Archives de catégorie : extrait 66

Contrefeux 2

Été 2006

  • p. 7 La fabrique de l’humain / entretien avec Armand Gatti
  • p. 10 Le choix / entretien avec Guy Bénisty
  • p. 13 Itinéraire d’une éclaireuse / entretien avec Nadine Varoutsikos
  • p. 18 Traducteur d’émotions / entretien avec Kazem Shahryari
  • p. 22 Contre la violence symbolique / par Marc Le Glatin
  • p. 24 Une architecture frigide / par Lucien Kroll
  • p. 29 L’arme du tempo / entretien avec Fabien Barontini
  • p. 33 L’espace diatonique de nos vies / entretien avec Marc Perrone
  • p. 36 La fleur au fusil / entretien avec Michel Roger
  • p. 39 Le camarade Arlequin / entretien avec Gilbert Bourébia
  • p. 44 Banlieue de l’autre / par Céline Delavaux
  • p. 47 Cœurs fous, maîtres purs / par Samuel Wahl
  • p. 49 Au fil de l’art / par Céline Delavaux et Annabelle Weber
  • p. 50 Marseille réel / par Marc Tamet
  • p. 52 À qui la parole ? / par Samuel Wahl
  • p. 55 Les banlieues du monde / entretien avec Rima Abdul-Malak
  • p. 58 Brèves histoires en banlieue

HORSCHAMP

  • p. 60 PAROLES CROISÉES > Passage de flamme (par grands froids) / Joël Kerouanton et Gabriel Monnet
  • p. 63 VU DE FACE > Schlingensief, le fou de la République / par Thomas Hahn
  • p. 66 LIBRES ÉCHANGES > Mouvements (la bien nommée) / entretien avec et Marie-Hélène Bacqué et Patricia Osganian
  • p. 69 NOTULES HÂTIVES
  • p. 70 SENS DESSUS DESSOUS par Joël Kerouanton
  • p. 72 VILLES ET FESTIVALS > ça déchire à Rouen / par Joël Kerouanton
  • p. 74 CHRONIQUE DU THÉÂTRE ORDINAIRE par Bruno Boussagol
  • p. 76 SI LOIN SI PROCHE > Pour un théâtre libre / par Nadzeia Vasileùskaïa
  • p. 79 Tokyo moderne et politique / par Irène Sadowska-Guillon
  • p. 82 Après la catastrophe / par Irène Sadowska-Guillon
  • p. 85 PAS DE CÔTÉ > La trame des Ghawazee / par Thomas Hahn
  • p. 88 ÉCRIT > La Muse gueule / La science au théâtre / par Thomas Hahn
  • p. 89 SI VOUS LE DITES… / HORS-SUJET
  • p. 91 PETITES THÉORIES JETABLES par Jacques Livchine

Schlingensief, le fou de la république

Par Thomas Hahn

Chaque pays, ou presque, a son faiseur de théâtre « à scandales » qui bouleverse les habitudes de réception. La Fura dels Baus et Rodrigo Garcia en Espagne, Romeo Castellucci et Pippo del Bono en Italie, Hermann Nitsch et Werner Schwab en Autriche, Jan Fabre en Belgique.
En Allemagne, ce rôle stratégique est tenu par Christoph Schlingensief.

