Archives de catégorie : extrait 62

De Guy Debord au « disney-isme »

Été 2005

  • p. 2 ÉDITO par Nicolas Roméas
  • p. 4 VU DE FACE > Détours et aventures périphériques/Entretien avec Marc’o
  • p. 8 HORS CHAMP > Poésie de salon et des rues/Entretien avec Bastian Böttcher
  • p. 10 CHRONIQUE DU THÉÂTRE ORDINAIRE/Bruno Boussagol
  • p. 12 SI LOIN SI PROCHE > Culture de la coexistence/Entretien avec Fadila Laanan
  • p. 15 > Ombres d’Istanbul/Joël Cramesnil
  • p. 16 EFFRACTION > Un bilan très mitigé/Florine Siganos
  • p. 18 > L’écrit pour fenêtre/V. de Saint-Do
  • p. 19 LIBRES ÉCHANGES > L’entreprise-théâtre/Entretien avec Michel Vinaver
  • p. 20 > Le tour de main d’un passeur d’âme/Entretien avec Alain Recoing
  • p. 26 AGORA/DÉBAT > Appropriation/Diane Scott
  • p. 29 > Au-delà du jeu sémantique/Nicolas Roméas
  • p. 30 HORS-SUJET

CHANTIER : L’art-événement

  • p. 32 Lille 2004 : L’ingénierie culturelle triomphante/Valérie de Saint-Do
  • p. 35 Promenades aux Pronomade(s)/Pascal Le Brun-Cordier
  • p. 36 Avignon off quarantième/André Benedetto
  • p. 38 L’afestival de l’amusique/Entretien avec Bernard Lubat
  • p. 41 Le sens des notes/Stéphane Ripoche
  • p. 42 Plus haut, plus beau… ?/Thomas Hahn
  • p. 44 Show for qui ?/Thomas Hahn
  • p. 46 Réinventer la rencontre/Entretien avec Raymond Peyramaure
  • p. 49 Les giboulées de la marionnette/Joël Cramesnil
  • p. 50 Brèves histoires hors-événements
  • p. 52 FIL D’ARIANE > Théâtre de création/Entretien avec Lucien Attoun
  • p. 57 LIEUX DANS LA VILLE > Orages d’acier : Maison des Métallos/Samuel Wahl
  • p. 58 > Le tunnel sort de l’ombre/Valérie de Saint-Do
  • p. 60 > Stéphanie et les déserts du Sud/Entretien avec Stéphanie Chevara
  • p. 61 > Usinage d’utopies à Choisy/Thomas Hahn
  • p. 62 > Au carrefour/I. Sadowska-Guillon
  • p. 63 > Trop de musique en sous-sol ?/Joël Cramesnil
  • p. 65 CD PAR RIPOCHE
  • p. 66 PAS DE CÔTÉ > Je suis un danseur… tunisien/Thomas Hahn
  • p. 68 PARTI PRIS > D’après/Alexandre Wong
  • p. 69 > Nostalgie de la doucha/Olivier Claude
  • p. 70 ÉCRIT > Blaine contre Heidegger/Alexandre Wong
  • > Un système fatigué/Olivier Claude
  • p. 71 PETITES THÉORIES JETABLES/Jacques Livchine

Ouvert aux auteurs : Entretien avec Lucien Attoun

Propos recueillis par Alexandre Wong

 Cela fait plus de trente ans que Théâtre Ouvert parie sur la théâtralité du texte. Réagissant à l’oubli que connaissent les auteurs d’expression française en France, Micheline et Lucien Attoun ont mis en scène quelques-unes des plus grandes figures de la littérature moderne et contemporaine. Les deux dernières mises en scène de Stanislas Nordey dans ce théâtre témoignent de cet engagement. Pétrification du corps des acteurs dans Cri de Laurent Gaudé, roman qui raconte de manière posthume les derniers faits d’armes de soldats de la Grande Guerre. Scénographie austère dans Les Habitants de Frédéric Mauvignier : sur la silhouette dessinée d’un corps mort, sont posées plusieurs « pierres tombales », expression de l’indifférence des hommes devant le crime. L’économie des moyens théâtraux oblige à « voir » la seule articulation du texte. Retour sur une compréhension du mode de fonctionnement « politique » de Théâtre Ouvert.

Cassandre : Théâtre Ouvert est né dans la mouvance de mai 1968. Cette situation préside à un esprit de renouveau. Le Festival d’Avignon et la présence de Jean Vilar aussi ont participé de votre volonté de voir dans le théâtre un espace où le texte pourrait avoir sa place.

Lucien Attoun : Le théâtre est le reflet partiel d’une société à un moment donné et nous étions dans une époque où on sentait bien que le théâtre occidental commençait à tourner en rond. La société était bloquée, le théâtre était un peu bloqué aussi et les grands metteurs en scène se posaient des questions en Europe.
Brook allait abandonner le texte original pour faire des « versions scéniques » des pieces de Shakespeare, ou bien amener les comédiens à s’exprimer différemment et parfois à inventer une langue ; Strehler s’orientait de plus en plus vers des mises en scène lyriques qui permettaient
d’aller plus loin ; Planchon s’est mis à écrire pour voir « comment une pièce fonctionne de l’intérieur », parce qu’il n’avançait plus par rapport à la mise en scène. C’était un temps annonciateur d’un rejet de l’auteur. Grotowski allait jusqu’à faire écrire sur les affiches « scénario de Calderón, dialogues de Grotowski ». Micheline et moi lisions des manuscrits que des auteurs nous apportaient. Ils venaient à la maison ; nous parlions : nous étions convaincus qu’il y avait quelque chose à faire. Mais nous étions dans l’incapacité de répondre à leur demande : être joués, publiés, reconnus.

