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(É)migrations

Été 2003

CHANTIER

Des cultures et des hommes/entretien avec André Videau – La mise en soleil des gens de l’ombre/entretien avec Ariane Mnouchkine et Jean-Claude Amara, fondateur et animateur de l’association Droits devants !! – L’intime et l’épopée/Valérie de Saint-Do – La fin du voyage/entretien avec Ariel Cypel, Gaël Chaillat et Frédéric Hocquard, directeur de Confluences, centre des arts urbains – La gloire de mon père/Alexandre Wong – Les spectres de l’Occident/Valérie de Saint-Do – L’exode des comédiens/Sylvie Clidière – La rue sur les routes/Thomas Hahn – L’ordre de la nécessité du monde/Olivier Claude – Travellings en Voïvodine/Myriam Blœdé – Identité-racine, identité-relation ?/Sylvie Clidière – Une grande université de langues/entretien avec Mounir Fatmi – Couvercle de la répression…/Entretien avec Kazem Sharyari – Penser ses plaies/entretien avec Nathalie Garraud et Marina da Silva – Féminin pluriel : Des femmes et le monde/entretien avec Fereshteh Tabib et Marjorie Nakache, codirectrice du Studio-Théâtre de Stains.

  • BRÈVES HISTOIRES DE MIGRATIONS
  • LIBRES ÉCHANGES
    > Pain de jouvence/entretien avec Peter Schumann, fondateur et animateur du Bread and puppet Theater, (USA) – Au-delà de la représentation/entretien avec Danièle Marty (Théâtre du hasard).
  • AGIT’PROP
    > Les intermittents dans l’arène/par les Précaires associés de Paris.
  • VILLES ET FESTIVALS
    > Fiat Lux ? [pour le théâtre européen]/Irène Sadowska-Guillon.
  • KULTUR-FICTIONS
    > La dernière comédienne/Benoît Szakow.
  • PAS DE CÔTÉ
    > « L’enfer, c’est les danseurs… »/Myriam Blœdé.
  • Parlement pour la démocratie culturelle et artistique.
  • PARTI PRIS
    > Corps étrangers/Irène Sadowska Guillon – Figure de l’objection/I.Sadowska-Guillon.
  • CHRONIQUE DES SIGNES DÉRISOIRES/Christophe Deshoulières.
  • ÉCRIT
    > par A. Wong et T. Hahn – Danse(s)/politique(s)/Myriam Blœdé.
  • CD par C.D/Christophe Deshoulières.
  • HORS SUJET – POINTS DE MIRE
  • PETITES THÉORIES JETABLES/par Jacques Livchine.
  • « Les plasticiens occupent La Villette »/Une manifestation organisée par la FRAAP (Fédération des Réseaux et Associations d’Artistes Plasticiens) et le groupe REFLEX(E).

Editorial

Voici que le titre provocateur de cette revue ne prête plus du tout à sourire. Voici qu’il se justifie comme jamais encore.

Voici venu, pour tous ceux – quel que soit leur bord – qui accordent la plus haute importance à ce qui est l’âme de la communauté humaine, aux valeurs que nous défendons ici, le temps des pires inquiétudes.

Voici que vacille, pour la première fois depuis longtemps, et de tous côtés, l’un des systèmes de service public de la culture les plus aboutis du monde occidental.

Un système institutionnel très perfectible, dont on a pu légitimement critiquer les faiblesses – nous ne nous en sommes pas privés – mais dont notre société peut être spécialement fière parce qu’il a permis, à travers de nombreuses luttes, de tenir haute dans l’esprit de chacun l’idée d’un art ouvert à tous et celle d’une mission élevée de la culture parmi les hommes. Idées constitutives de l’identité culturelle française.

La situation que nous connaissons est évidemment l’aboutissement des graves négligences des années passées, d’un fonctionnement consensuel dénué de rigueur et d’exigence que nous n’avons cessé de dénoncer, de l’absence de prise en compte par les politiques de l’importance des valeurs portées par l’art dans un monde cynique et marchand.
Mais nous voici dans l’impasse : notre système culturel s’est affaibli à un point tel qu’on peut sans exagérer présager la fin imminente d’une vraie responsabilité nationale en matière d’art et de culture. Seul un violent sursaut peut nous sortir de ce terrible piège.