Il est difficile de trouver des artistes qui assument le rôle « d’enfant terrible ». Schlingensief ne fait pas exception, d’autant qu’il s’est mis, depuis peu, à créer sur les scènes frontales. « Vouloir provoquer ? Pas moi, tout de même… » Pire : il se fait acclamer par la critique et une partie du public. Quand il met en scène Wagner à Bayreuth, il obtient même les faveurs de Nike Wagner pour un Parsifal enrichi de captations de rituels religieux dans les bidonvilles d’Amérique latine et autres délires. Il ne s’est imposé à Bayreuth qu’en 2005, lors de la reprise, après une violente controverse. Il est devenu le scénographe du bric-à-brac raisonné. Ses décors fixent le spectateur telles des grimaces dans les tableaux de Schiele ou Bacon. Schlingensief s’empare de la scène en squatteur. La MC 93 de Bobigny l’a invité en février dernier avec Kunst und Gemüse, A. Hipler (Art et Légumes). Au début, une vidéo montre une caricature de Hitler achetant ses légumes dans une épicerie turque. Dans un autre film, des jeunes se baladent en voiture dans Berlin et scandent « Arts et légumes ! » comme une revendication militante. Le sous-titre du spectacle est Theater ALS Krankheit : le théâtre comme maladie. C’est bien ainsi que Schlingensief définit le théâtre institutionnel. Cependant, ALS désigne, en allemand, la sclérose latérale amyotrophique dont est atteinte « l’actrice » principale, Angela Jansen, qui dit d’elle : « Il ne me manque rien, simplement je ne peux pas bouger. » Elle ne communique plus qu’avec le regard. Mais son corps n’est pas exposé ici comme le ferait Castellucci. Dans son lit, près de la régie, elle écrit sur un écran, en dirigeant son regard sur les touches d’un clavier qui sont ainsi activées. On ne sort pas, en Allemagne, du règlement de comptes avec le nazisme. Avec cette maladie, Jansen aurait été candidate aux chambres à gaz. Sur scène, on contre-fête l’anniversaire de Johannes Heesters, chanteur incarnant le provincialisme fascistoïde, terreau fertile du nazisme. Kunst und Gemüse tourne autour d’une vraie fausse conférence sur le spectacle en cours. Douze interprètes. Et Schlingensief centre le débat autour de ses exploits précédents. Il déguise une actrice trisomique en Walkyrie et lui fait affronter un chanteur wagnérien à l’ancienne, autour d’un âne vivant. Quand la technique, extrêmement complexe, tombe en panne, Patrick Sommier grimpe sur le plateau : « Je suis le directeur du théâtre, ce n’est pas une blague. » La salle est pliée de rire. On croit qu’il s‘agit du nième personnage loufoque du spectacle, ou on le reconnaît, et c’est encore plus drôle de le voir tenter de convaincre la salle de son authenticité. Mais l’absence de son et de vidéo n’est pas prévue. « Je vous assure, c’est une vraie panne, on fait un entracte et on reprend. » Pas facile. C’est l’effet Schlingensief. Impossible de distinguer le vrai du faux. Cette confusion est son mode d’expression et d’action, jusque dans les interviews ou talk-shows. Il démasque les idéologies dominantes, la passivité, les personnalités de la vie politique. Il atteint ses cibles par l’ironie. D’aucuns voient en lui le retour de l’artiste universel qui transforme en art le moindre de ses actes. Il accepte volontiers d’être traité de dilettante. « Il faut déjà réussir à agir de manière aussi dilettante ! Je connais des directeurs d’opéra qui savent déjà ce qu’ils programmeront en 2012. Pour moi, c’est ça, le dilettantisme. » Entre références à Schönberg et l’atonalité, aux arts plastiques, à la politique et à l’histoire, les installations scéniques de Schlingensief sont d’une complexité inouïe, et pourtant jouissivement ludiques. « Abandonner les mécanismes de contrôle et en faire un principe de mise en scène à l’état fluide », dit-il pour définir son approche.
Quand on tient compte de ses origines cinématographiques, avec des titres comme Massacre allemand à la tronçonneuse, Les Dernières Heures dans le bunker du Führer, Égocentrisme-Île sans espérance, ses perturbations scénographiques et dramaturgiques actuelles semblent assagies et mieux présentées par une bonne maîtrise des médias. « Ce que je fais est politique, même si la forme a changé. » Il crée ses « images » sur scène, non dans l’espace politique. Il est passé de l’action politique à contenu artistique à une création artistique dont l’esthétique continue de perturber les schémas. C’est politique, aussi.

