Archives de catégorie : extrait 63

ÉDUCATION POPULAIRE Avenir d’une utopie

Automne 2005

Chantier éducation populaire : L’autre moitié de la culture

  • p.2 Le grand clivage , éditorial de N.Roméas
  • p.6 L’autre moitié de la culture/Franck Lepage
  • p.8 Éducation populaire, éducation du peuple par Christian Maurel
  • p.11 Le masque du Prince/Marc Lacreuse
  • p.12 C’était ça, monsieur, l’Éducation populaire ! / Entretien avec Christiane Faure
  • p.14 Travail et Culture : Vie et mort d’une utopie… /Yves Lorelle
  • p.18 Je t’aime, moi non plus /Entretien avec Robert Abirached
  • p.20 Stages de réalisation : Les coulisses de l’exploit paroles de J.-P. Brière, H. Cordreaux, C. Decaillot, M. Philippe, M. Simon
  • p.23 Amateurs-professionnels : Un enjeu négligé paroles de J.-P. Brière, M. Philippe, M. Simon
  • p.24 Jeunesse et sports/Culture : Un couple difficile paroles de J.-P. Brière, H. Cordreaux, C. Decaillot, M. Simon
  • p.26 Les danseuses de la République Jean-Luc Galmiche
  • p.28 Ils ne comprendront rien ! /Entretien avec Gabriel Monnet.
  • p.35 Rencontres de l’ARIA : Les Géants de la montagne Valérie de Saint-Do
  • p.38 Le songe d’un été corse/Entretien avec Robin Renucci
  • p.41 Lampes allumées paroles de René Jauneau
  • p. 42 Un intermittent (engagé) de l’Éducation populaire paroles de Pierre Vial
  • p 44 Les enfants de Vilar/Entretien avec Dominique Brodin
  • p.47 SAMU pour public oublié/Entretien avec Bernard Bellot
  • p.48 Les enfants prodigues/Paroles de Maxime Apostolo, Guy Bénisty, Claude Bernhardt, Jean Djemad, Frédéric Ferrer, Christine Pellicane, Renata Scant
  • p.52 Peuple et culture : Un humanisme radical Céline Delavaux
  • p.54 Une passion républicaine par Jean Caune
  • p.56 Ligue de l’enseignement : L’ardeur de la vieille dame par Christophe Adriani
  • p.57 Le temps des classes moyennes par Fernand Estèves
  • p.58 ATTAC bouscule les bastions/Paroles de Bernard Cassen.
  • p.60 Brèves – Bibliographie
  • p.61 Index des noms propres
  • p.62 Glossaire des mouvements et métiers

HORSCHAMP

  • p.64 SI LOIN SI PROCHE : L’exception suédoise/Irène Sadowska-Guillon
  • p.67 Chronique du théâtre ordinaire/ Par Bruno Boussagol
  • p.68 VILLES ET FESTIVALS : Présence d’ailleurs en Avignon / par Joël Cramesnil
  • p.70 PAS DE COTE : Pouvoir dire « J’arrête »/Entretien avec Ea Sola
  • p.71 La société des experts/Entretien avec Michel Hallet-Eghayan
  • p.72 HORS SUJET
  • p.73 PARTI-PRIS : Ultra-moderne archaïsme suivi de Il n’y a pas que des Kärcher… par N.R.
  • p.74 ÉCRIT : Quand le théâtre devient antisémite/Joël Cramesnil
  • p.75 Petites théories jetables/par Jacques Livchine
  • p.76 L’art a-t-il toujours sa place aux Récollets ?

Ils en ont parlé…

Dans POLITIS, jeudi 20 octobre 2005

REVUE – L’éduc pop

« La revue Cassandre trouve un souffle épique dans son numéro 63 pour nous communiquer l’énergique idéalisme d’un mouvement qui embrasa la France de la reconstruction, l’éducation populaire. Cette ambition à la fois désuète aujourd’hui (si l’on regarde la télé) et follement moderne (si l’on écoute la société) de réunir l’art et les gens qui l’entourent. Un numéro collector, album de famille, avec des légendes et des dieux lares, pour réchauffer et accompagner les créateurs contemporains en quête d’humanité.
Bref, des « billes », pour ne pas baisser les bras. »


Dans LE MONDE DIPLOMATIQUE, décembre 2005

Education populaire, Avenir d’une utopie

« Intitulée « Avenir d’une utopie », une livraison foisonnante sur l’éducation populaire, cette « autre moitié de la culture ». Des contributions sur la généalogie du concept, les grands moments (notamment le Front Populaire et l’après-guerre) des luttes pour l’art et la culture. Une explicitation, témoignages individuels et institutionnels à l’appui, du « grand clivage » entre amateurs et professionnels, animateurs et artistes, entre pratique artistique populaire et art noble, etc. Un exemplaire à conserver. »

Déclaration du Cnajep

Déclaration du Cnajep

AGIR ENSEMBLE POUR UNE SOCIETE PLUS SOLIDAIRE

Depuis plus d’un siècle, notre pays possède UN TISSU ASSOCIATIF RICHE ET DIVERSIFIE garant de l’intérêt général aux côtés du Service Public. Les associations, recèlent un potentiel de novation, d’expérience et d’expertise, une approche spécifique de la connaissance. Ce potentiel est ouvert aux critiques et au dialogue constructif. Une part importante d’associations participe à l’élaboration des politiques de jeunesse et d’éducation populaire.

L’éducation populaire, un outil ouvert sur le changement et la promotion des individus, c’est d’abord le développement de capacités d’écoute, le partage des savoirs, la solidarité entre générations et la POSSIBILITE POUR CHACUN D’ETRE ACTEUR ET AUTEUR DE SON DEVENIR, avec et pour les autres dans l’intérêt général.

LES ASSOCIATIONS DE JEUNESSE ET D’EDUCATION POPULAIRE sont actives dans des champs tels la culture, les loisirs, les vacances, l’éducation, la solidarité, le social, l’insertion, le développement local urbain et rural, les échanges internationaux, la formation. Toujours au service de l’homme et du citoyen, des milliers de bénévoles et de salariés s’y investissent, avec un moindre coût et une valeur sociale ajoutée. Ils gardent ces activités ouvertes à tous et construisent, avec ceux qui en bénéficient, une société plus solidaire.

Face au mythe de la seule réussite individuelle, l’éducation populaire propose l’apprentissage par l’expérience collective, le développement de la personne dans la rencontre des autres.

Face à l’éphémère et au virtuel, l’éducation populaire invite à l’engagement et à la responsabilité par la prise en compte de situations réelles ancrées dans la vie quotidienne.

A la recherche du profit par la rémunération du capital, l’éducation populaire répond projets collectifs à but non lucratif reposant sur l’investissement des bénévoles.

Les associations de jeunesse et d’éducation populaire constituent UNE CHANCE POUR NOTRE SOCIETE : elles contribuent à la construction d’une démocratie de participation en créant les conditions pratiques d’une autonomie réelle des jeunes et d’un lien intergénérationnel responsable.

