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Superfuturi te salutant !

Automne 2003

  • CHANTIER

> > Tintin en Aillagonie/Sylvie Clidière, Stéphane Ripoche et Valérie de Saint-Do (la crise de l’intermittence dans la France des festivals) – Plus que jamais, tendons-nous l’oreille/Marina Damestoy (bavardages de crise à la Chartreuse) – De l’autre côté du mur/entretien avec Paul Rasse – Théâtre allemand, splendeurs et misères/ Anne Monfort – Grenoble quitte l’Europe/entretien avec Renata Scant (Festival du théâtre européen de Grenoble) – Du partage des terres artistiques/Thomas Hahn – On the road again/entretien avec A. Daenesi, Y. Paname et M. Sanchez – Quand on a un marteau dans la tête…/entretien avec l’économiste Serge Latouche –Le 20 septembre à La Villette (compte rendu de la manifestation organisée par REFLEX(E) et la FRAAPL’intermittence, horizon indépassable ?/Jean-Marc Lachaud – Braver les limites du possible/entretien avec Miguel Benasayag – Coup de grâce/Alexandre Wong – De l’art comme véhicule/Éric Lacascade.

  • BRÈVES HISTOIRES DE SURVIE
  • AGORA
    > Profession de foi/Mohamed Rouabhi, metteur en scène et auteur – Juju le phocéen : Julien Blaine, poète et performer – Du transformisme comme l’un des Beaux-arts/Nicolas Roméas.
  • FIL D’ARIANE
    > MAISON DU GESTE ET DE L’IMAGE : Passeurs de l’art à l’école/J.-M. Froissart, A. Monfort et I. Sadowska-Guillon.
  • EFFRACTION
    > Art carcéral et tragédie athénienne/Bob Stoner.
  • SI LOIN, SI PROCHE
    > Saut par dessus les barbelés/Olivier Claude.
  • PAS DE CÔTÉ
    > Infra-Danse-Structure/Thomas Hahn.
  • VILLES ET FESTIVALS
    > L’électro sort de la bulle/Stéphane Ripoche.
  • HORS SUJET
  • CD par C.D/Christophe Deshoulières.
  • ÉCRIT/Thomas Hahn, Jean-Marc Lachaud et Irène Sadowska-Guillon.
  • MON ŒIL
    > La mort dans l’art/Anne Fischler.
  • POINTS DE MIRE
  • Morceaux de paroles glanées dans la tourmente/Jacques Livchine.
  • Artérim présente (Propositions de travail artistique trop vraies pour être fausses (!) ).

Carnet intermittent (Tintin en Aillagonie)

Par Sylvie Clidière, Stéphane Ripoche et Valérie de Saint-Do

 Sur le protocole, tout aura été écrit : ses contradictions, ses injustices,
son manque de lisibilité et son inefficacité ont été maintes fois démontrés notamment par le film Nous avons lu le protocole. Mais le combat prit vite une autre dimension, fût-elle balbutiante : chacun sentait obscurément qu’au-delà d’une remise en cause d’acquis sociaux, une certaine conception historique du rôle des politiques publiques de la culture était attaquée. D’où le lien immédiat, même s’il fut d’abord plus instinctif que réfléchi, avec d’autres mouvements sociaux, et l’implication des Précaires associés
dans une réflexion générale sur la précarité.
Observateurs extérieurs, attentifs et bienveillants, nous avons arpenté plusieurs terrains : la Bretagne et Strasbourg pour Stéphane Ripoche, Chalon pour Sylvie Clidière, Avignon, Lussas, le Larzac et Uzeste pour Valérie de Saint-Do. Notre vision fut fragmentaire et subjective, mais nous n’en avons pas moins constaté la continuité des réflexions animant le mouvement.
 

En Bretagne avant l’orage

12 juillet. L’arrivée en Bretagne démontre qu’ici aussi le soleil brille, loin des clichés pluvieux attachés à la région. Mais l’embellie solaire ne résiste pas longtemps et d’autres clichés obscurcissent les ondes. « Il faut empêcher l’invasion des extrémistes de la CGT… », énonce une radio locale.
Le vendredi suivant, 18 juillet, doit débuter le festival des Vieilles charrues. Le festival de Carhaix tente d’échapper à l’annulation, sort qu’ont connu d’autres événements culturels suite au mouvement des intermittents. Ceux qui travaillent aux préparatifs votent la grève et suivent la journée d’action nationale du 8 juillet, avec le soutien du festival et comme slogan « oui aux Vieilles charrues – avec les intermittents – oui aux festivals bretons ».
Mais les organisateurs décident d’utiliser tous les arguments pour maintenir le festival. Ils présentent les Vieilles charrues comme un festival militant, autofinancé à 95 %. Il s’agit pourtant de l’un des plus importants événements de musiques actuelles. Si le festival repose en grande partie sur le bénévolat, ce n’est pas uniquement pour des raisons éthiques. De l’argent est reversé par les Vieilles charrues à chaque association au prorata de la mise à disposition de bénévoles pour le festival. Les associations, qu’elles soient culturelles, sportives ou autres, sont ainsi partie prenante du festival. La réaction
à l’encontre des grévistes se comprend aussi par cet aspect financier.
Les organisateurs expliquent que l’annulation signifierait la mort de ces charrues déjà vieillissantes. Pourtant l’assemblée générale de l’association a voté en février l’apport de 460 000 euros pour la rénovation du château de Kerampuilh situé face au site du festival. L’argent ne semble pas manquer à ce festival militant. Mais surtout, les organisateurs, dont le président d’honneur et maire de Carhaix, M. Troadec, jouent une musique qui, si elle se veut actuelle, n’en a pas moins l’air régionaliste. L’argument qui va faire la différence est celui de l’économie régionale. Les festivités deviennent celles de toute une région…
à force de pression. Appel à la population par haut-parleur et tribune publique improvisée du maire de Carhaix pour la formation d’un groupe de défense du site jour et nuit. Manifestation, sous forme d’une chaîne humaine, pour empêcher toute invasion des grévistes. La phrase lancée sur les ondes le samedi de mon arrivée semble
résonner désagréablement dans la région. Appel à signature d’une pétition pour le maintien des Vieilles charrues. Refus de la tenue d’AG avec débat contradictoire au sein du festival en présence de membres des différentes coordinations de la région. Finalement le festival sera maintenu, les intermittents des Vieilles charrues votant pour à 112 contre 10.Pendant la semaine passée à Plounéour-Ménez, les intermittents
sont venus nous rencontrer, débattre et faire la fête dans le gîte où j’étais installé avec des militants libertaires. Hormis leur combativité, c’est aussi le dégoût des méthodes utilisées par les Vieilles charrues qu’ils ont exprimé. Même si l’annulation de festival n’est pas la solution miracle, ceux qui vivent grâce au travail des intermittents se doivent de respecter leur mode d’action. Mais peut-être que tous les acteurs culturels n’ont pas les mêmes intérêts ? Choisis ton camp, camarade…