Une architecture frigide

Par Lucien Kroll

Les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues françaises ont inspiré à l’architecte belge Lucien Kroll ce procès argumenté de la modernité rationelle en architecture. Tout au long de son parcours, il s’est opposé à cette vision froide et technocratique. Né en 1929 à Bruxelles, issu du mouvement écologique, Lucien Kroll a découvert en 1969 au Rwanda où une conception « spontanée » et « primitive » de l’habitat. Il en a retenu une architecture qui fait place au « bricolage », pour mieux subvenir aux besoins naturels et innés de l’homme, une construction fondée sur l’esthétique de la pauvreté et la participation des habitants. C’est ainsi que Kroll affirme qu’il ne faut pas fabriquer une ville mais la laisser se former. Loin de vouloir détruire l’ancien, il veut y joindre le nouveau.

Désordres urbains : événements annonciateurs

En architecture et en urbanisme, la modernité « abstraite et a-culturelle » a parfois été dénoncée, mais rarement à partir de ses conséquences vécues. À deux reprises, au moins, certaines catastrophes spectaculaires sonnaient la fin de la modernité.
Un premier signe. Il s’est passé en 1972, à Saint-Louis du Missouri, aux États-Unis : un ensemble de logements sociaux avait été construit dans cette architecture « punitive » de casernes. Les Américains pauvres (Noirs, Appalachiens, Hobo’s, Portoricains, Indiens, etc.) y ont été accueillis et ont immédiatement tout vandalisé : les Américains, pragmatiques, ont simplement chassé tout ce monde et commencé à raser le demi-million de mètres carrés par une « implosion » puis, le reste, à la main. Les Américains, très compétents dans les techniques d’exécution capitale ont expérimenté pour la première fois, de façon spectaculaire, cette technique de retardement des charges explosives des contours extérieurs pour attirer les façades dans le centre ainsi vidé. Cette image a fait le tour du monde. À l’époque, lorsque j’ai visité le quartier, une sorte de honte l’habitait : chacun faisait le détour pour ne rien voir… C’était déjà une préfiguration inconsciente du 11 septembre…

Deuxième signe

Le célèbre bâtiment de logements « sociaux » qui faisait un kilomètre de long, « Il Corviale », dans la banlieue de Rome, dont le chantier a été entrepris la même année. Il était devenu le lieu de pèlerinage des architectes modernistes : ils y voyaient le modèle triomphal de l’architecture sociale italienne. Mario Fiorentini, son auteur était un très bon architecte mais, comme quelques autres aussi valables, il s’était trompé d’époque. Le préfabriqué avait été choisi pour ses avantages de qualité, de délais, de beauté très rationnelle et de coûts – des qualités qui se sont toutes révélées négatives. Chacun le savait bien, mais l’idéologie dominante en était alors au romantisme de la technique pesante. La réalité était moins printanière. Les locataires qui avaient donné le renom de leur logement avaient dû le quitter, emménager dans le chantier et l’achever eux-mêmes : cloisons, fenêtres et portes, équipements sanitaires, etc. Les programmateurs avaient prévu un étage médian pour des boutiques (à la façon de Le Corbusier à Marseille…), mais aucun commerçant romain n’était assez sot pour s’installer en plein ciel sans aucun passage de clientèle… L’étage, resté vide et non aménagé, a logiquement été squatté par des familles qui ont dû tout achever, se greffant sur l’électricité des cages d’escalier et des corridors et sur le réseau d’eau publique. Il est amusant d’observer qu’un des étages est équipé de fenêtres de récupération, toutes différentes, posées par les habitants…
Bien sûr, les locataires qui ont dû faire des travaux importants, ont refusé de payer leurs loyers ; les squatters aussi. J’ai entendu dire que tout de même 15 % des habitants payent un loyer au propriétaire : les autres négocient avec la Mafia locale… Économiquement, on sait que le préfabriqué a coûté beaucoup plus que l’artisanal (mais on l’avait toujours su…), que les retards ont été pénalisants et que les loyers sont impayés : cela intervient-il dans le calcul du life cost d’un procédé de construction ? De plus, il fallait encore ajouter au déficit la démolition de cette chose intransformable : une vraie faillite.
Il était interdit de le critiquer jusqu’à un congrès en 2001 avec le sous-titre : Faut-il démolir le Corviale ? Le décès de l’architecture rationaliste italienne a été prononcé officiellement à Rome le 14 décembre 2001 à 10 h 15…