LES ASSOCIATIONS DE JEUNESSE ET D’EDUCATION POPULAIRE S’INQUIETENT ET S’INDIGNENT.

… face à la suppression de subventions ou au gel des aides publiques et à la remise en cause des politiques de soutien à l’emploi associatif.

… face à la domination et à la survalorisation d’une société marchande et à l’offensive libérale sans précédent lancée contre la vie associative

Elles regrettent le manque de propositions, de projets et d’actes politiques dans les domaines de la jeunesse et de l’éducation. Elles expriment leurs craintes face à l’évolution d’une décentralisation pour laquelle le secteur associatif a été peu consulté, alors qu’il est un des acteurs de la formation à la citoyenneté.

Les mesures annoncées mettent en danger l’ensemble des projets soutenus par les associations et les fédérations d’éducation populaire. Bon nombre d’entre elles sont d’ores et déjà en difficulté : des services rendus au plus grand nombre pourraient à terme disparaître !

LES ASSOCIATIONS DE JEUNESSE ET D’EDUCATION POPULAIRE APPELLENT DONC SOLENNELLEMENT L’ATTENTION DES CITOYENS ET DES POUVOIRS PUBLICS SUR LES INCERTITUDES ET LES MENACES QUI PLANENT SUR LEURS PROJETS. LE POTENTIEL QU’ELLES REPRESENTENT NE PEUT ETRE IGNORE ET DOIT ETRE VALORISE SUR TOUS LES TERRITOIRES.

Elles réaffirment :

Leur attachement à une véritable politique de Jeunesse et d’Education Populaire tout au long de la vie.

La nécessité de soutien au monde associatif, dans son ensemble, en tant qu’interlocuteur et acteur des Politiques Publiques nationales et territoriales.

Elles choisissent de valoriser :

L’éducation, l’innovation, la culture et l’intervention sociale pour et avec les enfants, les jeunes et les adultes en les plaçant dans leurs projets.

La formation à la prise de responsabilités et l’engagement, aussi bien individuel que collectif au services d’actions d’intérêt général.

Les associations de jeunesse et d’éducation populaire savent être responsables, mesurent l’enjeu des changements à accomplir et n’ont ni la capacité, ni la volonté d’agir seules. Elles souhaitent revenir à ce qui doit prévaloir : un engagement, des propositions et des actions pour l’éducation de tous dans le cadre de politiques de qualité. Elles sont donc prêtes à s’engager pour des transformations socialement utiles, solidaires, éducatives et culturelles.

A ce titre, la vie associative est une part de notre avenir. Les questions de jeunesse et d’éducation populaire y sont centrales.

CNAJEP – Comité pour les Relations Nationales et Internationales des Associations de Jeunesse et Education Populaire
15, passage de la Main d’Or – 75011 PARIS

Attac bouscule les bastions

Entretien avec Bernard Cassen

Propos recueillis par Valérie de Saint-Do

Quand ATTAC est apparu sur la scène publique, le qualificatif « mouvement d’Éducation populaire » a surpris les tenants traditionnels de cette appellation. Pourtant, ses références viennent de loin : elles puisent aux mouvements d’émancipation ouvriers du XIXe siècle, plutôt qu’à l’Éducation populaire issue de la Libération – au risque de négliger le rôle de l’art et de la culture dans cette tradition… En revendiquant cette étiquette, ATTAC* a contribué à nourrir la réflexion sur une refondation de l’Éducation populaire. Bernard Cassen, son premier président, analyse cette référence.

« Quand ATTAC s’est constitué, en juin 1998, on ne s’est pas posé la question de son identité : c’était une association qui luttait contre le néolibéralisme. La formule qui la définit maintenant n’est pas dans ses statuts. Elle est née lors de l’édition de Lignes d’ATTAC, dont le premier
numéro est paru en mars 1999. Je rédigeais l’éditorial, et je me suis demandé : “Que sommes-nous en train de construire ?” Finalement, j’ai écrit : “ATTAC est un mouvement
d’Éducation populaire, tourné vers l’action.” La formule
a fait mouche : il y a des mots dans l’air et qui atterrissent, comme “altermondialiste ”… Cette définition
correspondait à ce que je percevais d’ATTAC après quelques mois de fonctionnement. Depuis, elle est reprise par tous !
Je l’ai utilisée délibérément pour m’insérer dans une tradition qui date du XIXe siècle. Dans le mouvement ATTAC, tout le monde n’est pas au fait de la grande tradition de l’Éducation populaire française, y compris au conseil d’administration ! La formation de beaucoup de membres
d’ATTAC les conduit à ignorer cette histoire. La responsabilité en incombe aux mouvements d’Éducation populaire qui ne se sont pas fait connaître. Pourtant, il y a parmi nous des membres de Léo-Lagrange, de la Fédération nationale des foyers ruraux*, des Cercles Condorcet. Des fédérations comme la FFMJC sont membres fondateurs d’ATTAC. On trouve la Ligue de l’enseignement dans certains réseaux dont nous faisons partie, notamment sur l’éducation…
Pour moi, cette définition allait de soi : cela fait partie de mon histoire.
Pendant une vingtaine d’années, j’ai été président d’une association d’échanges internationaux, membre de ce qui est devenu le CNAJEP.
Cette volonté de s’inscrire dans une tradition historique s’est ensuite concrétisée par la demande d’agrément Jeunesse et Sports et par notre candidature au CNAJEP. C’était très drôle. Lorsque nous avons discuté avec les personnes chargées de présenter le dossier, elles nous demandaient
 : “Mais pourquoi voulez-vous être membres du CNAJEP ?” Elles ne comprenaient pas ! Je leur ai répondu : “Pour nous inscrire dans cette tradition.” Nous n’avions aucune arrière-pensée ! Nous avons d’ailleurs décidé de suivre attentivement leurs travaux.

La pédagogie dans les gènes

Fondamentalement, ATTAC ne fait que de l’Éducation populaire ! Nous sommes une sorte d’université populaire permanente et décentralisée. ATTAC s’est fixé pour objectif de changer le monde ; encore faut-il le connaître ! Nous avons créé un conseil scientifique pour débroussailler les questions et les porter devant les adhérents. ATTAC, c’est essentiellement de la formation et de l’information, de l’édition… Peut-être parce que Jacques Nikonoff et moi sommes fondamentalement des universitaires : nous avons ça dans les gènes !
Le grand révélateur de ce travail de formation a été le référendum. C’est un cadre exemplaire : on aura du mal à faire aussi “chimiquement pur” ! Lorsque ATTAC s’est constitué, la question européenne n’apparaissait
pas dans l’écran radar. J’ai tout fait pour l’y introduire. Les modules d’enseignement sur l’Europe ont toujours eu un énorme succès. Nous avons sensibilisé les gens aux questions européennes, puis organisé des sessions de formation de formateurs. Il existait donc un groupe de militants sensibilisés et formés pour intervenir sur la question du référendum. Je sentais qu’il y avait là une échéance capitale, sur laquelle on pouvait remporter une victoire.
C’est devenu un thème majeur à partir de la rentrée 2003. Quand le référendum a été décidé, on a continué à travailler : on a appelé à voter “non” seulement après la consultation interne des adhérents, en décembre 2004. On a vu surgir des groupes de travail extraordinaires dans les comités locaux, des gens qui, au début, n’y connaissaient rien et
qui produisaient des textes, des vidéos… Un véritable processus d’appropriation interne. Un cas d’école. Tout le monde était “sur le pont” : une réaction en chaîne, comme dans la physique nucléaire !