Est arrivée l’explosion de 1968. J’ai eu la chance en 1969 d’être invité par Pierre Sipriot, directeur de France Culture à l’époque et par son adjoint Francis Antoine, qui m’ont demandé de les aider à renouveler le répertoire et à donner la parole aux jeunes auteurs. En quelques semaines, j’ai mis au point ce qui allait devenir le Nouveau Répertoire dramatique, qui a démarré le 15 mars 1969. Je faisais partie de ceux qui pensaient que les choses allaient bouger et que l’écrivain, le poète, allait réintégrer la cité-théâtre – dont il avait été exclu -, mais pas
nécessairement à la même place, puisque le théâtre lui-même bouge. Voilà pour le contexte.

Puis en 1970, toujours grâce à Sipriot, j’ai été sollicité pour créer une collection chez Stock (« Théâtre Ouvert »). J’ai demandé à ce qu’elle soit ouverte exclusivement à des auteurs de théâtre qui n’avaient jamais été publiés. C’était une manière de savoir si ça correspondait ou non à une nécessité éditoriale. Je m’engageais à ne publier que des textes qui n’étaient pas soutenus par un projet théâtral. Cette collection dans la collection s’appelait « Pièces inédites » ; toutes ont été montées par la suite, plus ou moins vite. Une autre liée à la création, s’intitulait le « Texte-programme », le livre était présent le soir de la première, avec des documents et une iconographie. Une troisième était « Essais et documents ».

À la suite d’une provocation amicale de Jean Vilar, auquel je disais qu’il ne se passait pas grand-chose à Avignon pour la création contemporaine et le jeune théâtre, j’ai été mis au défi de créer quelque chose de nouveau. À la rentrée de l’automne 1970, j’ai raconté à Paul Puaux le projet de Théâtre Ouvert, qui s’appelait alors Théâtre de création. À l’époque, il y avait un embargo sur l’information, et Vilar annonçait tout le programme du Festival d’Avignon au mois de mars. À la conférence de presse de mars 1971, il fit mention de ma proposition en la baptisant Théâtre Ouvert. J’ai protesté (je voulais éviter toute confusion avec ma collection chez Stock). Vilar est mort en mai et tout le monde s’est imposé une règle : rien ne serait touché de ce qui avait été dit de son vivant. Théâtre Ouvert est né à la chapelle des Pénitents-Blancs (qui n’était pas un lieu de théâtre) au Festival d’Avignon, le 23 juillet 1971.
Je n’imaginais pas que l’expression « mise en espace » que j’inventais, allait faire florès et circuler jusqu’au Japon, à New York ou en Italie ! Il s’agissait de dire : « Ce n’est pas une lecture, ni de la création au rabais, c’est quelque chose d’autre : une première audition d’un texte, dans l’espace, pour faire entendre ses éventuelles lignes de force et de faiblesse. »

Je posais concrètement le problème : « Y a-t-il en France des metteurs en scène et des comédiens qui s’intéressent aux auteurs contemporains ? Avec Théâtre Ouvert, vous choisissez le dispositif scénique que vous voulez, mais sans décor ni costume, avec peu d’accessoires, peu d’effets. Vous engagez les comédiens que vousvoulez, Théâtre Ouvert les paye. Vous n’avez qu’une seule chose à faire : créer ! »

Ensuite, sont venus d’autres modes d’action : lectures sauvages avec Armand Gatti, mises en voix, cellules de création, chantiers… On avançait, étape par étape. Mais si la première experience de mise en espace avait été un échec, on en serait resté là. Le premier soir fut extraordinaire : Jean-Pierre Vincent était allongé sur un lit de camp, malade, Rezvani perché sur une chaise d’arbitre de tennis, avec sa voix légère, a tout de suite donné le ton aux comédiens fougueux, Jourdheuil parodiait l’intellectuel de gauche. Cette première du Camp du drap d’or fut un succès public énorme et cela a lancé immédiatement Théâtre Ouvert : dès le lendemain, les professionnels se sont rués à la chapelle des Pénitents-Blancs, qui allait devenir le lieu de rendez-vous à leur arrivée à Avignon. Mon vrai projet était de créer un théâtre d’essai et de création.

Le Tunnel sort de l’ombre

Par Valérie de Saint-Do

Vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans de l’aventure d’artistes qui ont vécu heureux et plutôt cachés dans un lieu parisien improbable, près des Buttes-Chaumont. Il serait regrettable que l’aventure du Tunnel n’ait pas de prolongement…

Le Tunnel n’est pas un squat. Ni une maison de quartier. Cachée dans l’arrière-cour d’un immeuble, tout près des Buttes-Chaumont, cette grande maison tout en verrières s’est vue occupée, dès 1981, par six militants utopistes, musiciens, peintres et comédiens, mais qui hésitaient à s’affubler de l’étiquette d’artistes. L’époque était aux expériences communautaires, à un refus d’une frontière entre la pratique artistique et le mode de vie. Les premiers occupants du lieu, dont la moyenne d’âge ne dépassait 25 ans en 1981, étaient tous issus d’une mouvance d’expériences associatives, peu ou prou liées aux circuits de l’éducation populaire, comme Mariette Barret, seule des fondateurs à y avoir pris racine. […]

Le Tunnel s’est voulu un lieu de vie à partager, allergique à tout ce qui aurait pu risquer de formater sa vie. « Pas de définitions, pas de programmation, pas de planification, pas de médiatisation, a écrit Mariette Barret. Parfois, il ne s’y passe rien, il n’y a pas de forcing culturel, juste un espace vide où tout peut advenir à nouveau. Un lieu où il y a du silence comme à la campagne, dans la ville. Il y a de l’indéfini dans cette aventure poétique au quotidien. Ce n’est pas un lieu de monstration commerciale du produit fini. Peut-être est-ce pour cela qu’il fallait garder l’anonymat… » […]

Le Tunnel arrive en fin de bail l’an prochain, et Mariette Barret s’interroge sur la suite de l’aventure. La stratégie du « vivons heureux, vivons cachés » a trouvé ses limites. Beaucoup d’artistes sont passés par le havre des Buttes-Chaumont, plasticiens, musiciens, compagnies de théâtre ; parmi ces dernières la compagnie de l’Ours, la cinquième saison – qui a entretenu avec l’association des rapports privilégiés allant jusqu’à la coproduction d’un spectacle présenté au Théâtre des Quartiers-d’Ivry -, Michel Froehly et Françoise Le Poix, Robert Cantarella, Claude-Jean Philippe… L’inventaire deviendrait vite fastidieux, mais serait de nature à surprendre les tutelles culturelles par les multiples noms d’artistes qui, selon l’expression consacrée, ont fait du chemin depuis… parfois loin de l’esprit du Tunnel.