Troisième catastrophe

Ce n’est plus un signe, mais le désastre lui-même, annoncé par les deux premiers : les émeutes dans les banlieues et les milliers d’incendies, qui ont démarré le 28 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, pour durer jusqu’au 18 novembre. On en a assez décrit l’absurdité, le symbolisme, la spontanéité, l’émotion, les communications en réseau, etc. Ce qu’on a soigneusement omis, c’est le choix des lieux : exclusivement dans cette architecture moderne. Un peu plus loin, dans un quartier quelconque, en désordre, victime des mêmes misères : rien.
Le caractère « criminogène » de ce modernisme n’a jamais été avoué par aucun architecte, journaliste, philosophe, critique d’architecture, enseignant, fonctionnaires responsables ou politiques dont la pensée s’est construite dans les années trente ou soixante, parfois quatre-vingt-dix. Au mieux, on l’a pris pour un problème esthétique ou corporatif (et ça continue encore…).

Le choix : Entretien avec Guy Bénisty

Le Groupe d’intervention théâtrale et cinématographique réunit depuis 1992 des professionnels (metteurs en scène, auteurs, acteurs, techniciens) en vue de réaliser des œuvres avec et en direction des personnes dites « en difficulté ». Ces spectacles sont créés au cœur de ce que l’on nomme pudiquement l’« exclusion sociale », là où le théâtre paraît encore un besoin urgent. Toute l’année, le Githec anime des ateliers et des stages de pratiques artistiques, ouverts à tous et gratuits. De ces ateliers naissent des spectacles en plein air (gratuits) qui réunissent amateurs et professionnels.

Cassandre : Ce qui m’intéresse dans votre travail avec le Githec, porté par une réflexion sur ce que l’on appelle l’exclusion (bien que ce mot soit à employer avec d’infinies précautions) – c’est comment vous avez fait ce choix, qui me semble ne pas être un choix par défaut. Il y aurait dans ces situations – plutôt que ces lieux – quelque chose d’extrêmement intéressant pour un homme de théâtre. Pas uniquement du côté de la forme, ni uniquement du politique, mais dans cet espace entre les deux : là où c’est indissociable.

Guy Bénisty : Il s’agit d’un choix esthétique et sûrement d’un « retournement ». Je travaille en banlieue, dans des lieux dits « en marge », parce que je pense que c’est là que l’on peut faire du bon théâtre, qui ne démissionne ni de l’émotion, ni du sens critique. Du théâtre ambitieux.
Comment expliquer ce choix ? Le théâtre plonge ses racines dans la préhistoire des organisations sociales, dans l’archaïque des représentations. Mais ce n’est pas une pratique gravée dans le marbre de toute éternité, il est toujours à créer. Hier comme aujourd’hui, les arts, les systèmes de représentation, existent les uns par les autres, et chacun porte une spécificité qui le distingue tout en le reliant aux autres. Je peux presque dire que je fais du théâtre parce que je ne peins pas.
Il existe une économie générale des représentations. Le théâtre participe de cette économie : son rôle, son influence, sa valeur, fluctuent. Comme la peinture figurative s’est trouvée profondément affectée par l’avènement de la photographie, le théâtre ne peut faire abstraction de l’essor du cinéma, de la télévision, d’Internet.
Céline, au sujet du romancier, dans Les Entretiens avec le professeur Y, écrit : « Je vous annonce : les écrivains d’aujourd’hui ne savent pas encore que le cinéma existe ! Et que le cinéma a rendu leur façon d’écrire ridicule et inutile, péroreuse et vaine ! » Le théâtre, pour « persévérer dans son être », pour maintenir sa particularité esthétique, doit trouver quelque chose que le cinéma ou la télévision ne pourront pas lui voler, quelque chose d’exclusivement théâtral. Cette chose unique, c’est le social. Pire encore, c’est de l’extrait, du suc, de l’essence de social ! Le fait qu’au théâtre, quelle que soit la chose produite, elle est affectée-infectée par la question du « vivre ensemble ». Politiquement contaminée. L’émotion au théâtre passe par le miracle du public : des individus séparés se mettent à constituer un public, parce qu’il y a une fissure, un arrêt dans le vivant qui nous contraint de nous réunir. Des individus séparés se mettent à respirer comme un seul. C’est ça, tenir les spectateurs en haleine. Les autres arts sont aussi traversés par le social, mais le théâtre l’est de façon exceptionnelle, parce qu’il porte en lui quelque chose d’inaugural. Il est marqué au fer d’une naissance gémellaire : tragédie et démocratie sont advenues ensemble en Grèce, il y a environ vingt-cinq siècles. Cette histoire qui voudrait que la tragédie apparaisse à la lumière d’un délaissement du rite sacrificiel au profit de la représentation me tient à cœur, même s’il s’agit d’une spéculation. Elle garde trace de cette mécanique d’exclusion de l’un pour se constituer, mais elle inaugure le choix de la mise en scène contre le sacrifice. Le théâtre, c’est tout ça, et pour le coup, la télévision, même à coups de reality show de plus en plus cruel, ne parvient pas à reproduire cette tonalité exceptionnelle qui, d’un même mouvement, garde trace du sacrifice et le congédie.