Paradoxes de l’Éducation populaire

Guy Bénisty

Propos recueillis par Samuel Wahl

Le Githec (Groupe d’Intervention Théâtrale et Cinématographique) crée des spectacles de théâtre avec et en direction des quartiers dits en difficulté, ce programme – même s’il se dit pour nous dans la langue du théâtre et de la création artistique -, nous place à la rencontre de l’action sociale et de l’action culturelle et de ce fait dans la trace de l’Éducation populaire. En dépit de notre for intérieur, l’opinion que l’on porte sur nous, comme les cahiers des charges auxquels nous soumettent nos financeurs, ou la façon dont nous sommes perçus dans les quartiers, nous renvoient qu’on le veuille ou non au paradigme de l’Éducation populaire. On en peut mais, lorsque nous crions studio de création, on entend atelier ou cours de théâtre, si nous parlons de création et de littérature, on nous répond socialisation au moyen du théâtre. Si par hasard nous voulions nous garder de l’étiquette sociale, les nécessités de la production de spectacles en direction des quartiers dits sensibles nous auront remis sur le droit chemin de l’équivoque, et nous avons appris à rédiger nos dossiers de productions dans la langue de l’ennemi. Nous nous rêvions en artistes, nous nous découvrons travailleurs sociaux. Peu importe ce que nous en pensons, peu importe notre for intérieur, tous ces regards croisés nous aspirent dans les méandres de l’histoire de l’Éducation populaire.
Tout se passe comme si au paradoxe du comédien répondaient en écho les paradoxes de l’éducation populaire. Ce qui nous intéresse ici c’est le chassé-croisé de ces ambiguïtés où se dit quelque chose de cette prodigieuse proximité inaugurale entre le séminal du théâtre et la naissance de la démocratie.

Dans l’énoncé du programme porté par le nom d’Education populaire, déjà s’entend une équivoque : lorsque l’on parle d’Éducation populaire, s’agit-il d’éduquer le peuple, ou de lui permettre d’accéder au savoir ? S’agit-il de rendre l’éducation populaire, de la populariser, ou s’agit-il de donner de l’éducation au peuple ? Des deux côtés, le trouble se profile. Le paradoxe est à l’œuvre, il écartèle la bonne conscience de nos pratiques, il démembre déjà les idéologies et les doctrines, les points d’appui et les certitudes.

Si on se penche sur le second terme de l’équivoque : la version du « donner accès » – au demeurant, rien de moins qu’une émancipation, offrir au peuple le savoir qui lui permet de débattre d’égal à égal avec ceux qui le gouvernent -, le paradoxe se confond avec celui de la générosité, celui là même qui attaque par le bas la politique culturelle d’un Malraux où l’Etat gérant d’un patrimoine se doit de faire accéder le plus grand nombre aux grandes œuvres de l’esprit. Le paradoxe de la générosité est tel que le don convoque et révoque dans un même geste la réciprocité. Pour le dire dans les mots de Sartre et Genet, donner à celui qui ne peut pas rendre, c’est l’humilier. Dans Les Bonnes, la Maîtresse s’écrie : « Ma bonne doit être contente, je lui donne mes robes. » Genet répond finement : « Vous donne-t-elle les siennes ? » Et l’on entend l’absolue nécessité de la réciprocité pour dire le don.

Mais, une générosité qui présuppose la réciprocité d’une certaine façon l’anticipe, elle attend déjà le renvoi d’ascenseur, or donner en attendant en retour ce n’est plus un don, c’est un échange à échéance. Dans un premier temps s’il faut sortir de l’humiliation lorsque l’on vient vers les plus démunis avec les mains remplies de la manne salvatrice de la culture, il faudra supposer un don en retour.

Faut-il faire semblant de ne rien posséder lorsqu’on vient à la rencontre des quartiers difficiles avec Victor Hugo dans son panier ? Le faire semblant n’augure rien de bon. Faut-il plutôt imaginer que nous apportons la culture en échange de la parole nécessaire de l’exclu. À l’égal du monument culturel, il faut alors bâtir une transcendance dans la voix du pauvre, il faut une raison supérieure du côté de l’exclu, pour que l’échange ait l’air équitable. Les termes de l’échange pourront se formuler ainsi dans le contexte de l’atelier de pratique théâtrale : nous apporterons la culture en échange tu donneras tes mots d’exclu, ils sont absolument nécessaires à la survie de la démocratie, à ce passage sans cesse recommencé de la cérémonie du bouc émissaire vers la représentation. Dans le meilleur des cas c’est une fable dans le pire un mensonge, un mensonge nécessaire ? Peut-être ! Voici une autre fable : le pauvre, l’exclu, le paria comme on voudra bien le nommer possède une science plus fine encore que celle du lettré, un savoir politique intrinsèque que lui confère son dénuement, un accès privilégié à l’ultime du savoir. Mensonge pour mensonge voici une troisième formulation de la fable : la culture et le savoir sont infinitésimaux au regard de l’humain, au regard de la relation à l’autre. L’étendu qui sépare le savant de l’ignorant se dissout dans l’espace infiniment plus vaste constitué de fait par celui qui relie et sépare deux hommes. Qui se présente tenant entre ses mains les trésors de la culture ne possède rien qui mérite qu’en retour, il faille déposer un contre don. Les subterfuges de l’inscience socratique tournoient et au-delà de la maïeutique prennent des accents sociaux inattendus. Les fables ont achevé notre belle et grande culture, la voilà vidée par la dictature de l’ignorant voilà qu’on flanque Mozart et Shakespeare à la pitié. Le travail du paradoxe se fait torture, on y entend comme l’écho d’un procès stalinien.

Revenons maintenant au premier terme de l’équivoque : l’Éducation populaire entendue comme la nécessité d’éduquer le peuple, là encore le travail du paradoxe met à mal la position de l’artiste.

Dès lors qu’il s’agit d’éduquer, l’art n’est plus la fin dernière du projet, il devient un moyen. Nous sommes alors confronté à cette équation gênante : la gratuité de l’art est inversement proportionnelle au niveau social. Où l’on voit que les définitions de l’art fluctuent en fonction de la hiérarchie sociale.