Que tous les hommes et les femmes de ce pays, de « droite » ou de « gauche », que tous ceux qui ne cesseront jamais de croire au rôle salutaire et fondamental de la culture et de l’art dans cette civilisation, l’expriment clairement : nous refusons de laisser mourir nos valeurs. Ces valeurs immatérielles, pour se manifester dans le réel, doivent trouver des défenseurs et des relais concrets. Comment les faire exister si le monde politique les lâche, après s’en être cyniquement servi ? Sommes-nous prêts à abandonner la haute idée que nous nous faisons de l’Homme ? Sommes-nous prêts à accepter de livrer au commerce et au « divertissement » ce qui fait notre raison d’être ?

La mise en soleil des gens de l’ombre

Entretien avec Ariane Mnouchkine et Jean-Claude Amara

Après Les Enfants d’Herakles de Peter Sellars, la vision du Dernier Caravansérail d’Ariane Mnouchkine fut déterminante pour le choix de la thématique de ce numéro, dont le bouclage coïncidait avec l’occupation de l’Ambassade de Somalie par Droits devant !!, où la présence d’Ariane était annoncée. Paroles croisées entre la fondatrice du Théâtre du Soleil et Jean-Claude Amara, porte-parole de Droits devant !!

Propos recueillis par Nicolas Roméas
et Valérie de Saint-Do

Extrait – Lire l’intégralité dans la revue Cassandre

Trop de porte-drapeaux de la profession théâtrale nous avaient malheureusement convaincus de leur incapacité à s’emparer des tragédies de leur époque. Fallait-il l’électrochoc de la politique d’une droite dure pour qu’une actualité scandaleuse revienne,littéralement, sur le devant de la scène ?

Non qu’Ariane Mnouchkine ait renié les engagements qui lui ont fait entre autres, accueillir, en 1996, trois cent quarante sans-papiers au Théâtre du Soleil. Mais dans son fond comme dans sa forme, ce dernier spectacle marque le début d’un cycle .en prise sur l’actualité immédiate.

Avec Jean-Claude Amara, fondateur de Droits devant !! et saltimbanque, elle partage
des convictions, des combats et une amitié parfois houleuse. Quels tissages sont possibles entre l’action au présent et la transcription poétique d’un engagement ? Comment naviguer entre les écueils de la trahison spectaculaire et la nécessité de trouver le langage artistique d’un combat politique ? Par quels chemins parfois sinueux et interrompus passe l’efficacité politique de l’artiste ? Nous les avons invités à confronter deux points de vue qu’on ne saurait résumer de façon binaire en celui de
l’artiste et celui du militant…

Il y eut le rituel d’hospitalité, des verres offerts, l’installation tranquille dans la magie du lieu. À l’arrière du décor, une dame africaine épluchait du gingembre, écoutant avec fatalisme les longs discours d’un monsieur assis là. Il y eut l’attente de l’entrée en scène d’Ariane et de celle de Jean-Claude, accompagné de Sofia Gribaa, une militante de Droits devant !! qui venait d’obtenir sa carte de séjour après sept ans d’attente. Retrouvailles chaleureuses et vieille complicité à l’œuvre, que l’on se sentait presque troubler. Non que dans ce qui ressemblait à une conversation passionnée d’amis par une chaude soirée, les uns et les autres aient jamais cessé de travailler. Comme une lionne aux aguets, Ariane est vigilante à tout : les questions et discours de l’autre, l’ouverture du micro, et, toujours, le théâtre derrière les murs. Admonestant gentiment des visiteurs un peu bruyants, pestant contre des motos vrombissantes, volant au chevet d’une spectatrice prise de malaise, filant à l’entracte…

Cassandre : D’où est née la complicité de Droits devant !! et du Théâtre du Soleil ?

Ariane Mnouchkine (riant) : Quand les trois cent quarante sans-papiers ont débarqué, badaboum ! (Elle et Jean-Claude égrènent leurs souvenirs, s’entrecoupent sur les noms et les dates).

Jean-Claude Amara : Trois cent quarante sans-papiers occupaient l’église St-Ambroise en mars 1996. Pourchassés après l’expulsion, ils sont venus se réfugier à Droits devant !! puis à Sud. Un soir où l’on ne savait plus que faire, Léon (1) m’a dit : « Je vais appeler Ariane. »

A. M. : On était en train de jouer Tartuffe… Vous êtes arrivés dans le hall et vous m’avez dit : « On ne sait pas où aller. » J’ai dit « Venez ici, mais pas ce soir. »
Donc, vous êtes arrivés le lendemain matin.