La fabrique de l’humain : Entretien avec Armand Gatti

Gatti a pour lui un enthousiasme colossal qui lui donne l’énergie de remettre debout l’humanité exclue partout où il passe. Sa foi en l’homme est inébranlable. Où trouve-t-il cette force qu’il insuffle à ces laissés-pour-compte venus des prisons, de la drogue, du chômage, de la banlieue à Marseille (Le Cinécadre de l’esplanade Loreto, 1990), à Avignon (Ces Empereurs aux ombrelles trouées, 1991), à Toulouse (Nous ne sommes pas des personnages historiques, 1984)… ? Dans un dialogue avec ses morts, dit-il.

Cassandre : Pourquoi ne travaillez-vous qu’avec des exclus ? Les gens normaux ne sont-ils pas autant, sinon plus, embrigadés dans la pauvreté de leur langage, expression des rapports de pouvoir mis en place dans la société ? En privilégiant les rejetés, ne reproduisez-vous pas la fracture sociale ? Ne vous enfermez-vous pas avec eux dans la prison que la société leur prépare ?

Armand Gatti : Les premiers sièges de spectateur ont été amenés par la République. Le théâtre s’est alors ouvert au plus grand nombre, à ceux du moins qui pouvaient payer leur place. Avant, ça n’existait pas. Molière avait les yeux rivés sur les mains du Roi. Si le monarque applaudissait, la « subvention » arrivait pour la pièce suivante. Le beau langage ne concernait qu’un seul homme. Ensuite est venu le théâtre populiste : on a assisté à une détérioration, un abaissement du langage, puis à une marchandisation de cet art. Je me suis senti exclu de cette logique.
Ce n’est pas moi qui refuse le mélange de la normalité et de l’exclusion ; ça vient de la société. Un exemple récent prouve que je ne privilégie pas l’exclusion : lors du dernier stage qui a eu lieu à Montreuil, je travaillais avec des Algériens et des Africains. J’ai essayé de leur parler de Mao, d’étendre mon discours. Je leur ai dit que ce n’était pas possible de travailler avec eux s’ils n’avaient pas la volonté d’être des créateurs, les maîtres de leur langage. Ici, à Montreuil, des lycéens sont allés en pèlerinage à Auschwitz, ont tout saccagé. C’est l’esprit actuel de cette banlieue, que j’ai retrouvé chez ces stagiaires qui ne voulaient, d’après ce qu’ils disaient, que « tuer des Juifs ». Dieudonné était leur prophète. Je leur ai demandé de ne plus revenir.
Le travail qu’on fait commence dans l’enthousiasme, c’est là que commence la vérité ; pas dans la lutte des classes. Je leur demande de venir avec leur langage, leur manière de chanter, hérités de leur père, de leur mère, comme moi je viens avec mes morts, ces personnages qui vont discuter avec eux dans la pièce… Il faut qu’ils cherchent à dire ce qui est au plus profond d’eux, puis à apprendre aux autres les chansons qui vont être retenues pour la pièce, à en traduire la langue (l’arabe, l’italien, l’allemand) dans un langage partagé par tous.
Mes ateliers sont ouverts à tout le monde. Ce sont les nantis qui ne veulent pas partager l’expérience que je propose. La seule fois que j’ai travaillé avec eux – c’étaient des comédiens -, je les ai vus acheter leurs répliques aux autres au marché noir pour avoir davantage de texte. Cette introduction du marchandage était la négation de ce que j’étais en train de faire.
Quand je vais dans une prison, je fais prendre conscience aux détenus qu’ils ne sont pas des prisonniers de droit commun, quoi qu’ils aient fait, mais des prisonniers politiques, en les amenant à prendre en considération les causes pour lesquelles ils ont fait ce qu’ils ont fait.
Ma mère, qui était femme de ménage, me disait : « Tu dois être le premier en français qui est la langue des patrons, sinon tu essuieras comme moi le cul des riches toute ta vie. »