Tout se passe comme si nous disposions de deux définitions de l’art, l’une pour le haut, l’autre pour le bas. En haut, pour les inclus, un art qui se définit comme purement arbitraire, justifié par rien, un art gratuit, qui se donne lui-même comme fin dernière. Le but de l’art c’est l’art, rien d’autre. Une mystique de l’inutile vient doubler l’art, c’est profondément utile puisque c’est beau se retourne souvent en c’est beau puisque c’est inutile. En bas à l’inverse, l’arbitraire est scandaleux. Si l’on s’adresse à des personnes dites en difficulté, à l’image du cahier des charges de la politique de la ville ou de l’action sociale, l’art (ou la culture selon le besoin de maintenir ou non les équivoques) devient un outil, un moyen, son objet, ou sa fin ultime se dira dans le vocabulaire de la paix sociale. Le théâtre par exemple servira à pacifier les banlieues, à aider à l’insertion sociale et professionnelle des personnes éloignées de l’emploi, à la remise à niveau scolaire par le biais ludique de jeu théâtral etc. Quelques échelons plus bas vers le pauvre, vers le non-repu, l’art devient pur scandale. Peut-on postuler l’art quand la subsistance n’est pas assurée ? C’est le Père Noël arrivant avec sa hotte chargée de jouets en Somalie, il rencontre le travailleur humanitaire qui lui dit : « Mais enfin Père Noël rendez-vous compte, ces enfants n’ont pas mangé ! » Le Père Noël lui répond : « Ah c’est comme ça ! Ils n’ont pas mangé ? Alors ils n’auront pas de cadeaux. »
La Nausée ne tient pas devant un enfant qui meure de faim disait Sartre parlant de ce qu’il considérait comme son meilleur roman. Soit nous entendons le scandale, il n’en reste pas moins que plus on conçoit l’art comme un moyen lorsqu’on s’adresse aux bas de l’échelle sociale, moins on en reconnaît la légitimité et moins on reconnaît la dignité de celui à qui l’on dénie le droit à la culture et à l’art pour l’art. Il ne nous vient pas à l’idée de justifier les dépenses de l’Opéra Bastille en les appuyant sur l’insertion sociale des jeunes en difficulté, mais dans l’univers de la précarité, l’inutile faut que ça serve.

On pourrait continuer à fouiller chaque recoin de la relation entre l’art et l’Éducation populaire en sautant de paradoxe en paradoxe, mais il nous faut revenir à ce que ce compagnonnage avec l’Éducation populaire nous apprend de nous-même et de notre pratique d’artiste dans les quartiers dits en difficulté.

Qu’est-ce qui nous froisse dans cette tension entre action sociale et action culturelle ? Serait-ce que nous ayons honte d’être vu comme des travailleurs sociaux ? Honte de la fraternité avec le bas de l’échelle sociale ? Ou serait-ce qu’il nous faille sans cesse revendiquer la culture comme un droit équivalent pour tous et exigé de l’utile vers le haut et de l’inutile vers le bas ? Devons-nous accepter ses distinctions entre social et culturel ? Qu’elles relèvent des impératifs de l’organisation politique des ministères, c’est possible mais comment les entendre dans le vocabulaire des artistes ? Et doit-on les accepter comme elle nous sont jetées ?

Allez soldat du culturel encore un pas en avant sans trembler devant notre ombre ! Encore un contre-pied avant le salut ! Au théâtre le véritable artiste n’écrit pas sur du papier, mais sur l’âme du spectateur quittant la salle et retrouvant sa peau d’homme libre. Alors seulement la vie gagne sur la mort. Peut-être faudra-t-il avoir le courage de renverser l’ordre des doxas du paradoxe et oser une formule en direction de l’éducation populaire : Du social considéré comme l’un des beaux-arts.

Les rencontres de l’ARIA

Propos recueillis par Valérie de Saint-Do

Voici huit ans que Robin Renucci a lancé en Corse les Rencontres de l’ARIA. Cinq semaines de stage, une semaine de rencontres publiques : le principe ressemble fort à celui des stages de réalisation dont l’acteur est issu. Les Rencontres de l’ARIA mêlent les idéaux de formation de l’Éducation populaire au souci d’action artistique en milieu rural en brassant amateurs et professionnels. Le résultat vaut le voyage, et fidélise d’année en année des inconditionnels qu’on ne saurait réduire au rôle de « spectateurs ».
Ils sont rares, les artistes qui ne dissimulent pas leur formation par l’Éducation populaire comme un secret de famille honteux. Robin Renucci fait figure d’exception. Non seulement il revendique ses origines, mais il en reprend le flambeau avec l’ARIA, en Corse et désormais à Pantin en Seine-Saint-Denis, avec le Théâtre au fil de l’eau. Si sa renommée d’acteur a permis l’éclosion de l’aventure, sur place, elle s’efface, et c’est avec une omniprésence discrète qu’il veille à esquiver les écueils du conservatisme, de la banalisation et d’une dénaturation de l’esprit des Rencontres de l’ARIA.

Entretien avec Robin Renucci

Comment êtes-vous tombé dans le bain de l’Éducation populaire ?

Robin Renucci : Jeune provincial, j’ai vu les acteurs entrer chez moi. Ma mère était couturière ; on lui a demandé de faire les costumes pour un « stage de réalisation ». J’ai appris ainsi l’existence et le nom de ces stages. Celui ci était dirigé par Maurice Masuel, un CTP, un instructeur de l’Éducation populaire. J’ai fait mon premier stage à Vézelay, en Puisaye, à la campagne. J’avais un petit rôle dans M.Mockinpott de Peter Weiss. C’est ainsi qu’on m’a dit : « Tu devrais aller à Valréas, à Pâques, suivre un stage de “premier degré”. » Autant de mots que je ne connaissais pas ! Je cochais tous les jours mon calendrier dans l’attente de la date fatidique du mois de mai… C’est à Valréas que j’ai rencontré René Jauneau, Pierre Vial, Jean Marquis, avec qui je continue la route aujourd’hui. C’était en 1973. Valréas, où je suis allé une dizaine de fois, comme tout jeune apprenti puis comme relais de transmission, m’a conduit à l’école Charles-Dullin à Paris – dont je n’avais pas tant entendu parler que ça ! Je fais maintenant la somme de tous mes apprentissages… Je suis entré au conservatoire, puis j’ai fait du cinéma, de la télévision, en gardant le goût des applaudissements… surtout du côté du public. C’est quand je suis dans la salle que la force du théâtre est la plus puissante, je suis observateur du théâtre et du public.

L’ARIA a huit ans. Comment l’équipe s’est-elle constituée autour de vous ?