Les réalités foncières et immobilières parisiennes doivent-elles dicter la fin de cette aventure ? Après vingt-cinq ans d’autonomie revendiquée et assumée, il semble temps d’interpeller les pouvoirs publics. Le Tunnel continue à s’ouvrir à des initiatives inclassables, voire impossibles : citons parmi elles la lecture récurrente de L’Esthétique de la résistance, de Peter Weiss, par Laurent Grisel. La multiplication des squats artistiques a montré le déficit chronique de lieux de travail pour les artistes à Paris. Le Tunnel offre à la fois un havre de travail et une volonté persistante d’ouverture à des initiatives au-delà du spectaculaire, au-delà du clivage amateurs/professionnels, artistique et social… Il serait bon que les pouvoirs publics aient la curiosité de s’y intéresser et la volonté de le défendre. Pour que le Tunnel sorte enfin de l’obscurité.

Le Tunnel, association Pluriels – 21, rue du Tunnel 75019 Paris.

Lectures de L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, par Laurent Grisel,
les mardis 5 et 12 juillet, 13, 30 et 27 septembre, 4, 11, 18 et 25 octobre.

Lille 2004 : L’ingénierie culturelle triomphante

Par Valérie de Saint-Do

Avec tambours, trompettes et drapeau étoilé. Lille 2004 affiche fièrement son bilan chiffré, ses retombées médiatiques, son audience internationale… Et l’art et la culture dans tout ça ? questionneront les irréductibles qui ne se satisfont pas d’une évaluation purement quantitative. Le foisonnement festif et la surenchère dans l’excellence internationale peuvent-ils poser les jalons d’une politique culturelle ?

Comme tout label, celui de « capitale européenne de la culture » est sujet à caution. Faut-il y voir une tentative de rattrapage, voire d’alibi, face au peu d’enthousiasme des politiques communautaires à prendre la culture au sérieux ? Ou, plus cyniquement, la vente d’une marque « culturelle » propre à attirer les investisseurs et les cadres de haut niveau, dans une logique de concurrence entre les grandes métropoles européennes ?

En résumé, « Une capitale de la culture peut-elle être autre chose qu’une entreprise de communication ? » s’interroge le directeur d’une structure culturelle locale, qui a préféré garder l’anonymat. Autoproclamé « plasticien du champ », fils spirituel de Duchamp Marcel et de Pierre Bourdieu, Benoît Eugène va plus loin. Entré par effraction dans Lille 2004, via l’exposition « Amicalement vôtre » au musée des Beaux-Arts de Tourcoing, sa performance dans la chapelle de l’hospice d’Avray a fait grincer quelques dents.
On y célébrait les noces d’Art et Entreprise, enfants des familles Banque-Assurance et Beaux-Arts-Nouvelles Technologies, mariés par la déesse Europe avec une homélie mi-potache mi-corrosive sur les bienfaits de l’économie de marché pour la culture, et vice-versa.
La dérision s’appuie sur l’analyse que ce sociologue pratique depuis des années sur le champ de la culture en général et des arts plastiques en particulier : « Les villes développent une stratégie de marketing urbain pour attirer les investisseurs, et la culture est l’un des critères d’attractivité.
Un événement comme Lille 2004 développe deux discours et deux politiques : l’une internationale, avec des noms, l’autre commerciale, en direction du peuple. Et la culture pour le peuple passe par les grandes surfaces : ainsi, Carrefour sponsorise des contes pour enfants et relance la fête de la Saint-Nicolas dans les supermarchés. »

Le bilan, qui insiste lourdement sur les retombées médiatiques et économiques (+ 27 % de nuitées pour les hôtels, par exemple) conforte cette analyse, comme les commentaires officiels : « Lille 2004, c’est un nouveau départ : nous avons gagné dix ans de notoriété. Lille 2004, c’est aussi et surtout la fierté d’une population d’avoir réalisé un grand événement. Nous avons montré ce que nous sommes, notre art de vivre, la Lille touch », commente Martine Aubry sur le site officiel de Lille 2004. Et d’ajouter dans La Voix du Nord : « Lille figure désormais sur la carte des tour-opérateurs. »
Le combat pour l’image de la métropole nordique est de bonne guerre et d’aucuns pourraient se réjouir qu’il se traduise par une volonté de rayonnement culturel plutôt que par la venue des Jeux olympiques.

Voici vingt ans, Lille et la région Nord – Pas-de-Calais souffraient de ce que le jargon des communicants qualifie de déficit d’image. Frappée de plein fouet par la désindustrialisation, la ville a fortement misé sur le tertiaire et les services.
Entre la gare historique et la gare TGV, le centre commercial Euralille en est le symbole : « un signal fort pour montrer que les populations arriérées du textile et de l’industrie se tournent vers l’avenir », selon Benoît Eugène.
La ville s’est, en vingt ans, considérablement « gentryfiée » : le vieux Lille est rénové, le quartier populaire de Wazemmes en voie de boboïsation accélérée. La rénovation du vieux Lille a délocalisé bon nombre des artistes vers des quartiers tels que ceux de Wazemmes ou Moulins, ou à Roubaix, désormais riche en lieux de culture, comme le musée d’Art et d’Industrie installé dans une ancienne piscine et La Condition publique, vaste friche industrielle transformée par l’architecte Patrick Bouchain. Comme ailleurs, la culture, dans sa version prestigieuse, est un puissant vecteur de réhabilitation des quartiers populaires… au risque qu’ils ne le soient plus.
Les quartiers les plus déshérités, à Lille-Sud, Fives ou Faubourg-de-Béthune restent en manque d’équipements et de politique culturelle.