Édito

CASSANDRE 66 – ETE 2006

POSSIBLES – CONTRE-FEUX II

« Et cette chose s’appelle l’esprit »

Éditorial par Valérie de Saint-Do et Nicolas Roméas

Il faudrait aujourd’hui être aveugle et sourd (et gravement amnésique) pour s’obstiner à refuser de comprendre que la question fondamentale est celle de l’éducation, du partage des savoirs, de l’appartenance à un monde symbolique commun où chacun a sa place et son rôle à jouer, en banlieue et ailleurs.
L’art, nous ne nous lasserons jamais de le répéter, est l’un des outils majeurs, l’une des armes essentielles de cette circulation, ce combat symbolique.
Ce combat fut mené, dans ce pays, de diverses façons, notamment depuis le Front populaire, nous en avons souvent parlé dans ces colonnes.
Il risque d’être bientôt définitivement abandonné.
C’est un travail volontariste et de longue haleine qui nécessite une forte volonté politique. L’histoire nous l’a appris. Il est impossible aujourd’hui (à condition d’être de bonne foi) de ne pas avoir conscience que la question fondamentale est celle du partage et de la démocratie culturelle. C’est d’un choix de société qu’il s’agit, nul ne peut l’ignorer. Et il faut se mettre d’urgence au travail, sans se payer de mots.

Des associations existent, des artistes, des professeurs, des acteurs sociaux, des chercheurs, des équipes, des théâtres, agissent depuis longtemps avec courage, avec ténacité, sur cette idée de partage et d’échange des cultures qui permet de prendre conscience de notre implication à tous, quelles que soient nos origines, dans la marche du monde. Quelques-uns des plus passionnants d’entre eux s’expriment ici sur ce sujet, du grand précurseur Armand Gatti au metteur en scène Guy Bénisty, de l’architecte Lucien Kroll au musicien Marc Perrone, du poète Kazem Shahryari à Fabien Barontini, qui dirige le festival Sons d’hiver, en passant par Nadine Varoutsikos, qui poursuit un très beau parcours d’Épinay-sur-Seine au Creusot.
Partout en Europe, ces associations, ces artistes, ces équipes, ces théâtres, sont de moins en moins soutenus par la puissance publique.
On les décourage, on leur dit qu’il n’y a pas d’argent, on leur conseille de plus en plus de s’adresser au secteur privé, c’est-à-dire là où règne l’argent, le « retour sur investissement », là où il n’y aura jamais ni pensée ni volonté démocratique.
Si l’on ne soutient pas de façon volontariste ces gens courageux et indispensables (à la survie de l’esprit, à notre survie à tous), ne nous étonnons plus de foncer dans le mur. Chaque responsable politique, chaque décideur – à chaque niveau de l’échiquier – lorsqu’il néglige, par crainte, ignorance ou paresse, l’action culturelle et artistique, doit savoir qu’il contribue aujourd’hui à L’affaiblissement de notre civilisation et qu’il participe d’une catastrophe annoncée.