Il y a plusieurs fidélités : d’abord, à ceux qui m’ont transmis l’essentiel, toujours vivants pour la plupart, qui sont encore très jeunes, peut-être plus jeunes que certains jeunes gens… Je n’oublie jamais mes vieux camarades et j’ai envie de continuer, dans ce rapport intergénérationnel de l’Éducation populaire qui garde cette notion d’anciens et de plus jeunes, tant qu’ils sont aussi vifs que Pierre Vial en montant Mère Courage ou Jauneau Jacques ou la Soumission ! Les nouvelles équipes sont des gens qui ont été jeunes acteurs en même temps que moi, et de nouveaux formateurs viennent du corps des stagiaires. D’une année sur l’autre, j’en repère deux ou trois pour leur initiative, leur souci du groupe, leur désintéressement… Fidélité aussi à un territoire, la Corse, que j’aime, et plus précisément à une région de Corse extrêmement puissante qui est celle de mes épanouissements d’enfant, le Giussani, ces quatre petits villages de montagne au-dessus de L’Île-Rousse. Fidélité enfin à des pensées de l’Éducation populaire que je comprends de mieux en mieux en avançant. L’éducation tout au long de sa vie, le fait que, néophyte ou initié, on a besoin de retrouver, dans des lieux organisés à cet effet, des moments d’échange où l’altérité est essentielle. On transmet à l’autre, on reçoit de lui. Sans profit, dans un désintéressement passionné qui invite à converger autour de l’imaginaire. La question de l’Éducation populaire est là, notamment pour ce qui relève de la création théâtrale : retrouver un imaginaire confisqué, dans une société souvent réduite au profit.

Deux histoires s’entremêlent : celle de l’Éducation populaire et celle de la décentralisation théâtrale. Comment expliquez-vous que la Corse soit restée à l’écart de cette décentralisation ?

Je ne l’explique pas. C’est un manque, de même que la Corse n’était pas mentionnée sur certaines cartes de France, comme les départements d’outre-mer. La decentralisation s’est arrêtée aux portes de Marseille. En meme temps, il y a toujours eu en Corse une tradition du théâtre, un goût de la culture populaire, une volonté assumée des gens, des villages. Il fallait vivre, il fallait chanter quand on séparait le grain de l’ivraie sur les aires à blé.

Comment vous a été transmise cette culture populaire, notamment orale ?

J’avais un oncle poète et il me demandait d’enregistrer ses poèmes sur un Minicassette, dans les années soixante-dix. J’avais cette transmission-là, et le conte, l’archaïsme du symbole, des fables, des veillées, des histoires sans cesse répétées comme un leitmotiv, qui créaient des peurs, des inquiétudes, des joies, des rires… C’est une présence.

On ressent une ambition extrême dans les Rencontres entre les exigences de la formation de comédiens et de formateurs, et la volonté de présenter ce travail à un public hétérogène, sans qu’il s’agisse obligatoirement de « spectacles ». N’y a-t-il pas une tension entre ces deux impératifs ?

René Char – qui indique souvent la route aux hommes de théâtre, par des mots simples – dit : « L’inachevé bourdonne d’essentiel. »
C’est juste. Ce sont des esquisses. Le désir du groupe de rencontrer le public avec une grande exigence est tel qu’on a parfois des frustrations, mais pas tant que ça. On se dit qu’on aurait pu aller plus loin, mais les acteurs se dépassent, le public se dépasse, tout le monde est en effervescence. Cet inaccompli reste ce que les gens cherchent, tout compte fait.

Sans céder sur l’exigence, ne peut-on imaginer des formes qui portent en elles l’inachèvement, comme ce qui est décrit dans la lecture que vous faites de l’aventure des copiaus ?

L’aventure des copiaus nous guide beaucoup. Il y avait à la fois une naïveté dans l’utopie et en même temps un dépassement, un inconnu qui s’est avéré être la source de la première décentralisation théâtrale. Ce sont des repères. On fait ici des choses importantes mais ce n’est pas nous qui les faisons : elles se font, elles désirent naître, c’est un enfantement dont on n’a pas les clefs.

Les Rencontres ont huit ans. Elles se font dans un contexte politique qui n’est pas anodin, avec le processus de marchandisation accélérée et des politiques restrictives vis-à-vis des associations et de l’éducation artistique. C’est un combat politique…

Le théâtre est un combat politique. Le théâtre dérange, la poésie dérange, et il faut que ce soit comme ça. L’art, c’est une avancée vers l’inconnu, qui retire du connu aux gens,qui déséquilibre, qui modifie la perception des sens, des espaces. L’art est politique en ce sens qu’il réunit les gens dans une transformation des données habituelles. C’est particulièrement vrai aujourd’hui parce que les conditions sociales de chacun font qu’il y a un retour à l’individualisme, une impossibilité à créer ensemble. Il faut des lieux emblématiques qui permettent à chacun de se retrouver alors qu’ils n’auraient pas l’occasion de le faire – je pense aux amateurs et aux professionnels, aux enseignants, aux étrangers, aux animateurs socio-éducatifs soucieux de transmettre aux jeunes des occupations qui ne soient pas « tuer le temps ». Le temps libre est ce qu’on le laisse au consumérisme ou on laisse à chacun la possibilité de choisir son destin, rencontrer les autres ?

Entretien avec Robert Abirached

« Je t’aime, moi non plus »

Propos recueillis par Alexandre Wong

Robert Abirached, professeur émérite à l’université de Paris-X-Nanterre, a été directeur du Théâtre au ministère de la Culture de 1981 à 1988. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la politique culturelle en France et la décentralisation théâtrale depuis l’immédiat après-guerre.

Cassandre/Horschamp : L’histoire de l’Éducation populaire, qui tient plus du militantisme que du narcissisme, est toujours en train de se (re)faire. Elle est de ce fait moins repérable que celle de la décentralisation théâtrale…