15-23 juillet : Bons baisers de Chalon

Paris, 15 juillet. J’écoute la radio. Les festivals d’Avignon, d’Aix et de La Rochelle sont annulés. On en parle beaucoup. Les scènes estivales d’Albi et Les tombées de
la nuit, à Rennes, où je voulais voir la dernière création du Théâtre de l’Arpenteur, aussi. On en parle moins. Les arts de la rue m’intéressent, à cause de leur inscription dans l’environnement urbain et de leur rapport cru aux spectateurs. Forcément saisonniers, pour beaucoup dépendants du bon vouloir des instances municipales et régionales,
peu subventionnés malgré une reconnaissance ambiguë, ils sont précaires parmi les précaires. Je ne sais pas encore qu’à Rouen, des intermittents venus de Sotteville ont été molestés par les CRS et mis en garde à vue. Informations prises, Chalon dans la rue semble maintenu, avec un nombre impressionnant de compagnies in et off, un programme riche en créations et des rencontres professionnelles portant sur la formation, l’écriture, la diffusion…
Arrivée à Chalon le 16, dans l’après-midi. Camping plein, comme chaque année. J’attrape, dans le stade des Prés-Saint-Jean, un quartier populaire périphérique, un morceau de la représentation du Tréteau des ménestrels (alias ironique de Royal de Luxe), Solde.
La fable est d’actualité : une troupe fauchée présente deux pièces pour
le prix d’une. La réalisation est cocasse à souhait mais la parodie du théâtre « de salle » (Shakespeare et Molière), rengaine du spectacle de rue, m’agace un peu. Au retour vers le centre-ville, voici un nouveau « spectacle » : une assemblée générale dans l’herbe du parc Nouelle.
Le propos est grave, il s’agit de décider de la grève immédiate.
Les visages sont tendus, les paroles enflammées. Je suis partagée entre l’émotion, le sourire devant les envolées lyriques d’un tribun au regard bleu et l’insistance d’un obstiné à voter toutes les minutes, et la gêne à entendre un manipulateur inviter les partisans de la grève à se placer en haut de la pente, les autres en bas. « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt », dit un proverbe chinois. Pendant que certains vont « mettre la pression » au cocktail d’ouverture du festival, je me glisse dans la foule ordinaire pour apercevoir la fin de Pass’partout, présenté par Générik Vapeur. Un feu d’artifice de petits papiers jaillit sur fond de ciel. On les attrape au vol, on les ramasse, on y lit, parmi des fragments de poèmes et des sentences comiques, des informations sur la situation des intermittents et la marchandisation de la culture.
Le lendemain, c’est l’affrontement, la déchirure générale. Tous sont contre l’accord mais les stratégies diffèrent. Les « radicaux » prônent la grève totale, avec piquets s’il le faut. D’autres pensent qu’il faut jouer, que la souplesse du théâtre de rue permet d’inscrire au début, à la fin ou dans le spectacle, des moments d’information et d’échange avec
le public. Ils sont accusés de protéger leur « bifteck », voire traités de « jaunes » ou de « collabos ». L’après-midi, un groupe d’« enragés » perturbe la représentation de Royal de Luxe. Jean-Luc Courcoult annule tout, ulcéré. La dissension me semble recouper la fragile hiérarchie entre in et off, entre « crocodiles » et « jeune garde ». Elle existe aussi à l’intérieur des compagnies. Les spectateurs s’amassent devant les affichettes hâtivement manuscrites pour savoir qui joue.
Les off-off continuent à faire modestement la manche sur les trottoirs.
Vendredi est le jour du grand retournement. Vers midi, lors du « point-presse » quotidien dans la cour du Carmel, Barthélémy Bompart, de Kumulus (ou Philippe Nicolle, directeur de 26 000 Couverts, je ne sais plus) présente les grandes lignes de
« l’Appel du 18 juillet ». « Nous avons fait grève depuis le 27 juin
à Sotteville-lès-Rouen […] »,disent ses auteurs, « […] nous n’avons pas encore gagné la bataille, mais dans la lutte en cours, nous avons le devoir de conserver notre outil de travail, notre espace de parole et notre force de relation au public. Il s’agit maintenant de les transformer en outil de lutte. […] Nous refusons les frontières qui nous
divisent, nous luttons pour la même chose […] » Ils appellent à occuper artistiquement la ville pour une durée indéterminée, ils y invitent les artistes des autres festivals, des autres régions.
Je suis enthousiasmée par cette façon de retourner la rétention en don, je rêve une effervescence somptueuse, un luxe au sens où l’entendait Georges Bataille… L’après-midi, des ultra-grévistes empêchent la représentation de 26 000 Couverts, la Fédération des arts de la rue, inquiète des fractures douloureuses au sein des compagnies, demande aux organisateurs d’arrêter le festival (où étaient donc Pierre-et-Quentin ?)
L’AG du soir répond à l’« Appel », des décisions sont prises : faire desamedi une journée sans spectacles, appeler public et artistes à se rassembler chaque soir devant l’hôtel de ville pour pousser un cri « primal » unanime, commencer l’occupation artistique lundi. Et Michel Crespin dessine à grands traits les préparatifs d’un événement surprenant.
Je garde de samedi un souvenir heureux. C’est d’abord la performance scénographiée par Crespin, Nus, mais justes. Brève, précise : une théorie d’artistes s’aligne devant l’hôtel de ville. Ils se dévêtent, restent un temps immobiles, démunis et dignes, valsent une minute avec des spectateurs consentants, se rhabillent et partent. Plus tard vient le premier cri collectif, sans contenu défini mais intense, puis un bal charmant, dans une enceinte ouvragée.
À partir de lundi, tout s’accélère. Ces gens de la rue ont une capacité incroyable d’organisation immédiate. Sans plus d’infrastructures festivalières, un chapiteau sert de QG, les tâches sont réparties, des Chalonnais offrent des hébergements, le Prisunic de la nourriture… Jean-Georges Tartar(e) (qui, il y a quelques jours tirait le wagon de Pass’partout), barbe au vent et écharpe rouge en baudrier, inaugure l’occupation-
préoccupation de Chalon par un discours mémorable. Cela commence par : « C’est entouré de spectateurs que l’acteur a la sécurité sociale » et finit par : « Rendons à l’espace de contestation qu’est la rue ce que le théâtre de rue lui a pris. C’est pourquoi, ce soir, nous inaugurons ce qu’hier personne n’augurait, Chalon réinventé, recréé, Chalon, ville préoccupée de demain. » Des troupes amies arrivent, l’Unité, Transe-express, Ritacalfoul… Chaque soir, le cri s’amplifie, chaque jour une nouvelle manif-spectacle sillonne la ville : celle de la « France réac » avec tenues BCBG, skinheads, grognards napoléoniens et cortège médiéval (Alain Finkielkraut, qui n’y était pas, n’a pas aimé, mais pas du tout), celle, sportive, des « intermittents pas feignants »… D’un jour l’autre, les préoccupations sociales s’affirment : inventer un « parrainage » inédit entre acteur et spectateur, intervenir à l’entrée des usines, à la gare, dans les quartiers défavorisés…
Le premier est celui des Prés-Saint-Jean. Le marché du matin est indigent. Le soir, des braises rougeoient pour un méchoui partagé ; du haut des fenêtres, quelques-uns regardent un spectacle modeste ; un limonaire mouline Les Amants de Saint-Jean, deux Vietnamiennes bavardent à l’écart, des adolescents se battent. Je sais qu’il faudrait attendre que « la mayonnaise prenne » mais il me revient, comme
un goût de rance dans la bouche, le souvenir du « contre-festival » d’Avignon auquel je participais, en 1971, dans le quartier de La Croix-des-Oiseaux. Vieille bête, il est temps que tu partes.