Il faut mesurer notre responsabilité, réfléchir à ce que nous faisons, à ce que nous laissons faire, au plan social, humain, politique, médiatique, architectural, culturel, au plan de la démocratie, au niveau de la production et de la diffusion de l’art et de la culture.
Il faut cesser de se contenter de pensées grossières à visées électoralistes qui ne font qu’aggraver le clivage entre les inclus et les exclus.
Il faut cesser de céder aux sirènes du populisme, du tout-répressif et de la crétinisation générale. Il faut d’urgence une volonté politique humaniste, généreuse, courageuse, intelligente, informée, puissante, digne des combats de ce pays et qui s’appuie sur l’histoire de notre continent.
La culture est notre seule force. L’Europe ne possède vraiment qu’une chose qui lui soit propre.

Et cette chose s’appelle l’esprit.

Ce que notre continent a su construire de réellement particulier et durable, c’est une histoire culturelle et artistique d’une portée inégalée.

Et notre pays n’en fut pas le moindre acteur.
À moins de renoncer à notre richesse particulière, à moins de céder aux réducteurs de têtes, d’accepter de n’être plus qu’une pâle copie du monde anglo-saxon triomphant, de liquider nos richesses pour devenir l’un des États les plus faibles et les plus suivistes de l’Amérique mondiale, il faut nous réveiller et nous battre pour l’art, la culture et la démocratie.

La question des banlieues n’est autre, disions-nous, que celle de la volonté politique (de la part de ceux qui ont pour charge de nous représenter) d’agir dans le sens d’une véritable démocratie.

Deux numéros passionnants sur l’art en banlieue !

Il y a trois mois, nous sortions le premier numéro d’un chantier en deux volets, pour revenir sur la question des banlieues sous l’angle de l’action artistique.

Un chantier qui, loin d’être un simple coup de projecteur pour apaiser les consciences, montre ce que des investissements artistiques et humains peuvent rendre possible en matière de lien social, de construction de soi et de création collective.
Voilà pourquoi nous intitulons cette dernière parution « L’art en banlieues/Contre-feux II : POSSIBLES ». Après un tour d’horizon, et des constats, le champ des possibles.

Les quartiers, la plupart du temps décrits comme désolés, recèlent de nombreuses équipes et initiatives culturelles. Beaucoup y sont installées de longue date, en dépit de nombreuses difficultés, et leurs travaux témoignent d’une richesse et diversité culturelles indéniables.
Les parcours de personnalités travaillant depuis des années sur le terrain, comme Nadine Varoutsikos (L’ARC, scène nationale du Creusot), Armand Gatti (La Maison de l’Arbre à Montreuil), Kazem Sharyari (qui mène des ateliers d’écriture en banlieues) et Guy Benisty (Githec à Pantin), nous donnent à comprendre ce qui a changé, et ce qui permet un travail culturel dépassant la simple fonction « d’apaiseur de tensions ».
On y trouve aussi un retour analytique sur les émeutes de novembre au travers des articles de Marc Le Glatin (directeur du théâtre de Chelles) et de Lucien Kroll (architecte).

Nombre d’œuvres « savantes » puisent aux sources « populaires ». Nous revenons sur l’opposition entre ces termes, question cruciale pour l’intervention artistique en banlieue.
Doit-on privilégier les formes d’expression populaire, ou diffuser largement la culture « classique » ?
Les paroles de Fabien Barontini (directeur de « Sons d’hiver »), du musicien Marc Perrone, de Gilbert Bourebia (directeur de Mystère Bouffe) et celle de Michel Roger (Cie Jolie Môme), montrent que ce clivage est en grande partie artificiel et instrumentalisé par le politique.

Une large place est laissée aux expériences nouvelles, comme celles de la Machinante à Montreuil, de l’Espace Khiasma aux Lilas, d’Anis Gras à Arcueil, du théâtre de la Cité à Marseille, ou du Crieur de Saint-Herblain.

Les rubriques Horschamp font la part belle à ce qui se fait en dehors de l’Hexagone : de l’Allemagne à Tokyo, en passant par la Biélorussie. Ceux qu’intéresse la vie des revues se passionneront pour l’entretien avec l’équipe de Mouvements, qui retrace l’histoire de la revue et ses objectifs. Sans oublier la retranscription des actes de la soirée Éducation populaire à la Belle Étoile avec Gabriel Monnet et Joël Kerouanton.