Robert Abirached : Il y a une chaîne de mémoire et de transmission de l’Éducation populaire, qui va de 1936 à nos jours, ou, autrement, de Copeau (1) et Dasté (2) à Alain Françon. Il y a des archives, il y a eu des lieux de réflexion, comme à Marly-le-Roi. Il y a des « ancêtres » qui sont encore là . On fête ces jours-ci le quarantième anniversaire des débuts d’Annecy, symbolizes par Gabriel Monnet (3). Vinaver a raconté comment, en rencontrant Monnet, il a découvert le théâtre, comment sa pièce Les Coréens, jouée sur le barrage de Serre-Ponçon, fut forgée dans ce sillage.
Il y a le témoignage des conseillers techniques et pédagogiques, les CTP, envoyés par Jeunesse et Sports dans de nombreuses régions qu’ils ont fécondées en quittant souvent leur fonction ministérielle pour devenir les adeptes d’un théâtre populaire nouvelle manière, celui de Burattini à Caen ou le Merveilleux Théâtre, qui fonctionnent sans le soutien de la presse, sur des champs de foire, de samedi en samedi, dans de minuscules villages. Mais il y a eu aussi une aspiration vers l’élaboration d’un théâtre d’art, forcément lié au réseau institutionnel. Le début de la décentralisation doit beaucoup aux militants de l’Éducation populaire, à Gignoux (4), l’un des plus considérables metteurs en scène de cette période, à Jo Tréhard, Gabriel Monnet, Jacques Lecoq, Jauneau (5) (qui a maintenu la chaîne des stages et des rencontres). De tout cela, la trace et la mémoire subsistent et redeviennent d’actualité. Des historiens comme Geneviève Poujol se sont spécialisés dans l’étude de ce mouvement, illustré jadis par un Jean Guéhenno (6), écrivain venu du peuple, dans ce choix d’éducation qui vise la formation d’un type d’homme et de citoyen par l’art et l’école. Ce qui a contribué à affaiblir le théâtre d’Éducation populaire, c’est la manière dont s’est constitué le ministère des Affaires culturelles : dès 1959, à la naissance de ce ministère, Malraux ne sait pas très bien ce qu’il veut faire ; ce n’est pas un homme politique ; il a son propre discours sur l’importance de l’art et de la culture dans une civilisation – voir son allocution lors de l’inauguration de la maison de la culture d’Amiens. Homme de gauche, il rêve d’une appropriation sensible et non pas seulement théorique ou scolaire de l’art par chaque citoyen. Autour du ministre a eu lieu une énorme bagarre : Émile-Jean Biasini (7) a favorisé, en accord tacite avec Malraux, le choix d’une politique tournée vers une production artistique de « haut niveau » contrairement à ceux qui, comme Pierre Moinot (8), tenaient au lien avec l’Éducation populaire. Ce conflit s’est concrétisé dans la définition et la distinction des pouvoirs des deux départements – Culture et Éducation nationale. Au fil des ans, le secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports s’est tourné vers le sportif aux dépens de l’éducatif. Pour ma part, à chaque changement de gouvernement, à partir de 1982, j’ai demandé en vain au ministère de récupérer l’Éducation populaire et de l’intégrer à la Culture. En vain. Le divorce s’est maintenu.[…]Extrait – Lire l’intégralité de ce texte dans Cassandre/Horschamp 63

1. COPEAU Jacques

Fondateur du Théâtre du Vieux-Colombier (1913), Jacques Copeau – dit « le Patron » – a été le premier à rénover une scène française embaumée dans le « boulevard ». Il préfigura la décentralisation en créant à Pernand-Vergelesses, en Bourgogne, un groupement de jeunes comédiens, les copiaus, avec Léon Chancerel.

2. DASTÉ Jean

Jean Dasté a débuté avec les copiaus (et épousé la fille de Copeau Marie-Hélène Dasté). Après la guerre, il sera un acteur majeur de la décentralisation théâtrale avec la création en 1947 de la Comédie de Saint-Étienne, qu’il dirige jusqu’en 1970.

3. MONNET Gabriel

Instructeur national d’art dramatique à Jeunesse et Sports, il est à l’origine de la fondation de Peuple et Culture à Annecy . Il quitte Jeunesse et Sports après une censure de son spectacle Les Coréens de Michel Vinaver et rejoint Jean Dasté à Saint-Étienne. Il sera le premier directeur de la maison de la culture de Bourges, dont il élabore les plans et le projet avec Jean Rouvet.

4. GIGNOUX Hubert

Ancien comédien-routier, puis l’un des premiers instructeurs de l’Éducation populaire. Fondateur en 1949 du Centre dramatique de l’Ouest. Directeur à partir de 1957 du Centre dramatique de l’Est, devenu Théâtre national de Strasbourg. Pensionnaire de la Comédie-Française de 1983 à 1986.

5. JAUNEAU René

Instructeur de la Jeunesse et des Sports dès 1953, fondateur des Rencontres de Valréas, directeur des maisons de la culture de Reims et de Thonon.

6. GUÉHENNO Jean

Écrivain, académicien français, il évoque dans son œuvre ses origins populaires. Directeur des Mouvements de jeunesse et d’Éducation populaire à l’Éducation nationale sous le premier gouvernement de Gaulle.

7. BIASINI Émile-Jean

Directeur des Arts et Lettres, puis du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle au cabinet d’André Malraux, il a pris en charge les maisons de la culture, dans une optique opposée au « pédagogisme ».

8. MOINOT Pierre

Entré au cabinet de Malraux en 1959, fondateur de la direction du Théâtre et de l’Action culturelle, il pose les bases des premières maisons de la culture.

« Ils ne comprendront rien ! »

Gabriel Monnet fait partie des acteurs de l’Éducation populaire que le ministère de la Culture a fini par repérer (d’aucuns diraient récupérer). Instructeur national d’art dramatique à Jeunesse et Sports, il est à l’origine de la fondation de Peuple et Culture à Annecy, qui lui vaut la rencontre de Vinaver. Censuré pour avoir monté la pièce de ce dernier, Les Coréens, il rejoint la Comédie de Saint-Étienne de 1957 à 1960. À Bourges, il crée sa compagnie, la Comédie de Bourges, avant de prendre la direction de la nouvelle maison de la culture. Toujours frondeur, il démissionne en 1969 en solidarité avec son personnel aux activités contestataires. Après un passage houleux à Nice, sous le joug de Jacques Médecin, il dirige le CDN des Alpes à Grenoble de 1975 à 1981, avant de passer la main à Georges Lavaudant. Récit d’un parcours tumultueux.

Cassandre : Vous avez été instructeur national d’Éducation populaire au ministère de la Jeunesse et des Sports avant de donner votre démission, de changer de ministère et d’aller continuer votre travail en dirigeant une maison de la culture. Comment percevez-vous, avec le recul, cette séparation entre culture et Éducation populaire, vous que le mot « éducation » agace ?

Gabriel Monnet : Ah ! Oui ! pour moi education et théâtre, cela fait mauvais ménage. Le mot éducation dans son acception courante, la formation d’un individu aux normes d’une société, aux connaissances, aux savoirs du monde dans lequel il est, se marie mal à une discipline qui est une perpétuelle remise en question.
Le problème c’est que le ministère de la Culture s’est construit contre celui de l’Éducation nationale : « On n’apprend pas à aimer Phèdre, on aime Phèdre », disait Malraux. Cette phrase marque la distance entre le travail de l’éducation et la création. C’est une vérité que nous n’avions pas intégrée. Il y a des structures faites non pour enseigner des savoirs, mais pour apprendre à aimer : les salles de concert, de musées… On peut se promener devant les impressionnistes sans savoir à quelle date ils vivaient, ni qui étaient Cézanne, Renoir ou Manet, ce qu’ils mangeaient, où ils habitaient, s’ils étaient mariés ou non… On peut y passer pour revoir sempiternellement le même rapport émouvant entre un gris, un bleu, un vert, une lumière…

Comment avez-vous découvert le théâtre ? Comme tout le monde, en y allant ?