Un jour en Avignon

16 juillet. Après l’annulation du festival, une informalité inhabituelle flotte sur les débats du Parti socialiste, assez téméraire pour maintenir ses rencontres, mais en les déplaçant du Palais des Papes à la cour Saint-Charles. et transformés en forum sous la houlette d’Anne Hidalgo.
Ce n’est pas obligatoirement de la tribune improvisée que viennent les discours les plus virulents. Présents dans la salle, quelques éléphants en campagne s’acharnent sur « un protocole désastreux » : l’ancienne ministre Catherine Tasca, le sénateur Henri Weber. Plus poétique, le metteur en scène Michael Batz en appelle aux métaphores shakespeariennes contre « le premier gouvernement thatchériste » (et lui sait
de quoi il parle)…

Un soir en Auvergne

Saint-Amand-Roche-Savine, 18 juillet. Dans ce petit village d’Auvergne, investi de longue date par la Compagnie Jolie Môme, qui a fortement marqué de sa présence le mouvement des intermittents, le festival de vingt ans s’est transformé en forum politique. Non sans regrets exprimés par le maire du village, complice de longue date de la compagnie, qui craint de voir les habitants se désolidariser.
On sent, après l’annulation Avignon, d’Aix et des Francofolies, le « que faire ? » Les nouvelles de Chalon – alors à son début – témoignent de ruptures inquiétantes dans le théâtre de rue. Les Jolie Môme n’en démordent pas : seule la grève est efficace, et toutes autres actions artistiques ne seraient que diversions destinées à amuser la galerie…