Détours et aventures périphériques. Entretien avec Marc’O

Détours et aventures périphériques

Entretien avec Marc’O

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Cassandre adore creuser l’histoire contemporaine de la pensée et des pratiques de l’art. Pour renouer le fil du sens avec ce qui nous anime. D’une sorte de vaste blague d’Isidore Isou, génial auteur du Soulèvement de la jeunesse et inventeur du « lettrisme », une blague beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît, naquit un mouvement de pensée bourré d’orgueil, d’ironie tranchante et de cruelle lucidité. Un mouvement vif et violent que lança Guy Ernest Debord, brillantissime jeune homme en colère. L’Internationale situationniste. Combustible qu’enflamma la pensée de 1968. Marc’O, fondateur avec Cristina Bertelli de Génération Chaos et de la revue Les périphériques vous parlent, a activement participé de ce moment-charnière de l’épopée intellectuelle et artistique du siècle dernier et de celui-ci.

Cassandre : D’où est née cette aventure intellectuelle qui vous a mené du mouvement lettriste dans les années cinquante à la création des Périphériques ?

Marc’O : Peut-être de mon histoire. Je suis né d’une fracture. Je suis né en France, mais j’ai passé mon enfance en Tchécoslovaquie. J’ai vu l’entrée des Allemands en 1938, j’avais 14 ans, j’étais au lycée français de Prague. Ç’a été un choc énorme.
Mon père était ingénieur dans des usines Michelin dans différents pays, notamment en Allemagne, et j’ai souvent eu des Allemands comme petits copains. Quand je suis revenu en France, six mois après l’invasion de la Tchécoslovaquie, j’ai retrouvé des camarades français qui parlaient des « boches », pour désigner les Allemands. On ne parlait pas politique, mais moi, déjà, j’étais politique, je faisais la distinction entre nazis
et Allemands. Ça m’a marqué pour toute la vie.
Ensuite, je suis entré dans un maquis, dans la Résistance, vers 15 ans. Je n’ai jamais séparé mon action du contexte politique, c’est quelque chose qui, dès le début, m’était naturel.
Après la guerre, je travaillais vaguement au Tabou, où Boris Vian jouait avec un petit orchestre. C’était l’époque des existentialistes. Le Tabou présentait des spectacles et j’avais rencontré des poètes. J’avais connu le poète François Dufrêne, et il m’a présenté Isidore Isou 1, qui commençait avec le lettrisme. J’ai présenté un de leurs spectacles au Tabou. Isou était en train de faire un film, Traité de bave et d’éternité, et il me disait qu’il n’y arrivait pas, qu’il lui fallait un producteur. Je n’avais jamais rien fait, mais je lui ai dit : « On le fait. »

Quel âge aviez-vous ?

J’avais 23 ans et lui 24. Guy Debord, que j’ai rencontré à la même époque, était plus jeune, il avait dix-sept ans. À un moment donné, des gens qui étaient autour d’Isou, mais qui étaient un peu dispersés, se sont réunis. Il venait d’écrire un livre passionnant et « prophétique », Le Soulèvement de la jeunesse. Ce livre était fondé sur une idée formidable, qu’il n’a pas exploitée. Il avait développé toute une théorie sur ce qu’il appelait l’« externisme ». C’était très fort, et des syndicates « externistes » se sont meme formés, à l’époque. Isou avait une grande intelligence et une imagination prodigieuse. Il a écrit 80 livres, sur des sujets divers. Il lançait sans arrêt des idées et, avec Dufrêne 2, j’ai eu envie de développer collectivement quelque chose à partir de ces idées. En 1950, j’ai
produit Traité de bave et d’éternité. J’ai trouvé de l’argent et on a fait le film. C’était énorme, totalement surréaliste, ça nous plaisait énormément, donc on en rajoutait… Bref. Une fois le film fait, en 1951, on est allés voir Jean Cocteau, et il nous a dit : « Bon, je le présente dans le cadre du Festival de Cannes. » Isou a répondu : « Non, non, je n’y vais pas, je ne vais pas à Cannes, je vais me faire arrêter. » Il était roumain, il avait peur de se faire expulser. Je suis donc parti tout seul à Cannes… Je suis arrivé à Cannes, avec mon film sous le bras et un écrivain américain qui s’appelait Mathew Carney, qui faisait partie de la Beat generation. Je l’avais emmené parce qu’il était costaud. C’est lourd, les bobines, le film faisait deux heures et demie. Là, je vois arriver un jeune gars qui me dit : « Je m’appelle Guy Debord, j’adore les lettristes et je veux travailler avec vous. » Il passait son bac et ses parents ne voulaient pas le laisser sortir. C’était au mois de mai. C’est là que je l’ai connu, on est devenus amis. Il me dit : « Ah la poésie ! » Je lui dis : « Tu ne vas pas faire de la poésie à Cannes, pour ça tu montes à Paris. » Debord a eu son bac. Il m’a invite à le rejoindre sur la Côte d’Azur pendant l’été, et ensuite, il est venu à Paris. C’est là que j’ai publié son premier texte dans la revue Ion, que je venais de créer, en 1952. Il l’a ensuite remanié. Moi j’ai écrit Le Manifeste externiste à partir des idées d’Isou. Ensuite, avec Dufrêne, j’ai fondé un journal qui s’appelait Soulèvement de la jeunesse. La nouvelle vague a eu Les Cahiers du cinéma, c’était une force, 4 000 à 5 000 exemplaires dès le début. Une commercialisation, une structure. Filipacchi, qui avait fondé Salut les copains en 1967, était derrière, c’est la grande différence. Chez nous, il n’y avait pas de structure, derrière.