J.-C. A.  : On est restés un mois. C’était une sorte d’exode, avec ces trois cents quarante personnes, des femmes, des enfants. S’il n’y avait pas eu le havre de
la Cartoucherie, on n’avait plus de solutions. Ce mois a été une respiration extraordinaire.

A. M.  : Je sentais que c’était une sorte de repos très fertile, pour pouvoir penser quoi faire ensuite. Ce qui est beau, c’est qu’il y avait tout de même trois cent quarante
personnes et qu’on jouait tous les soirs. Et jamais la représentation n’a été en danger. Alors que les sans-papiers dormaient là, qu’ils faisaient leur cuisine, pendant que cinq cents personnes attendaient devant la salle ! Tous les soirs, il y avait mille personnes ici, qui arrivaient à jouer, à faire leur métier, à faire leur tambouille, à dormir…
J’étais inquiète, nous étions inquiets. Mais on n’a jamais eu à s’inquiéter pour
la représentation, tellement c’était évident, tellement ils étaient disciplinés : la salle était évacuée et réinvestie à l’heure dite, transformée en dortoir, retransformée en théâtre…

J.-C. A. : C’est grâce à la faculté de familles venues de l’Afrique de l’ouest, notamment maliennes, de gérer collectivement une situation totalement impromptue. Ce n’aurait pas pu être le lot de n’importe quel groupe.
Sur ce territoire de sauvegarde qu’était devenue la Cartoucherie, il y a eu tout de suite cette notion de gestion collective des lieux, avec ce respect infini que ces familles portent en elles, cette vraie dignité. Ce territoire de sauvegarde devait être préservé aussi. Je crois qu’il y a eu vraiment osmose.

A. M.  : Il y avait un respect mutuel, mais ce n’était pas gai tous les jours. Il y a eu aussi des désaccords ! Ça n’a pas été la cité du bonheur ! Il y a eu des moments féroces, mais qui ne venaient pas des sans-papiers, plutôt des différences de stratégie entre les mouvements de soutien. Il y a eu beaucoup de récupération de cette cause. (À Jean-Claude) : Si je dis des injustices, tu peux rectifier.

Est-ce que ce mois de vie commune fait partie de ce qui a nourri Le Dernier Caravansérail ?

A. M.  : Ça a surtout nourri Et soudain, des nuits d’éveil. Même si les immigrés du spectacle étaient des Tibétains, ce qu’on a vécu avec l’arrivée des sans-papiers au sein de la troupe, les petits séismes de nos égoïsmes individuels avaient donné à tout le monde envie de raconter ça. Le Dernier Caravansérail s’en est nourri aussi, parce que les expériences s’accumulent comme un sédiment, mais indirectement. Ce n’était pas tant le voyage des sans-papiers qui était source d’épopée, que leur séjour, devenu une tragédie ! C’était une situation différente de celle des réfugiés d’Iran, d’Afghanistan, du Kurdistan, qui sont victimes de passeurs… Eux étaient installés ici depuis longtemps, et le ciel leur était tombé sur la tête avec les lois Pasqua. Tout d’un coup, ils se trouvaient à un endroit où ils n’auraient pas dû être. Le Dernier Caravansérail parle d’un autre type de migrants, ceux qui fuient, au péril de leur vie, des pays invivables.
Ce n’est pas tout à fait la même histoire, même si leur séjour ici devient absolument tragique.

J.-C. A. : Le dénominateur commun à toutes ces familles, c’est de quitter l’intolérable, l’invivable. Il faut se pencher sur le pourquoi de cette immigration contrainte et forcée, notamment économique. Le programme des Nations Unies pour le développement constate que, pour la première fois depuis un demi-siècle, l’aide aux pays pudiquement nommés les « moins avancés », provient d’abord des sources de l’immigration, avant celles de l’aide publique au développement. Ces familles représentent l’hypocrisie, l’infinie lâcheté de ces pays riches qui se sont engagés il y a trente ans à reverser 1 % de leur PIB aux pays les plus pauvres, réduit aujourd’hui à un 0,28% impudique ! L’individu qui arrive ici fait vivre, malgré son exploitation, dix, quinze, vingt personnes ! Cette immigration est aussi une tragédie, même si elle n’a pas les mêmes causes que celles d’un Kurde irakien. C’est aussi une migration forcée.