Passage éclair à Strasbourg

1er août. Ici aussi les intermittents font entendre leur voix. Dans la capitale alsacienne, les grévistes ont repris l’idée du cri. Afin de mettre au jour leur lutte et leurs revendications, les grévistes strasbourgeois ont installé un chapiteau devant l’opéra, place Broegli. Ils se relayent pour maintenir une présence sous la toile et le soleil.
Au programme, discussions avec les curieux qui cherchent à en savoir plus sur l’intermittence. L’esprit est bon enfant, puisque c’est autour de boissons offertes, plutôt nécessaires par les températures caniculaires de l’été, que les discussions s’engagent. Les avis sont parfois contradictoires, entre ceux qui défendent leur gagne-pain et ceux qui veulent réfléchir sur l’état de la culture et de sa fameuse exception française.
Si dans la journée les « visiteurs » sont rares à s’arrêter sous le chapiteau de fortune, ils sont plus nombreux à se joindre aux grévistes pour les apéros et la séance de cri collectif. Sous le soleil de plomb, les intermittents trompent l’ennui en édifiant, au pied de la statue commémorant la libération de la cité bas-rhinoise, un monument au vivant. Faite de bric, de broc, de bois et de métal, l’œuvre évoque le caractère bouillonnant et chaotique de la vie. Ils invitent également les passants à contribuer à l’édification de ce monument. Pendus entre les arbres, les mots de la colère s’affichent sur des tissus blancs. T-shirts, serviettes… portent leurs lettres, enchaînant les slogans intermittents.
L’installation de cette agora au pied des marches de l’opéra a fait suite à une manifestation des précaires du spectacle. Ils ont obtenu l’autorisation de monter le chapiteau pour un mois… après on verra !

Au soleil du Larzac

8-9-10 août. Le mouvement des intermittents aura au moins gagné cette partie : la culture a cessé d’être marginale, sinon ignorée au sein des rassemblements altermondialistes ; trois débats au moins lui sont consacrés et voient s’agglutiner le public malgré la canicule… L’indéboulonnable Ralite en est une figure imposée, enflammant de
son lyrisme ceux qui ne connaissaient pas encore ses citations par cœur. Comme à Saint-Amand, le dilemme « grève ou autres actions » est au cœur du débat : certains commencent à douter du bien-fondé de l’arrêt de toutes manifestations en tous lieux. « Faut-il les traiter pour autant de jaunes ? », interroge pertinemment Chris Even, du CAES de Ris-Orangis. Sous le chapiteau d’Attac, où je suis invitée à intervenir, j’essaie d’élargir l’horizon du débat à l’interrogation sur les pratiques et les contenus.
À quelques encablures, le chapiteau de la coopérative co-errances ne désemplit pas, qui alterne projections – signalons en avant-premières, Attention danger travail
de Pierre Carles et Notes sur l’OMC de Vincent Glenn – et débats, notamment sur
les enjeux de la diffusion et la distribution des œuvres.
De l’autre côté de l’autoroute, le programme de la grande scène – mécénée par la FNAC ! – semble étrangement autiste aux débats qui agitent le monde culturel. Le Larzac a misé sur les concerts gratuits – notamment celui de Manu Chao – pour attirer le chaland militant qui, dans la journée, préfère s’intéresser aux débats. De quoi
donner du grain à moudre à ceux qui, contestant l’omniprésence des Manu Chao et autres Zebda dans les grandes messes altermondialistes, rappellent que la contestation n’est pas (non plus) une marchandise…
Si l’on veut dépasser les slogans, tout est encore à forger. La préparation du Forum social européen à Paris montre qu’il faudra encore beaucoup d’échanges, de débats et d’écrits pour que des réflexions pertinentes sur la place de l’art et de la culture s’imposent au sein du mouvement. Le chantier reste balbutiant…

États d’urgence à Lussas

17-20 août. L’ambiance est studieuse aux États d’urgence, organisés dans le cadre des États généraux du documentaire à Lussas, par le groupe de réalisateurs signataires de l’appel du 26 juillet contre le protocole. Il n’a pas été question d’annuler ce festival militant, proposant une programmation étoffée et riche, et qui a laissé place à des
commissions de travail et des débats vespéraux sur les conditions de production et de diffusion du documentaire, et, à l’initiative d’Anne Toussaint, sur les politiques culturelles.
Les méninges chauffent pour des croisements fructueux. Outre le nouveau protocole régissant l’indemnisation du chômage, le milieu documentariste est fortement agité par des questions spécifiques : le Conseil d’État vient d’avaliser le classement indécent de Popstars en « œuvre », et les relations des auteurs avec la société censée les défendre, la SCAM, qui a entériné ce classement, sont conflictuelles2. Par ailleurs, les États d’urgence se sentent un peu confinés : les commissions travaillent, les débats font surgir de nombreuses questions, mais le festival se déroule comme si de rien n’était, laissant sa marge s’agiter. La contestation est acceptée, mais assagie, et à sa place :
l’irruption trublionne (pas toujours habile) des Précaires associés de Paris fut ressentie comme une agression…
Groupes de travail et débats n’en seront pas moins secoués par des interventions iconoclastes et fortes, comme celle de Marie-José Mondzain, philosophe. Dans l’univers de l’image, entendre longuement parler de la part invisible du travail de l’artiste offrait une bouffée d’oxygène indispen-sable. De même il était bon d’entendre rappeler quelques évidences dont celle-ci : l’ennemi commun et la situation d’urgence ne doivent pas masquer les divergences, les différences, et aboutir à du plat consensus. Jamila El-Idrissi, d’URFIG3 aura également fait profiter des réalisateurs souvent médusés de sa connaissance approfondie des risques que comporte l’accord général sur le commerce et les services pour l’ensemble des secteurs culturels.
C’est aussi dans le milieu du documentaire que se sont forgées, caméra au poing, des armes spécifiques devenues centrales dans le combat des intermittents : les films, Nous avons lu le protocole et Virus 31, très bien placés au box-office de l’été.