EDITORIAL

Editorial

Par Nicolas Roméas

Les festivals, comme d’autres grandes manifestations organisées par des villes ou les collectivités territoriales, sont peut-être ce qu’il nous reste aujourd’hui des grandes fêtes populaires, religieuses ou carnavalesques d’autrefois. Mais, au temps de l’ingénierie culturelle et des gestionnaires de l’art, il ne s’agit souvent plus que de grands marchés, voire de supermarchés de la diffusion artistique. Ou d’événements étudiés pour attirer un public ciblé et/ou valoriser tel ou tel élément d’un patrimoine local. Ces dérives qui contribuent à nous faire perdre le fil du sens du geste artistique et de la rencontre en profondeur, sont, pour ce cas comme pour d’autres, de moins en moins voilées. Le cynisme ne redoute plus de s’afficher ouvertement. Mais quelques manifestations résistent à cette perte de volonté politique qui contamine jusqu’à un rendez-vous comme celui d’Avignon, qui n’a plus rien à voir avec ce que Vilar et René Char voulaient y impulser : la rencontre entre le peuple la création. Il est frappant de voir à quel point cette résistance devient de plus en plus ardue. Il est frappant de constater à quel point il est important de savoir conserver une « taille humaine » à un moment partagé, ou à un lieu. Passé un certain stade, on est dépassé, on ne maîtrise plus l’échange, la manière de faire, de recevoir les gens. On passe presque mécaniquement et sans rien y pouvoir de l’artisanat à l’industrie. Quelques réflexions et témoignages sur ce sujet dans ces pages. Quelques réflexions et témoignages aussi sur des jalons de notre histoire très récente absolument essentiels pour la pensée et les pratiques de l’art, avec notamment la parole de deux guerriers (aux styles et aux démarches très différents) de la galaxie des arts « vivants » : Marc’O et Alain Recoing.

Parcours d’obstacles pour Fadila : Entretien avec Fadila Laanan

Parcours d’obstacles pour Fadila

Entretien avec Fadila Laanan

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Pour ce qui concerne la culture, la Communauté française de Belgique, pays complexe à l’identité flottante, qui vit douloureusement une multiculturalité qui peut être aussi porteuse de rencontres passionnantes, s’est élevée au-dessus de l’obstacle en plaçant à la tête du ministère concerné une jeune femme née en Belgique, mais d’origine marocaine, Fadila Laanan, issue du Parti socialiste de Belgique. Avec une belle énergie, Fadila est décidée à bousculer un certain nombre de pesanteurs, qui, pour une bonne part, ne sont pas éloignées de celles que nous connaissons. Son premier outil pour mettre les problèmes à plat a été l’organisation d’états généraux de la culture.

Cassandre : En lisant vos textes autour des états généraux de la culture en Belgique francophone, on a le sentiment que vous essayez de manier la langue officielle imposée par vos responsabilités, sans pour autant perdre une pensée imprégnée de sensibilité. C’est quelque chose qui disparaît souvent des dossiers et des discours, ou alors on noie les problèmes derrière un nuage.
J’ai l’impression que vous voulez éviter ça.


Fadila Laanan :
C’est un trait de ma personnalité et de mon histoire. Je viens du secteur associatif. À l’âge de dix-huit ans, je me suis impliquée comme bénévole dans des associations. C’est à travers ce parcours associatif que j’ai souhaité aller vers la politique, parce que je voulais être dans une action positive. Quand on est dans
l’associatif, on peut revendiquer des choses, demander que l’on change notre société, modifier une série de choses pour mieux vivre, on peut crier haut et fort, mais ceux qui décident, ce sont les politiques. En me retrouvant de l’autre coté de la barrière, je me suis rendu compte que je ne pouvais reproduire le schéma que j’avais toujours contesté. Je n’ai pas envie de mentir aux gens. J’essaye de coller à la réalité, et de montrer
ma considération envers les acteurs culturels
et audiovisuels qui en ont marre des mensonges et des promesses non tenues. Je préfère un discours parfois décevant et je ne veux pas promettre quelque chose que je ne pourrais réaliser.

Nous avons eu un exemple en France, Catherine Trautmann. Elle a essayé de ne pas tricher en passant d’un monde à l’autre, de ne pas perdre en route les bagages du réel. Son mouvement a été stoppé.

