y jouer en hiver, parce qu’il pleut à l’intérieur. C’est un théâtre très fragile, mais très impliqué sur le plan social. Implanté dans la zone la plus problématique de Palerme, il travaille avec des enfants, des délinquants, entre autres.
Le Théâtre de La Abadia à Madrid, qui a adhéré plus tard, occupe deux petites chapelles, qui ne peuvent pas accueillir beaucoup de monde, mais il fait un travail exceptionnel autour de la dramaturgie moderne et étrangère. Avec le peu d’argent qu’ils ont, ils invitent les meilleurs metteurs en scène européens. Le directeur, José Luis Gomez n’a malheureusement pas été invité à Paris depuis que Luis Pascual a quitté l’Odéon. Le Théâtre national de Porto nous
a rejoints. C’est le deuxième théâtre national du Portugal, basé sur un grand théâtre à l’italienne et un tout petit théâtre moderne. Un jeune metteur en scène de 30 ans, qui fait partie de sa direction, travaille dans les prisons de Porto et fait des tournées avec les prisonniers. Personne ne s’est encore échappé !
Y a-t-il une charte à laquelle il faut souscrire quand on veut faire partie de l’Union ?
Oui. Chaque théâtre connaît nos statuts et, dans le premier chapitre, le but de l’association est précisé. Pour adhérer, il faut remplir trois conditions : être un théâtre de production et pas seulement d’accueil, un théâtre d’art réputé pour son niveau artistique, (c’est-à-dire le contraire d’un théâtre commercial) et troisième critère, prouver son ouverture envers d’autres dramaturgies d’Europe, à travers des voyages, des traductions ou l’accueil de théâtres étrangers.
L’accent est mis sur la circulation à l’intérieur de l’Europe, au moment où celle-ci est en train de devenir une forteresse fermée à ses anciennes colonies…
On a fait adhérer un théâtre israélien l’année dernière, un théâtre qui n’est pas européen, mais qui a une tradition européenne. Ou un théâtre de Belgrade et des théâtres en Russie, des pays qui ne font pas partie de l’Europe politique.
Des théâtres membres ont proposé une ouverture très différente de celle des origines. Par exemple, le Piccolo Teatro, qui était vraiment porteur de la culture européenne de l’UTE – beaucoup plus que l’Odéon -, grâce à la présence quotidienne de Strehler, préfère depuis quelques années privilégier le théâtre méditerranéen. Je pense que leur prochaine étape sera de s’ouvrir vers l’Asie.