1. Lire en page 20 l’article sur le Parlement pour la démocratie culturelle.
2. Jacques Barsac, président de la SCAM, a depuis démissionné, l’assemblée générale ayant refusé d’approuver les comptes. Non sans avoir lancé au passage des accusations venimeuses contre les auteurs contestataires rassemblés au sein du CARDO, et manifesté un souverain mépris vis-à-vis de tout ce qui s’écarte des formatages télévisés, notamment le documentaire de création.
3. Unité de recherche, de formation et d’information sur la globalisation.

Art et squats II : On the road again…

Entretien avec Alex Daenesi, Yabon Paname et Marc Sanchez
Propos recueillis par Valérie de Saint-Do

La deuxième édition du festival Art et squats s’est tenue du 13 septembre au octobre à Paris et proche banlieue. Bien que marquée par un bouillonnement d’initiatives et de lieux , et remarquée par la presse, cette édition 2003 s’est déroulée dans un contexte douloureux. Heurts avec les forces de l’ordre , absence totale de moyens et de soutien politiques.. Malgré des tentatives de dialogue et de conciliation, l’art des squats reste tout juste toléré à la marge. D’aucuns affirmeront que c’est précisément inhérent à leur démarche. D’autres souhaiteraient échapper à cette étiquette encombrante…
Bilan d’une année difficile avec Yabon Paname, du Carrosse, Alex Daenesi, de Baltazzart, qui ont les premiers lancé cette deuxième édition contre vents et marée, et Marc Sanchez, responsable des expositions au Palais de Tokyo, tous trois membres de l’association Interface qui œuvre à la reconnaissance de l’art des squats.

EXTRAIT – Lire l’intégralité du texte dans Cassandre/Horschamp 55

Résumé des épisodes précédents : en février 2002, une trentaine de squatters agacés investissaient le palais de Tokyo pour une conférence de presse improvisée marquant leur énervement face à ce qu’ils nommaient un faux squat. Devant l’injonction de prendre en compte les artistes squatteurs, le palais de Tokyo relevait le défi et organisait avec eux la première édition du festival Art et squats.
Non sans difficulté : conflits de culture, rivalités internes, et éclatement du festival en différents lieux, le Palais de Tokyo ayant choisi de ne présenter que la documentation historique sur les squats parisiens. Certains lieux, d’ailleurs, avaient choisi de boycotter le festival. Mais, demi-succès ou demi échec, cette première édition avait nimbé le festival d’une bonne aura médiatique. Créée dans son sillage, l’association Interface a tenté, une année durant, un dialogue délicat avec la mairie de Paris pour négocier baux précaires et conventions, voler au secours des expulsés, et tenter d’organiser Art et squats II dans de meilleures conditions, en revendiquant le prêt d’un lieu-pôle pour le festival.
Les négociations n’ont pas abouti ; Art et squats II s’est lancé sans moyens et sans la caution institutionnelle du Palais de Tokyo. La Willy’s party qui marquait le lancement du festival à Vitry, en hommage au musicien Willyman, disparu cette année, a dû affronter les forces de l’ordre et la saisie du son.
Les squatteurs persistent et signent : à chaque expulsion ont répondu une ou plusieurs ouvertures (1), et l’effervescence artistique fut au rendez-vous de la deuxième édition. L’entretien fut réalisé au Carrosse, habillé pour l’occasion par la treille de paille et d’objets invraisemblables et acidulés conçue par Yabon et montrant une dizaine d’artistes. Ce lieu ouvert par Pascal Hollemaert en décembre dernier est une conquête emblématique du combat des squats : un jugement sans précédent a autorisé les artistes à rester moyennant une contrepartie modique. Cette jurisprudence marquera une étape essentielle si elle est confirmée en appel. Réponse en décembre.

(À Alex Daenesi et Yabon)
Juste avant l’été, une certaine incertitude planait encore sur le festival Art et squats : absence de lieu central, et de moyens… Comment et pourquoi avez -vous décidé de l’organiser « à l’arraché » ?

Yabon Paname : L’an dernier, la création d’Interface a été très positive ; on a écrit une charte, puis entamé des négociations avec les politiques. En juin, on n’avait pas avancé, et le festival était en péril. Puis est intervenu le suicide de Willyman,… À partir de là, avec Alex et le collectif Mas I Mas, on a décidé : « de toutes façons, on le fera ». Ça a été une aventure de trouver une grande friche en banlieue, puis on a proposé à Interface de travailler avec nous pour motiver et coordonner les lieux.

(À Marc Sanchez) : Art et squats 1 avait été marqué par le soutien affrmé du Palais de Tokyo. Pour quelles raisons était-ce important de vous impliquer l’an dernier, et pourquoi cette absence en 2003 ? ?