Comment une expérience de cet ordre pénètre-t-elle le collectif ? Il faut que la structure du travail le permette…

A. M. : Précisément, elle le permet : je crois qu’on a la possibilité de se regarder de se comprendre, de se dire : « Là, j’ai été petit(e), j’ai été mesquin(e), j’ai des discours de gauche et je me suis conduit comme un facho ». Il y a des gens plus aventureux que d’autres, plus généreux que d’autres, certains qui ne sont pas généreux et le deviennent, d’autres très généreux habituellement et qui se conduisent comme des ploucs ! Beaucoup d’entre nous ont couché ici pendant un mois, on ne pouvait pas laisser le lieu, et il y avait des révoltes. Toutes ces petites choses devenaient des métaphores pour le spectacle.

Il faut aussi que vous ayez, à ce moment de votre parcours, une disponibilité à ce type de travail.

A. M. : Ça ne se choisit pas. Ça te tombe dessus, comme Tartuffe, d’ailleurs. Je n’ai jamais eu envie de monter Tartuffe jusqu’au moment où, d’un coup, c’est devenu quelque chose qui se passait dans un pays méditerranéen, où le fanatisme, l’hypocrisie religieuse, l’utilisation idéologique de la religion pour la prise de pouvoir étaient très nets. Dans cette expérience avec les sans-papiers, il y a eu au début une grande complicité, mais aussi des désaccords très rudes, avec Madjiguène2 notamment, c’était très difficile. Tout ça oblige à comprendre la complexité d’une situation. Ce n’est pas : « Les réfugiés sont tous gentils, les flics tous méchants, les militants tous généreux… » On voit les petitesses de chacun, les grands mots et les petites actions, et parfois le peu de mots de quelqu’un et son véritable dévouement. C’est comme sur la table de l’atelier. Il y a des moments où le théâtral de la chose apparaissait dans l’interdiction de débattre de choses dont on aurait dû débattre, comme le statut des femmes… J’ai dit parfois vertement : « Je ne peux pas accepter que sous mon toit, des femmes soient traitées comme elles sont traitées ! » Le gauchiste de service me répondait : « Mais c’est culturel. » Pour moi, il y a des principes qui sont transculturels. L’excision aussi est culturelle : eh bien, je n’en veux pas.

J.-C. A. : La situation était très complexe, historique. Pour la première fois depuis très longtemps, des sans-papiers eux-mêmes avaient occupé une église, St-Ambroise, sans aucune association derrière eux. On entendait toujours ces mêmes phrases qui disaient : « Mieux vaut mourir en pleine lumière que créer dans l’ombre. » On ne savait pas encore ce qu’allait donner St-Bernard, l’électrochoc de cette masse invisible qu’on appelle « clandestins », qui d’un seul coup s’affirmait, et qui a réussi à gagner la bataille des mots, à passer de « clandestins » à « sans-papiers ». On était aux prémisses d’une lutte. Et ce début se trouve retranscrit dans un endroit de sauvegarde, avec tout cet aspect tumultueux, torrentiel.
Il y a eu des empaillages ! Certains considéraient que Droits devant !! était trop réformiste, et Ariane encore plus ! Nous trouvions que certaines formes d’extrémisme portaient une brutalité inacceptable. Et il fallait que tout ça prenne : au centre il y avait les sans-papiers. La difficulté majeure est intervenue entre les partisans de « l’élargissement » et ceux qui voulaient travailler et avancer politiquement avec le groupe initial. Il y a eu bagarre avec ceux qui voulaient que la Cartoucherie laisse ses portes grandes ouvertes, ce qui était évidemment impossible.

A. M. : Madjiguène (2) m’a accusée : « Tu fais comme le gouvernement français, tu limites ! » On peut essayer de comprendre ce que cela veut dire : la Cartoucherie ne peut pas accueillir plus que cela. C’est peut-être aussi vrai de certaines villes. C’est terrible, parce qu’en même temps nous réclamions « des papiers pour tous », ce fameux cri que je ne voulais pas pousser, parce que je ne suis pas sûre d’être sur cette ligne.

Il y a un équilibre à trouver entre ce pourquoi vous, vous avez construit une légitimité qui peut être utile à beaucoup parce qu’elle existe, qu’il ne faut pas laisser s’effriter, et l’action qui, non maîtrisée, peut être dangereuse. Un équilibre complexe…Jean-Claude disait : « Il faut que quelque chose apparaisse dans la lumière. » Vous faites partie de ce processus, votre outil sert à cela, à faire apparaître les choses dans une lumière qui est celle de la culture, qui bénéficie de certaines protections.