Avant que je ne vienne à cette fonction, le président de parti qui m’a désigné à cette fonction avait inscrit dans son programme électoral l’organisation des états généraux de la culture. Il avait pris cet engagement vis-à-vis des acteurs culturels.
J’ai un mandat très clair. J’y mets ma touche personnelle et ce que je peux apporter à la réflexion, mais j’assure le suivi de quelque chose qui a été promis et mis en œuvre par nous. Il était indispensable de revoir fondamentalement les priorités des politiques culturelles en Communauté française, même si cela ne permet pas de refinancer
le budget de la culture.
L’argent, ce n’est pas tout. Au cours des vingt-trois rencontres que j’ai organisées, une des premières revendications des acteurs était le refinancement. Mais, au-delà de ça, on entend aussi : « Pourquoi ne pas fonctionner autrement, pourquoi doit-on attendre un temps incroyable avant d’obtenir nos subsides ? » Lorsque je signe
la décision de subventionner une institution, cela prend un temps incroyable avant que l’argent ne soit sur les comptes. Les opérateurs culturels doivent emprunter des sommes à la banque et payer des intérêts avec l’argent destiné à la
culture. Ce sont des choses qu’on peut simplifier. Je pourrais dire à mon administration : « Arrêtez d’exiger cinquante exemplaires de ceci ou cela. Essayez, lorsqu’une décision est prise, d’assurer un suivi rapide. » Il y a des choses qui ne coûtent pas d’argent et qui améliorent le quotidien des acteurs culturels.
Il y a eu un autre temps important, dans le cadre de ces états généraux. À un moment, j’ai « lâché » les chiffres de la culture (j’emploie ce terme, parce que c’est comme ça que ça a été pris), et j’ai dit : « Nous n’avons rien à cacher, voilà comment nous avons utiliser les moyens publics pour la
culture, voilà quels sont ceux qui ont reçu de
l’argent et combien. » Il y a eu une levée de boucliers des « opérateurs phares », qui ont dit :
« Mais enfin, il ne faut pas parler comme ça, maintenant les acteurs moins importants vont se dire : pourquoi est-ce qu’il a autant, et que moi je n’ai que le tiers, ou le douzième ? » Mais il faut être transparent. Pourquoi tel opérateur reçoit-il tant d’argent ? Derrière cet argent, il a une série d’obligations de service public à assumer. Et ces moyens doivent être justifiés, j’ai besoin de savoir où va l’argent, quelle est la marge qui va réellement à
la création, à l’artistique. Je n’ai pas peur d’aller
au bout des choses, et il arrive que certains mandataires locaux paniquent. Ils se disent : « Elle va retirer des moyens à des opérateurs qui sont dans nos circonscriptions, et cela va poser problème. » Mais il faut absolument avoir une éthique dans la manière dont on travaille, c’est fondamental.

Est-ce que cela signifierait un manque de confiance vis-à-vis des artistes en tant que gestionnaires, et leur remplacement par de purs gérants, avec ces notions qui ont été développées chez nous, comme l’« ingénierie culturelle » ?

Non. Être transparent sur les chiffres de la culture, c’est faire confiance aux artistes. Nous disons : « C’est parce qu’on vous fait confiance qu’on veut savoir comment vous utilisez les moyens financiers et s’ils ne sont pas utilisés à l’artistique en tant que tel, il faut rééquilibrer. » C’est une priorité en matière de politique culturelle.

L’artistique, c’est aussi la manière dont on reçoit les gens, dont on peut échanger, ne pas se séparer d’eux après…

C’est ça. Je ne dis pas qu’il faut faire des choses simplistes, mais il faut que les institutions culturelles et les artistes fassent de la création en faveur d’un public, et pas seulement pour qu’ils puissent dire : « J’ai créé tel spectacle, je suis très heureux de l’avoir fait », par narcissisme.
Nous posons cette question dans le cadre des états généraux. Parfois, il y a une réaction de révolte quand on leur dit : « Pour qui créez-vous ? Est-ce que vous créez pour vous-mêmes ? Si c’est le cas, inutile de dépenser autant de sous pour ça. » Et il est arrivé qu’on me réponde : « Vous n’avez pas à vous mêler de la création artistique. Nous savons, nous, artistes, ce que nous devons faire. » Il faut quand même une volonté du public, ou au moins un besoin d’aller vers cette création, les deux sont liés… Je n’ai pas décidé à l’avance de ce à quoi on allait aboutir. D’un côté, il y a ces gens qui vous félicitent d’avoir lancé ce travail, et d’autres veulent conforter leur position d’institutions culturelles « phares », et pour qui il ne faut pas changer les habitudes. Mais il y a des acteurs culturels qui sont enthousiasmés par cette façon d’avancer sans tabou.

Il y a derrière tout cela une certaine guerre sociale, masquée, voilée, consensualisée, dans le monde de la culture. Mais si l’on y regarde de près, il y a des féodalités.
Il y a un mépris. Je ne veux pas dévaloriser
la culture, je ne veux pas que du divertissement populaire. Il y a un devoir de former, d’éduquer le public, mais en même temps, je ne veux pas que ce soit élitiste et fermé. On ne peut se satisfaire de pôles d’excellence fermés à nos concitoyens. Nous avons le devoir de faire en sorte que la majorité des gens puissent pousser la porte d’un théâtre, d’un opéra, et qu’ils aient envie d’apprendre, de comprendre et d’aimer ça.

C’est un peu dans l’idée de ce qu’on appelle en France l’éducation populaire. On peut d’ailleurs se demander si « éducation » et « populaire » restent les bons termes.

Oui, chez nous on appelle ça « éducation permanente ». Et on ne peut pas éluder ce qui vient du peuple lui-même. Les cultures urbaines ont été imposées par le public, par le peuple. Cela fait partie de l’évolution de la
culture de notre société.
En Communauté française, nous portons une attention particulière à cette culture urbaine. Il y a des acteurs
qui existent, et il y a un public qui suit. On ne peut pas mépriser cela. Il faut naviguer entre les pôles de référence et une culture urbaine qui fait partie de notre environnement.


On est souvent incapable de voir les choses au moment où elles jaillissent… On a besoin de pensée, de références qui s’imposent à l’esprit de chacun.

Il faut parfois bousculer certaines personnes qui ont peur du changement. Ce sont des choix qu’un politique doit imposer comme faisant partie du champ culturel, au même titre que l’opéra ou la musique classique. Si le politique n’apporte pas d’éléments de coexistence, on n’avancera pas.
Chacun de mes prédécesseurs a créé une série d’institutions culturelles, parce qu’il croyait que c’était justifié, et aussi pour laisser une trace. Je ne veux pas laisser de trace de ce type. Je n’ai pas envie de surajouter à ce qui existe. Ce que j’ai envie de faire, c’est évaluer ce qui existe pour voir si effectivement il est justifié de le soutenir de cette façon. Je serai peut-être impopulaire, mais je suis prête à aller jusqu’au bout. Ces états généraux sont une étape importante. Je demandais
aux acteurs : « Dites-moi comment vous voyez les choses ! Si vous étiez à ma place, comment feriez-vous comment, vous, refonderiez-vous les priorités ? » Je ne dis pas : « Tenez, voici l’argent, débrouillez-vous avec. » Je dois me fonder sur des contributions pour aboutir à une refondation des politiques culturelles. Je n’ai pas le droit
à l’erreur. Au début, je m’attendais à des revendications individualistes où chacun vient défendre sa boutique. J’ai été agréablement surprise.