Marc Sanchez : L’an dernier, il était important d’en être, parce que jamais une institution n’avait osé se mouiller avec les artistes des squats dans un projet commun. Nous voulions affirmer notre différence en aidant ces artistes à construire un projet, à communiquer. Le palais de Tokyo, qui venait d’ouvrir, était sous le feu des médias ; il fallait que cette lumière rejaillisse du côté des squats.
C’est pour les mêmes raisons, qu’un an aprés, nous avons souhaité être en retrait. Je n’ai cessé de répéter qu’il est souhaitable pour Interface, et pour les artistes des squats, de ne pas apparaître comme dépendants d’une institution, de montrer que ces collectifs d’artistes sont capables de s’organiser seuls pour monter un projet. C’est un pas en avant dans la reconnaissance, qui contraint à admettre qu’il existe quelque chose de viable dans leur situation. On en est loin !
Je suis présent aux réunions d’Interface depuis un an et demi. On me demande si c’est en mon nom ou au nom du Palais de Tokyo. La réponse est : les deux ! Je suis là sur mon temps professionnel, et quand le Palais de Tokyo peut donner un coup de main, il le fait. Mais nous ne souhaitons pas être organisateurs et apparaître d’une manière prédominante.

Interface a été plus coordinateur qu’organisateur de cette édition. Peut-on parler réellement d’une initiative collective ?

Yabon Paname : J’ai toujours la même réponse : le mouvement des squats existait déjà, il y a une vingtaine d’année, avec Art cloche, avant que nous ne soyons là… Interface lui donne une autre visibilité ; c’est un lieu où des gens apportent leur expérience, mais dont les acteurs seraient plus efficaces sur le terrain. Même si des gens plus diplomates que moi s’y sont essayés, s’adresser aux politiques n’a rien donné : on l’a constaté en six mois ! C’est le sens de notre initiative d’un festival à l’arraché : n’oublions pas ceux qui connaissent le terrain ! On sait trouver un lieu et gérer quatre ou cinq mille personnes. Écoutez les anciens !

Alex Daenesi : Il faut persévérer dans la voie diplomatique, pour essayer de sortir d’une situation sociale difficile, et nous devons aussi continuer sur le terrain. Pour Arts et squats II, on n’avait ni moyens, ni lieu, ni argent, mais la passion de faire quelque chose qui reste dans la mémoire des gens. J’espère que l’an prochain, la mairie aura une autre attitude envers des artistes, qui, même squatters, sont capables d’organiser de gros événements, avec beaucoup de risques. Même si nous avons été un peu bloqués par les forces de l’ordre pour réaliser ce que nous voulions au niveau artistique !

Vis-à-vis de l’institution Palais de Tokyo, l’attente était celle d’une légitimation du contenu artistique. J’entends régulièrement les artistes se plaindre de ne voir les squats qu’à la rubrique société, sans aucune critique des contenus. Quel est le regard porté par le Palais de Tokyo sur l’art des squats ?

M.S : Nous avons toujours dit que nous ne ferions jamais une « exposition des artistes des squats, de même que nous ne ferons jamais une exposition des artistes de Berlin, ou des artistes blonds et belges ! Une situation sociale n’est pas le critère que nous retenons pour construire un projet d’exposition. Nous regardons ceux des squats comme les autres artistes, sans favoritisme, ni exclusion. Faire des choix, c’est notre travail, avec un programme limité, peu d’espace. Il y a des artistes dans les squats dont nous pourrions montrer le travail . Nous ne l’avons pas encore fait. Mais il y a beaucoup d’autres artistes que nous n’avons pas montré ! J’espère que nous pourrons faire une exposition avec un artiste dont nous pourrons dire qu’il travaille aussi dans les squats, mais ce ne sera pas le critère de choix.

1. En un an, Boliveart, le Théâtre de Fortune, les Falaises, l’Espace Cyrano, les Carrières Mainguet, Le Chardon dans la savane, In Fact, le Floquet’s, Myrrha, La Taverne des Signes, Le Théâtre 347, La Tombe Issoire , la Manufacture du nouveau monde, Le Ballastr et Le Gousset vide ont fermé. Le Carrosse, le Théâtre de verre, Le 17e Parallèle, la Maison républicaine O Génie (en attente de jugement), La Tour ont ouvert. Art et Toit est en attente de relogement. Chez Robert Electrons Libres (Rivoli) risque d’être déplacé pour travaux. Le Théâtre de verre et Alternation, propriétés de la mairie de Paris, attendent d’être fixés sur leur sort.

Interface : www.inter-face.net

Théâtre allemand, splendeurs et misères…

Par Anne Monfort

Sans aller jusqu’aux menaces qui pèsent sur les intermittents en France, les perspectives ne sont pas radieuses outre-Rhin. Ce n’est pas la première fois que les artistes tirent la sonnette d’alarme : à Berlin, le Schiller Theater a fermé il y a près
de dix ans et, il y a deux ans, la couverture de Theater Heute montrait la Volksbühne de l’Ouest en vente. Les articles alarmistes se succèdent dans la presse. En Allemagne aussi, le théâtre est aux abois.

La crise est en marche, et elle ne touche pas que les petits. Si des théâtres de province ont fermé leurs portes ou se sont reconvertis en ne pratiquant plus que l’accueil, les grands sont aussi touchés. Les deux maisons de Hambourg, le Thalia Theater et
le Schauspielhaus, disposent de subventions de 20 % inférieures à celles d’il y a dix ans ; la Schaubühne est en déroute suite aux réductions budgétaires inattendues de la Ville de Berlin. Le phénomène n’est pas nouveau : la question du théâtre subventionné allemand, qui resurgit avec force en 2001, est un serpent de mer encore plus ancien dans les petites villes.
Mais aujourd’hui l’Allemagne est en crise, et la récession économique se répercute sur le secteur culturel. La plupart des théâtres dépendent des communes, dont les ressources ont diminué drastiquement après la réforme de la taxe sur les communes. Et s’ajoute une interrogation supplémentaire : depuis le tournant de 1990, avec les coûts de la
réunification, les politiques ne sont plus sûrs de vouloir investir dans des institutions culturelles peu rentables.

