Dans le « off » d’Avignon, un bouche à oreille discret et enthousiaste invitait à la découverte d’un ovni au théâtre des Carmes : Les Petits Contes politiques et autres récits non autorisés, de Franck Lepage.
Inculture no 7 : « l’éducation populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu ! », Inculture no 8 : « Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les pauvres ? » et Inculture no 9 : « Que dites-vous après avoir dit bonjour ? » ou, en trois épisodes, une autre histoire de la culture, une autre histoire de l’éducation, une autre histoire du langage. Le nom de ce metteur en scène vous était inconnu ? (Non, rien à voir avec Robert !) Rien d’étonnant, puisqu’il revient au théâtre après une éclipse de quinze ans. Absence qui l’a vu très actif dans l’éducation populaire ; chargé de la culture à la FFMJC, il n’a pas hésité à secouer violemment institutions et fédérations pour leur rappeler leurs missions fondatrices.
Mais on ne réveille pas impunément les chats ronronnants : renvoyé à la culture de son jardin, Franck Lepage a renoué avec ses premières amours, pour la plus grande joie de ceux qui auront assisté à ces règlements de comptes hilarants avec des institutions sclérosées. Il resitue pour Cassandre/Horschamp le contexte historique et personnel de cette expérience théâtrale.
Animation/théâtre, aller-retour
En 1978, je préparais une licence d’animation socio-culturelle à Vincennes. Dans le chaudron vincennois, nous préparions expressément la révolution : notre brochure présentait un monde étudiant en lutte contre les institutions. Je travaillais alors avec des gens comme Augusto Boal, avec qui nous pratiquions le « théâtre-forum », et avec une brochette de « grotowskiens » patentés. À partir de 1980-1981, l’animation socio-culturelle commençait à apparaître comme « ringarde ». Nous étions atteints du « syndrome » Jérôme Deschamps, avec son spectacle La Veillée. Certains considéraient encore l’animation comme une méthode permettant aux gens de s’exprimer, de se désaliéner…
Et, brutalement, l’idéologie a basculé : nous avons tous été convaincus qu’il ne s’agissait, en fait, que d’une vaste fumisterie. Soudain, la nouvelle idéologie était au tout culturel. Je cherchais une parole qui me soit propre et, comme la vraie réponse semblait être dans le théâtre, j’ai déchiré symboliquement mon diplôme d’animateur et je me suis réinscrit en 1re année de théâtre à Vincennes. Puis, comme on sait, la faculté de Vincennes a été évacuée à grands renforts de CRS. Cette université faisait peur au pouvoir. Elle a été transplantée à Paris-VIII, à Saint-Denis. J’ai poursuivi jusqu’au DEA. Puis de 1981 à 1984, je suis devenu metteur en scène de théâtre. Puis j’ai tenté le concours des MJC, dans le but de récupérer un équipement culturel. L’éducation populaire m’était indifférente, je ne connaissais même pas le terme, mais pendant deux
ans j’ai travaillé sur le bicentenaire de la Révolution française : j’ai rencontré des historiens, des hommes politiques… Je me suis construit une culture que je n’avais pas, autour des enjeux politiques sur la citoyenneté, la démocratie… Je n’ai pas été nommé à la tête d’une MJC : je me suis retrouvé chargé de la culture à la Fédération française des MJC à Paris. Moi qui désirais un équipement pour y faire du théâtre, je n’en ai plus fait pendant quinze ans.
Qu’est-ce que c’est, l’Éducation populaire ?
Les cinq premières années, j’ai été le « porteur de valises » des MJC. J’essayais de les « vendre » auprès du deuxième ministère Lang. Sans le moindre succès. En 1986, dans le « système culturel », tout le monde voulait être metteur en scène, tout en gagnant sa vie comme un médecin ou un cadre. On me faisait comprendre que je n’étais qu’un pauvre socio-cul et on me conseillait de m’adresser à Jeunesse et Sports. Mais Jeunesse et Sports ne s’occupait pas de culture : il y a un ministère pour ça. Je portais la question culturelle naïvement, j’essayais de valoriser ce qui se faisait en matière d’art plastique, de danse, de musique… Il me fallait résoudre une contradiction.
Lorsque j’interrogeais mes collègues sur leur action en matière de culture, ils répondaient : « Nous, ce n’est pas de la Culture avec un grand C, c’est de l’éducation populaire. » C’est-à-dire, concrètement ? « Ben, il y a
des gens, des cours, des spectacles… Ce n’est pas du tout pareil que la culture, c’est de l’éducation populaire. » Je constatais une certaine incapacité à définir l’éducation populaire. Il fallait tenter de théoriser cette question.
Lorsque Jack Lang lance les cafés-musiques, je demande si on pouvait obtenir ce label pour une quarantaine de MJC… On me répond : « Pas du tout, c’est quelque chose de tout à fait nouveau, c’est de la musique, des jeunes, de la convivialité. » Je réponds : « Il y a des MJC qui font du rock dans de vraies salles et de vraies conditions. » On me répond que cela n’a rien à voir, mais on ne me fournit aucune explication satisfaisante.
Luc Carton, auteur de psychodrame
Je me suis un peu énervé sur cette question de la coupure entre « culturel » et « socio-culturel ». Et c’est alors que je suis tombé sur le texte d’un Belge, Luc Carton, qui déclarait dans l’une de ses interventions : « En France, vous parlez d’éducation populaire, mais vous n’en avez pas. En Belgique, l’éducation populaire, c’est la lutte des femmes, la lutte des chômeurs, Droits devant, AC !, et la culture, ça comprend les luttes d’émancipation… En France, au contraire, c’est un travail d’animation socio-culturelle, de pacification, qui sa pertinence, mais ne produit aucun effet en termes de démocratie, de citoyenneté, de mouvement social… Si vous voulez faire de l’éducation populaire, faites-en, et arrêtez de dire que vous en faites. »
Le texte est violent, mais me donne enfin une clef de compréhension. Je l’appelle et je lui demande : « Auriez-vous le courage de venir vous enfermer avec trente directeurs de MJC qui prétendent faire de l’éducation populaire, de leur raconter cela et de voir ce qui se passe ? » À l’époque, j’étais excédé par ces colloques où un intervenant s’exprime sur un sujet intéressant pendant vingt minutes sans que rien ne se passe ensuite. Carton accepte, et je lance une invitation : « Trois jours avec Luc Carton. » Des travailleurs « sociaux », qui ne lisent pas, qui crachent sur les intellectuels et se prétendent des gens de terrain, prennent un intellectuel et le décortiquent pendant trois jours. Ce séminaire s’est conclu en véritable psychodrame : des gens pleuraient, d’autres s’insultaient, certains vomissaient. Mais ils ont fini par accoucher d’un aveu collectif d’impuissance. « J’ai fait mon boulot, dit Luc Carton, vous ne faites pas d’éducation populaire, salut, au revoir ! » On le retient : « Ça fait vingt ans qu’on le sait et c’est ce qui nous tue. Si nous acceptons de le reconnaître, vous ne pouvez pas nous laisser comme ça. »