Vous êtes prise dans un contexte difficile, qui oblige à travailler avec d’autant plus de profondeur et de justesse sur ces questions de passage d’une culture à l’autre, car c’est une fonction de la culture qui chez vous contient une certaine violence. Cela doit vous amener à des frontières invisibles dont vous ressentez les contours…

Oui, notre société est diversifiée, elle est multiculturelle et mon histoire personnelle est riche de deux cultures. Je suis d’origine arabo-musulmane mais je suis Belge. J’ai à cœur de ne pas être le porte-drapeau d’une communauté, mais d’être la ministre de tous les citoyens. Évidemment, j’ai une sensibilité particulière à l’égard
de ma communauté d’origine, je connais sa problématique, ses revendications, son quotidien. Mais ça n’est pas pour ça que je vais être la ministre d’une communauté. Je suis belge et ministre de la Culture pour tous les Bruxellois et tous les Wallons de Belgique.


Cela vous porterait à favoriser des équipes, comme celle du Kunsten Festival des arts ou des compagnies comme Dito Dito et Transquinquennal, qui font des choses transfrontalières et audacieuses ?

Je suis très ouverte à ça. Lorsqu’on me demande : « Qu’est-ce que vous aimez ? »,
je réponds : « Ce ne sont pas mes goûts personnels qui comptent. » Il faut être au-dessus de la mêlée, il faut gérer ces dossiers avec objectivité et rigueur. En Communauté française, nous sommes soutenus par des instances qui émettent des avis sur les dossiers. Elles sont en général composées d’experts. Je ne suis pas là pour dire : « J’aime ça, je n’aime pas ça, j’aime le hip-hop, je n’aime pas la musique classique »… Il y a des critères de qualité, d’accessibilité… Et si une troupe remet un dossier, il faut que les experts se déplacent pour voir ce que fait la troupe.

Comment un ministre d’un petit pays, lui-même fragmenté par des frontières culturelles complexes, peut-il porter une volonté de vraie politique culturelle sans que ça ne soit détruit de l’intérieur et de l’extérieur ?

Le dossier de la diversité culturelle est repris par la Commission européenne, et plusieurs États membres considèrent comme très important que la convention soit signée à l’Unesco, pour que les biens culturels ne soient pas considérés comme des marchandises. Sur ces aspects fondamentaux, un petit pays comme le nôtre ne peut faire porter sa voix que s’il est soutenu par de plus grands. Sur la diversité culturelle, nous sommes notamment soutenus par le France et par l’Espagne. Mais par rapport aux politiques culturelles, l’Europe n’a pas grand-chose à dire, la culture fait partie intégrante de l’identité d’une nation, ce n’est pas une matière à gérer au niveau de l’Union européenne.

C’est contradictoire avec ce que vous dites dans votre texte : vous parlez de la culture comme étant moteur de la rencontre…

Mais si nous n’avions pas une action sur nos politiques culturelles, elles seraient noyées au sein d’une structure qui ne mettrait pas la priorité sur cette culture diverse, qui doit correspondre au paysage citoyen de chaque nation. La Belgique est multiforme, et si nous nous débarrassions de ces politiques au niveau de l’Europe, elle n’aurait pas cette compréhension totale de notre culture.

Oui, mais les services publics européens seront de plus en plus fragilisés si, à chaque fois, on les considère comme une « entrave à la libre concurrence »…

C’est là-dessus que l’on doit se battre tous les jours. Par exemple, nous avons eu un grand débat sur les aides d’État pour les télévisions. On parle d’entrave à la concurrence… Mais ça n’est pas possible de conserver des opérateurs de service public, avec des missions d’information, d’éducation, d’éthique, etc., sans les soutenir financièrement. Il ne resterait que des télévisions financées par la publicité, qui ne feraient que de la télé-
loisir et poubelle. Nous devons mener des combats au niveau de l’Europe pour soutenir des opérateurs de services publics qui ont des missions importantes à remplir dans nos États. Chacun doit affirmer son identité culturelle, mais notre culture a évolué avec l’arrivée d’autres cultures.
Quand on parle de culture européenne, ce n’est pas une culture unique, c’est une culture composée d’une diversité énorme. Il faut que nous puissions exister dans nos propres identités sans que ce soit fermé. La culture, si elle ne rayonne pas, c’est inutile. C’est là que porte le débat sur la diversité culturelle. C’est un débat mondial.

Vous avez en Belgique une certaine liberté, en ce qui concerne l’usage de l’espace public. Je me souviens du travail d’équipes, ici à Bruxelles, qui travaillent sur l’usage de lieux abandonnés, qui deviennent des lieux de partages.

Oui, nous avons un festival, Couleur café, qui s’est mené pendant des années sur un site déserté qui s’appelle Tour et Taxis, où il y avait les anciennes douanes des Chemins de fer. Ce lieu a été remis en action avec un festival de musiques qui accueille des groupes du monde entier. Des gens qui viennent de partout pour assister à un moment magique de partage, de solidarité, avec des échoppes qui vendent de la nourriture, des vêtements, des objets d’arts… Des acteurs culturels réinvestissent l’espace public et nous devons porter une attention particulière à cette démarche.

Frie Leysen me disait qu’elle faisait aussi son festival pour les immigrés qui tiennent des épiceries dans le quartier où elle travaille. Est-ce que cela fonctionne ? Prend-on vraiment en considération la culture de gens que l’on a tendance à considérer uniquement comme de la main d’œuvre ?