Ce théâtre en crise a le visage d’une Allemagne qui s’interroge sur son système culturel. On y pratique un théâtre de répertoire, avec des troupes de comédiens fixes qui alternent jour après jour les différents spectacles ; les tournées sont rares, sauf dans le cadre de festivals. Le réseau culturel s’appuie sur un ancrage régional fort. De nombreuses villes ont leur théâtre municipal ou national et pratiquent des abonnements qui fidélisent un public. La « gestion du personnel » est fort différente de la nôtre : les metteurs en scène ne choisissent pas les pièces, c’est le directeur qui impose le texte et parfois la distribution ; comédiens et metteurs en scène peuvent enchaîner jusqu’à cinq ou six productions par an.

Mais ce système qui a su se protéger des dérives commerciales et du vedettariat existant dans d’autres pays européens – dont le nôtre – est confronté à des difficultés : le principe de l’alternance coûte cher car il exige de démonter et de réinstaller des décors chaque jour ; malgré un public de notables fidèles, le théâtre subventionné est forcé de reconnaître qu’il ne concerne qu’une minorité, et que les attentes des spectateurs en demande de divertissement ne sont pas satisfaites par des mises en scène qui posent des questions plus qu’elles n’apportent de réponses.

De nombreux directeurs reconnaissent que la réduction budgétaire peut être l’occasion de renouveler des structures vieillies. Ici et là, on suggère un travail de marketing en direction du public. Mais les solutions proposées vont, pour une large part, vers une plus grande flexibilité de l’emploi, seul poste sur lequel il est possible de faire
des économies substantielles : on pourrait proposer des salaires inférieurs, des contrats plus courts… Or l’exemple français prouve bien que la flexibilité n’est pas une fin en soi.
S’il est important de s’adapter aux besoins du public, l’esprit commercial n’est évidemment pas une solution. C’est en alternant les programmations que les directeurs de théâtre peuvent prendre des risques. Le Thalia Theater, par exemple, a pu équilibrer les salles vides de Liliom, mise en scène magistrale de Michael Thalheimer,
avec la salle comble du Thalia Vista Social Club, soirée de chansons pleine à craquer. Si les restrictions ne permettent plus de prise de risques et imposent des productions qui assurent un succès immédiat et automatique, qu’en est-il de la recherche artistique ?
Les plus menacées par les réductions budgétaires sont les compagnies indépendantes. Moins nombreuses qu’en France, elles gèrent leurs projets de A à Z, organisent des coproductions ou font des demandes de subventions auprès d’institutions. Là encore, des projets sont hypothéqués, et les comédiens sont loin d’avoir des contrats à long terme, voire la sécurité de l’emploi comme les employés des théâtres subventionnés.

Le danger est d’autant plus grand que de nombreux « grands » de ces dernières années viennent du théâtre indépendant : des metteurs en scène comme Igor Bauersina, Falk Richter ou Lars-Ole Walburg ont été révélés par le théâtre indépendant. Les Sophiensäle de Berlin servent de réservoir de talents : elles ont accueilli Sasha Waltz puis Constanza Macras, l’étoile montante de la danse-théâtre berlinoise. La disparition de ces structures émergentes serait aussi un coup de poignard dans le dos porté à la créativité allemande.
Une lueur d’espoir, cependant. La discussion épineuse sur les trois opéras de Berlin a débouché non sur la fermeture de l’une des maisons mais sur la création d’une fondation censée gérer le déficit grâce à des aides, privées et publiques. Placebo ou solution durable ? Ce type de financement impliquerait une remise en question générale du
système, voire de la notion de théâtre subventionné…

Du partage des terres artistiques

Par Thomas Hahn

Pourquoi les théâtres publics sont-ils fermés tout l’été ? Pourquoi leurs directeurs refusent-ils, pendant qu’ils sillonnent Avignon et les plages, d’accueillir ces compagnies précaires qui cherchent des espaces d’expression ?

Au Théâtre 14 – Jean-Marie Serreau, Susana Lastreto
et son GRRR (Groupe rire, rage et résistance) se sont engagés cet été pour la deuxième fois à insuffler une âme latine à ce théâtre sobre et discret du XIVe arrondissement de Paris. Emmanuel Deschartres a bien voulu leur laisser les clés des lieux jusqu’à la rentrée. Le GRRR « gère le théâtre et l’anime ; il est totalement indépendant. Nous faisons la programmation, disposons des clés, répondons au téléphone etc. » L’exemple d’un théâtre public qui fonctionne toute l’année reste rarissime. « Nous avons démarché beaucoup de théâtres avant de trouver en Emmanuel Deschartres un directeur prêt à mieux partager les outils existants. »

Susana Lastreto a essuyé les réponses négatives tirées d’un argumentaire standard : « On nous a dit qu’il n’y aurait pas de public en été mais aussi, plus clairement : « Pourquoi donnerais-je mon théâtre à des gens que je ne connais pas ? » Ce à quoi j’ai répondu : « Il s’agit d’argent et d’un outil publics et pas de votre théâtre personnel ; vous pourriez commencer par inviter une compagnie que vous connaissez et en laquelle vous avez confiance. » »

Au Théâtre 14, Lastreto partage à son tour. « Nous sommes trois compagnies et pendant un été, nous fonctionnons comme une troupe.
Et la porte est ouverte pour des artistes qui veulent participer en lever de rideau. » Le GRRR a animé en juillet et août 2003 des ateliers de théâtre accueillant majoritairement des habitants du XIVe arrondissement. Le GRRR/Théâtre 14 est un modèle de lutte pour redonner aux artistes le contrôle des outils artistiques.