Pas comme tout le monde ! En tout cas pas comme un Parisien !
Il n’y avait pas de musée, pas de théâtre, rien ! On aimait écouter Le Beau Danube bleu, ça, on aimait ! Mais dès qu’il y avait dix-huit mesures de Jean-Sébastien Bach, on n’était plus dans la course, ça ne marchait plus. On disait de telle œuvre : « C’est de la poésie intellectuelle »… Lamartine, ça oui ! mais Le Sonnet des voyelles, connais pas ! Mallarmé ? Inconnu. J’ai rencontré des jeunes normaliennes dans un stage, l’une me dit Les Effarés de Rimbaud.

Elle dit : « Cinq petits, ô misère ! leurs dos en rond… »

Je dis : « Quoi ? ! Répétez-moi ce que vous venez de dire ? ! »

« Leurs dos en rond. »

Moi : « Faites-moi voir votre livre… »

Je prends le livre et je lis : « leurs dos en rond » !!! Quelqu’un avait corrigé un mot. Rimbaud avait écrit leurs culs en rond. J’ai piqué une colère ! On prétendait diriger, contrôler, orienter, monopoliser les savoirs, on commettait une sacrée bévue. Quand on me demandait pourquoi je montais L’École des femmes au lieu des Cloches de Corneville

« Ils ne comprendront rien ! »

« Laissez-les faire ! »

Et ils aimaient ! À la stupéfaction de tous. Vous croyez qu’ils sont bêtes, qu’ils sont idiots ? Qu’ils n’ont pas d’oreilles, pas de cœur, pas d’yeux ? Il y a des enfants qui sont capables de lire des chefs-d’œuvre. Pour ma génération, dans les cours de dessin, de peinture, etc., il fallait dessiner un arrosoir par exemple, il fallait que ça ressemble ! Mais la lumière de l’arrosoir, le métal, l’eau, le rapport à la branche d’à côté ? Rien ! On m’imposait un devoir auquel on mettait un six ou un sept parce que c’était propre ou pas, et voilà !

L’autre moitié de la culture

Il avait fallu une Shoah pour admettre que ni l’instruction ni la culture n’étaient une garantie pour préférer la démocratie au fascisme, et réexaminer le second volet du plan de Condorcet* (soigneusement enterré), qui prévoyait en effet que si l’Éducation nationale avait pour mission essentielle de fabriquer de la république – un système politique fondé sur une réflexion critique et une discussion permanente sur l’intérêt général -, l’instruction des enfants serait insuffisante à produire ce résultat. Voire qu’elle risquerait de reproduire des inégalités fondées désormais sur le savoir.

Autour de René Capitant, ministre, et de Jean Guéhenno, va se constituer une équipe (1) en charge de mettre en place une sixième et nouvelle direction au sein de l’Éducation nationale : la direction de la « Culture populaire », rapidement rebaptisée « direction de l’Éducation populaire et des Mouvements de jeunesse (2) ». L’idée est d’utiliser tous les moyens de la culture pour réaliser les conditions d’une education critique permanente.
Contrairement à la direction des Arts et Lettres, la finalité ici n’est pas l’art, mais la pratique de la démocratie et la formation des sujets politiques, par les moyens du théâtre, de la musique, du cinéma, de l’écriture, des enquêtes, etc. À qui confier ce travail ? Pas à des enseignants mais à des professionnels de la « culture populaire » dans tous les domaines, à qui l’on va proposer de délaisser leur carrière personnelle pour se consacrer à la réflexion sur les conditions déontologiques et pratiques de cette nouvelle pédagogie des adultes, et à leurs relais naturels : les cadres des mouvements associatifs.

Ils seront dix-huit à embarquer, et leur nombre augmentera vite. La légende officielle retiendra surtout les noms de ceux qui (tels Hubert Gignoux ou Gabriel Monnet) quitteront cette aventure pour se consacrer à leur œuvre et à leur carrière artistique, et rejettera les autres dans l’ombre d’une histoire culturelle étrangement hémiplégique.

Or, dès 1945, la bataille entre les communistes et les gaullistes est âpre pour savoir qui contrôlera une telle direction. Voyant les gaullistes l’emporter, les communistes font le choix en 1948 de saborder le projet et proposent de fusionner cette jeune direction – « pour raisons d’économies publiques » – avec l’énorme direction de l’Éducation physique et des Activités sportives,
dans une très curieuse et improbable « direction générale de la Jeunesse et des Sports », ce qui ne veut toujours pas dire grand-chose, soixante ans après (3). « Jeunesse et Sports », est un anticoncept destiné dès l’origine à annihiler toute éducation critique. Ce ministère définitivement établi en 1966 est le premier avortement de cette indispensable direction de l’Éducation populaire. Le deuxième avortement est évidemment le ministère des Affaires culturelles. Dès 1948, si Mlle Faure choisit l’Algérie où l’Éducation populaire n’est pas rattachée au sport, et si Guéhenno s’en va, les instructeurs nationaux d’Éducation populaire dorénavant sous la houlette de Mlle Guillaume, (mais dans un ministère hostile), n’en démordent pas. Ils réclament des théâtres et des cinémas. On leur construit des gymnases. Ils n’auront de cesse de fonder leur propre ministère, qu’ils intitulent dans une brochure parue dans les années cinquante : « Pour un ministère de la Culture (4) ». Ils pensent à Albert Camus pour s’en occuper (5).

Mais un général prend le pouvoir en France en 1958, et exige un ministère pour son chantre officiel. Or, lorsqu’on lui demande de quoi il souhaite être ministre, Malraux réclame, dans l’ordre, d’être ministre de la Jeunesse, puis de la Recherche, puis de la Télévision. Devant les refus successifs à ces propositions, Malraux boude et Michel Debré (qui a lu le livre de Robert Brichet et des instructeurs) lui propose un « ministère des Affaires culturelles », qu’il accepte. Dans l’enthousiasme du premier cabinet, Pierre Moinot* (qui a demandé à Mlle Faure de le rejoindre), tente avec d’autres de définir la doctrine de cette administration sur les bases explorées par l’Éducation populaire. Or, personne ne veut travailler chez Malraux, dont on ne prédit pas six mois de vie au ministère, et ce sont finalement les fonctionnaires rapatriés de la France d’outre-mer que l’on affecte là. Émile-Jean Biasini, revenu du Tchad, devient le troisième directeur de cabinet de Malraux, mais il inverse la doctrine au profit d’une conception élitaire des affaires culturelles, symbolisée par le programme de construction de « maisons de la culture » dont est exclue toute démarche d’éducation populaire. C’est la philosophie de la direction des Arts et Lettres qui prévaut, et les instructeurs et les associations d’Éducation populaire sont renvoyés à… Jeunesse et Sports (6).

  • (Tous les noms sont explicités dans un index qui se trouve
    à la fin du dossier de ce numéro de Cassandre/Horschamp).

1. Mlle Christiane Faure, MM. Bayen et Basdevant, etc.

2. Les autres sont les directions du Premier, du Second Degré et du Supérieur, ainsi que la direction des Arts et Lettres et celle de l’Éducation physique et des Activités sportives.