Beaucoup de projets intègrent des gens qui ne sont pas des artistes ou des acteurs culturels actifs, mais qui sont intégrés dans des projets théâtraux ou artistiques. Quand on participe à ce type de projets, on redevient quelqu’un, on est pris en considération. C’est une façon positive d’intégrer des gens, même si, au-delà de ça, il y a des discriminations à l’embauche. Le quotidien est difficile, mais il y a une volonté de devenir quelqu’un par la culture.

Vous êtes attentive à ce que la culture,
ça ne soit pas le « tout culturel », vous dites ça plusieurs fois…

Dans le secteur de ce que vous appelez l’« éducation populaire » et que nous nommons « éducation permanente », nous sommes sollicités par tout et n’importe quoi. Ce n’est pas à moi de dire : « c’est culturel, ou ça ne l’est pas », mais souvent, quand les gens sont désespérés, ils veulent faire passer
l’image que c’est une activité culturelle. Il faut trier. Je ne vois pas pourquoi il faudrait soutenir toutes les chasses à cour… Je ne parle pas des cultures urbaines ou du slam, qui sont un élément de la
culture en tant que telle. Mais le collectionneur de timbres, je peux trouver ça sympa, mais je ne suis pas sûre qu’il faille aller jusqu’à le subventionner.


Est-ce que la question budgétaire ne va pas finir par se poser ?

Oui, les attentes du secteur sont telles qu’à un moment donné, si je n’apporte pas des moyens supplémentaires, je vais droit au casse-pipe.

Mais vous ne pouvez pas agir là-dessus.

Ça dépend de la conjoncture propre à
la Communauté française, et de l’obtention de nouveaux moyens. S’il y a des moyens nouveaux, j’en revendiquerai pour le secteur culturel et audiovisuel, c’est clair. Au-delà de ça, je souhaite agir sur l’accessibilité de la culture au plus large public. Il faut rééquilibrer des moyens qui sont dispersés, et faire en sorte qu’ils permettent au public d’accéder à la culture de manière large. Il y a aussi l’aspect du fonctionnement de la culture. Je mets en place des structures qui permettent d’examiner des projets qui touchent à la fois à la danse, au théâtre, à la musique, etc. Un acteur qui arrive aujourd’hui avec un tel projet doit frapper à toutes les portes et il se fait remballer. Je suis aussi très attentive à la question de la culture à l’école. Les jeunes ont de moins en moins l’occasion de bénéficier du service public de la culture.
À l’école, ils n’ont pas de formation, leurs parents n’ont pas l’occasion de les initier à cela. Il faut que des moyens soient placés dans les projets de la culture à l’école. Une autre chose importante, c’est la diffusion à l’étranger de nos créations. Les artistes disent : « Lorsqu’on doit aller faire un spectacle à l’étranger, c’est une galère pour partir, on doit le faire sur nos deniers propres. » Là aussi, on peut faire des efforts. Ce sont des choses sur lesquelles on peut avancer vite.

Et sur le statut de l’artiste ?

C’est un dossier très compliqué chez nous. Et la Communauté française n’est pas compétente sur ce dossier. J’ai des contacts réguliers avec le gouvernement fédéral, notamment le ministre des Finances, et nous avons mis en place un groupe de travail pour travailler sur le statut des artistes… Chez nous, le chômage est le grand sponsor des artistes. Vous avez les intermittents, mais ici, c’est la catastrophe… Soit ces gens sont contractualisés dans une relation de travail à temps plein, soit ils doivent travailler comme indépendants. Ils vont travailler un mois et puis pendant six mois, plus rien, le chômage. Je trouve insupportable de laisser nos artistes dans une situation aussi grave.

Sur l’emprise de l’argent privé, c’est-à-dire sur la demande de retour sur investissement, avez-vous les moyens de résister ?

Chez nous le mécénat n’est pas organisé.
Vous avez des publicitaires, et aussi des entreprises qui souhaitent aider tel ou tel projet. Cela ne suffit pas pour boucler le projet. Si les moyens publics n’étaient pas là, ça ne se ferait pas.

De Guy Debord au « disney-isme » ?

L’été arrive avec son cortège de festivals. Face à cette profusion, Cassandre/Horschamp s’interroge sur ce que l’on appelle l’« événementiel ». En dehors des chapiteaux plantés, des scènes et du matériel installés, que se passe-t-il dans l’avant et l’après ? La caravane ne fait-elle que passer, laissant inchangé le paysage social et culturel dans lequel elle s’installe pour un temps, n’imprimant pas de dynamique ?
Qu’il s’agisse de Lille 2004, d’Uzeste avec Bernard Lubat, de la multiplication des festivals de rue ou de rendez-vous aux dimensions plus humaines comme les Pronomades, Cassandre questionne le rapport du public et des populations aux festivals (et à leurs équipes), le lien entre le fond et la forme dans cette fièvre festivalière.

En contrepoint, nous explorons le travail de lieux inédits ou nouveaux, de leurs équipes dont la réflexion et la démarche sont marquées par le long terme, la relation humaine, la rencontre, et l’acte créateur : Le Tunnel, Plateau 31, le Sous-sol

Il est aussi question d’Histoire, de grandes trajectoires, dans ce numéro, pour mieux comprendre le moment dans lequel nous nous trouvons et ses problématiques. Théâtre et engagement politique sont les maîtres-mots de l’entretien avec Lucien Attoun, qui revient sur l’aventure du Théâtre Ouvert. Retour aussi sur Avignon Off avec André Benedetto et sur le riche parcours de Marc’O, dont l’expérience montre qu’art, philosophie et politique se régénèrent mutuellement pour créer un terreau fertile.

Enfin, voyageons-voir ce qui se passe ailleurs : en Belgique avec la ministre de la culture de la communauté française, en Allemagne sur la scène Slam, la danse contemporaine en Tunisie, mais aussi la Turquie et son Karagöz.
Comme d’habitude, vous retrouverez vos rubriques CD par Ripoche, et Jacques Livchine, toujours irréconciliable avec lui-même.