« L’argent qui va encore à la culture parvient entre les mains de non-artistes, passés maîtres dans la pratique du pouvoir culturel », analyse, non Susana Lastreto mais Karine Saporta. La directrice du Centre chorégraphique national de Caen, secouée par la lutte
des intermittents, analyse la précarité les artistes sous un jour plus politique encore : « L’on ne se pose plus aujourd’hui la question de savoir quels moyens il convient de donner à tel artiste en fonction de la nature de son travail et de sa création. On se demande quel directeur affecter à telle structure étant donné ce qu’elle représente
politiquement. Or les experts du pouvoir culturel gèrent aujourd’hui les moyens et les structures selon un principe fondamental qui consiste à ne laisser sous aucun prétexte un auteur s’emparer de la moindre responsabilité dans le dispositif. Tout est fait pour que l’artiste ne puisse accéder à une place forte où il pourrait abandonner un peu de sa fragilité, de ses souffrances (matérielles et immatérielles).

Editorial

Par Nicolas Roméas

L’explosion dévastatrice à laquelle nous assistons – celle d’une bombe
à fragmentation – éclaire les alertes de Cassandre sur le délitement d’un service public
de la culture miné par l’absence d’une prise en compte rigoureuse des enjeux. Peut-être
est-il temps de l’entendre, cette harassante prophétesse…

Que dit-elle aujourd’hui ?
Elle dit ce qu’elle a toujours dit sur la dimension politique et sociale de l’art. Elle dit
aussi que dans les moments de grands rassemblements face à un danger commun, il faut d’autant plus lutter contre la confusion et l’amalgame.

Elle dit (surtout aux jeunes générations) qu’il faut s’affranchir de la désastreuse illusion selon laquelle les coups portés à notre système public de la culture et aux mécanismes
de protection des acteurs de l’art seraient nécessairement déclencheurs d’une réflexion
en profondeur.

Cette illusion, dit-elle, est doublement dangereuse.
Non seulement parce qu’elle induit l’idée qu’un violent coup de pied au cul suffirait à
susciter un vrai débat sur la place de l’art dans notre société, mais aussi parce qu’elle
laisse entendre que des gens qui dans leur pratique ont toujours été largement indifférents à sa dimension éthique et politique, seraient soudain sincèrement « engagés ».

La question de l’art dans la société, c’est chaque jour qu’il faut la vivre. Pas uniquement dans les moments de crise apparente où nombre d’acteurs se réveillent en sursaut pour
afficher un engagement qui, au quotidien, manque cruellement à leurs actions. La vraie crise est toujours présente dans nos vies. Certains s’y confrontent depuis des années
dans les « lieux de la difficulté », avec des personnes incarcérées, dans des hôpitaux
psychiatriques ou d’autres « déserts culturels » où le geste de l’art peut retrouver son sens collectif. Ceux-là, même extrêmement talentueux, ne font pas toujours événement.

Si la division est un risque, l’unanimisme en est un autre, non moins inquiétant.

Car la question de la place du geste artistique dans notre civilisation ne se pose pas depuis trois mois. Et contrairement à ce que pensent certains et à ce que d’autres ont intérêt à faire croire, la réflexion ne peut être menée à un seul et même niveau. Il est impératif, si l’on veut obtenir quelque résultat, de travailler sur deux plans d’analyse distincts. Sous peine
de retomber dans une confusion inextricable et délétère, la réflexion sur le sens doit primer. L’expérience et l’histoire le montrent, lorsqu’on s’attaque en premier lieu à des sujets
techniques, le risque corporatiste n’est jamais loin. Et la confusion entre ceux qui luttent pour un art en prise sur l’époque et ceux qui surfent opportunément sur la vague
d’un « mouvement » auquel adhère la quasi-intégralité du monde culturel français, ne peut que gagner du terrain. Au détriment de nos idées.
Plusieurs déclarations contradictoires l’ont montré, la situation est réellement complexe.

Pour que des prises de position sur les problèmes économiques et statutaires qui en découleront soient armées face au réel, les débats sur l’éthique et le sens doivent être d’abord mis au premier plan. C’est pour faire publiquement avancer cette réflexion de fond
que REFLEX(E) a créé le PARLEMENT POUR LA DÉMOCRATIE CULTURELLE ET ARTISTIQUE,
dont la charte et les modalités de fonctionnement et d’adhésion sont détaillées dans
son cahier N° 2, que vous pouvez nous demander.

P.-S. Notre association Paroles de théâtre-Cassandre n’est pas épargnée par le séisme. Nous n’en persistons pas moins, avec l’échéance d’une installation au Couvent des Récollets à Paris, où prendront place l’ensemble de nos activités. Les différents chantiers que nous menons nous contraignent à passer dès le prochain numéro à un rythme de parution trimestriel. Avec une pagination étoffée.
Et de nouvelles formes éditoriales seront gratuitement accessibles à nos abonnés.