3. Sur cette histoire, voir les articles de l’historienne Françoise Tétard.

4. L’auteur en est Robert Brichet, sous-directeur à l’Éducation populaire.

5. Albert Camus a dirigé une maison de la culture en Algérie, il a créé le « théâtre du travail » et a défendu la création collective. Il est mort dans un accident de voiture en janvier 1960.

6. Histoire décrite par P. Urfalino : L’Invention des politiques culturelles, Documentation française, 1996.

Le grand clivage

 Éditorial par Nicolas Roméas

C’est une épopée, avec ses dieux et demi-dieux, ses héros, ses terres à conquérir, ses démons, ses trahisons, ses déceptions, ses piteuses défaites et ses victoires
éclatantes, si belles, à peine racontables. Et surtout le trésor d’une mémoire, essentielle pour notre histoire. Une épopée qu’il faut absolument dire et transmettre pour comprendre comment peuvent se construire présent et avenir. Des personnages extraordinaires la traversent, certains restés méconnus, comme Mlle Faure et Christiane Guillaume, d’autres devenus de grands noms dans le champ de l’art « officiel », comme Planchon ou Chéreau.

Nous n’avons pas voulu totalement démêler les fils de ce fabuleux écheveau dont les enjeux ont fait et feront encore
couler beaucoup d’encre. Nous n’avons pas voulu perdre l’aspect vivant de narrations et de dialogues incroyablement précieux pour l’histoire des arts vivants dans notre pays, que Franck Lepage nous a fait l’amitié de nous confier. Pour tenter de prolonger le fil d’une histoire dont notre époque risque de perdre la mémoire.

Rêvées par Romain Rolland, préfigurées par des précurseurs comme Maurice Pottecher, bricolées par le grand Jacques
et ses copiaus, revendiquées par le Front populaire, un certain nombre d’actions de démocratisation et de décentralisation furent menées dans l’entre-deux-guerres et même sous l’Occupation, notamment avec le Jeune France de Pierre Schaeffer – en dépit de l’état d’esprit du gouvernement de Vichy [1]. Cette notion d’Éducation populaire existait dans l’URSS des années vingt et à la même époque « l’art prolétarien » allemand n’en était pas très loin. En France, les actions pionnières mêlèrent avec la même fougue la foi chrétienne héritée de Copeau, l’enthousiasme scout des comédiens-routiers de Chancerel et l’utopie socialiste de 1936. C’est bien d’un fil (parfois) invisible qu’il s’agit, celui de la soif inextinguible du peuple de Molière pour ce qu’on nomme les « arts vivants ». Un fil souterrain, presque secret, qui traverse notre histoire et qui traverse tout, régimes, idéologies, appellations, ministères.

L’immédiat après-guerre appelle un usage de la culture au service d’une réunification symbolique du pays. Un moment
charnière d’une histoire follement riche en la matière, où une valse-hésitation de plus en plus frénétique ne cesse
de transformer les statuts, les rattachements d’activités à tel ou tel ministère… Jeunesse et Sports est censé ne s’occuper que des amateurs… mais ces amateurs portaient l’essentiel de ce qui a transformé le théâtre en France.
L’Éducation nationale de pédagogie, bien sûr, mais celle-ci est inhérente à l’art, surtout celui du théâtre. Et les premiers « stages de réalisation » de Jeunesse et Sports, où prédominaient la relation et le collectif, furent un tremplin pour de futurs grands professionnels. À la création du ministère des Affaires culturelles, en 1959, les choses deviennent assez complexes. Il s’agit de répartir, séparer la pédagogie et l’animation de l’art pour construire un beau et grand édifice. Ça n’est pas simple. Malraux rêve, il a du mal avec les cases administratives. Le souffle de son puissant et gauche idéalisme fera plus d’un mécontent.

Toutes ces aventures donnent lieu à des multitudes de commentaires, parfois amers, souvent nostalgiques, sur les
transformations, les réductions, les appauvrissements, les limitations imposées d’en haut à d’incorrigibles rêveurs.
Impossible d’entrer dans le détail de chaque point de vue, à partir de parcours professionnels et humains souvent
douloureux, malmenés. Nous avons voulu en garder l’essentiel, le souffle, sans trop entrer dans le détail de cette inextricable forêt de sigles et d’organigrammes, ces innombrables spécificités de fonctions qui changèrent de nom et de statut à chaque basculement ministériel. Pour faire comprendre avant tout l’incroyable richesse d’espérances et d’énergies mises en jeu dans ce qui semblait être, plus qu’un projet de politique culturelle, le combat pour un Homme nouveau.

Il faut voir ce numéro de Cassandre comme un coffre au trésor. Un coffre où git l’enfance de nos rêves d’aujourd’hui, dans lequel puiser pour y trouver, en complément d’une riche bibliographie, les témoignages très personnels d’acteurs qui traversèrent la grande période des luttes historiques pour l’art et la culture dans notre pays. Cette période qui, de l’immédiat après-guerre à aujourd’hui, en passant par la création du ministère des Affaires culturelles, a vu se transformer la façon dont nos institutions appréhendent le grand clivage.

Ce clivage, perceptible à chaque niveau du monde culturel et artistique, qui sépare les « animateurs » des « artistes »,
les « amateurs » des « professionnels », le « socioculturel » de l’« Art »… Qui sépare, en un mot, une pratique artistique « populaire » qui engage le groupe, la rencontre, l’échange, d’un art « noble » perçu comme le fleuron culturel du pays, porté par des individus d’exception.

Pourtant, on le sait, au-delà des complexes répartitions ministérielles qui illustrèrent, dans un passé récent, cet éternel conflit, l’un ne peut exister sans l’autre. Pas de Jean Dasté, de Roger Planchon, d’Ariane Mnouchkine, de Patrice Chéreau, de Chris Marker, de Christiane Véricel… sans le souffle de cette histoire collective, ce grand remue-ménage, ce terreau saturé d’idéalisme, d’utopies, de maladresse, de passion pour l’autre.

Ce que nous appelons « art » est tissé de deux fils fortement noués. Ce qui vient du groupe et ce qui naît de l’individu. Ce qui survient dans l’échange d’un acte collectif et ce qui émane de la force d’un être. Ce sont des fils inextricables qu’on peut tenter de dénouer artificiellement, mais qui ne cessent de se croiser et donnent, par exemple, un Hubert Gignoux [2], qui fut formé chez les comédiens-routiers de Chancerel, fit des marionnettes dans un camp de prisonniers pendant la Seconde Guerre mondiale et s’engagea dans les actions théâtrales initiées par Jeunesse et Sports avant de devenir, en 1949, le premier directeur du Centre dramatique de l’Ouest. Parcours remarquable d’un homme pour qui seule compte l’exigence, pleine et absolue, forgée dans l’alliage de trois métaux : la connaissance, la force de l’art, la relation.

Notes

[1Cf. Added, Le Théâtre dans les années Vichy, Ramsay.

[2Auteur d’un livre très important sur la décentralisation théâtrale : Histoire d’une famille de théâtre(ANRAT).