A. M.  : On s’est même dit après quelque temps : « Là, c’est pépère ! Pour le gouvernement, tout va bien : les sans-papiers sont à la Cartoucherie, en sécurité, soignés par Médecins du monde, nourris par les dons… Ils s’entendent bien avec le public et le Théâtre du Soleil, pourquoi les déloger ? »
Je n’avais pas caché ce qui, ici, pouvait être utile : qu’ils se reposent, qu’ils puissent se cacher, qu’ils puissent se réunir. (Bruits aux alentours. Ariane se lève pour faire taire. La musique venant de la salle vrombit.) Ce n’est pas un lieu de barricades.

J.-C. A.  : C’était aussi la logique d’un groupe de départ qui s’affirme et qui prend ses risques ! Les combats de fond se construisent d’abord avec des gens qui ont pris des responsabilités, se sont engagés. Avant de construire l’élargissement, c’est avec ce groupe qui a mis des mois à construire l’action du 18 mars, qu’il fallait travailler.
Vis-à-vis de la Cartoucherie, on avait un engagement formel, pris à travers l’association. Évidemment, ça faisait les affaires du gouvernement, le mouvement se banalisait.

(À Jean-Claude) J’aimerais savoir ce que tu penses du passage par le vecteur du théâtre. Est-ce suffisant de fabriquer des images ? Et à qui cela s’adresse-t-il ?… (À Ariane) Je voudrais aussi savoir quelle était l’impulsion d’où est né ce dernier spectacle…

A. M. : On avait déjà créé un spectacle sur le Cambodge, ce qui signifie aussi
tragédie, camps, exils… Le Soleil est composé à 80 % de fils d’exilés, de réfugiés ou
d’immigrés. En mai 2001, quelque chose m’a conduite à Sangatte, à un moment où l’on n’en parlait pas vraiment. Je voulais voir. Quand j’y suis arrivée, (elle s’interrompt pour calmer le bruit intempestif autour du théâtre) je me suis dit : là, il y a la
métaphore d’un des grands sujets du siècle, qui ne fait que commencer.
Vous n’aviez pas récemment collé votre travail à une réalité immédiate.

A. M. : Il y avait eu La Ville parjure, sur l’histoire du sang contaminé. Le Dernier Caravansérail est encore en train de se faire. On trouvera là-dedans des scènes qui se sont produites ce matin à Téhéran… Mais quand on fait du théâtre… (Elle hésite).

Comment se produit le passage entre vous deux ? Jean-Claude, militant, acteur dans son domaine, et vous qui travaillez avec le vecteur du théâtre, sur l’autre rive, dans une autre durée, un autre espace-temps, et pour un certain public ? Qu’est ce que ça peut
produire, dans l’esprit d’une partie de nos concitoyens, l’espace culturel, où l’art tente sans cesse de se relier à quelque chose de l’ordre de nos vies ?

A. M. (sourire désabusé) : Si seulement c’était vrai, ça, que l’art tentait sans cesse…

J.-C. A. : On a un sentiment d’amertume à ce sujet. Très rares sont les gens représentant une culture reconnue, qui ont la capacité de lier leur création avec les réalités de ce qui meut, de ce qui bouge, de ce qui souffre et qui n’en est qu’à l’aube d’une oppression infinie. Quand nous avons occupé la rue du Dragon en 1995, pour créer ce creuset d’où est né Droits devant !!, reposant sur ces espaces transversaux de soutien aux luttes des « sans », précaires, avec cette notion indispensable d’échange des savoirs et du domaine créatif et culturel, nous n’avons pas été suivis dans la durée.
Trop de gens du domaine culturel soutiennent une lutte dans la ponctualité.
Ce qui est fondamental pour nous, c’est la dignité de celles et de ceux qui sont opprimés par la machine à broyer administrative, dont le but fondamental est de faire courber les échines et d’amoindrir les richesses intérieures.

Ces richesses ne peuvent émerger qu’à partir du moment où des hommes et des femmes de culture créent des ponts avec des hommes et des femmes que cette machine a ravalés au rang d’inutiles, au rang d’invisibles. Il y a une déception énorme, même dans mon métier de la confrérie saltimbanque que je connais depuis vingt-cinq ans. Je vois aujourd’hui l’infini recul de troupes de théâtre de rue, qui font une sorte de course effrénée à la subvention, se réfugient dans l’institutionnel, n’ont plus cette capacité à investir de la spontanéité dans l’espace public… Avec le Théâtre du Soleil, sept ans, huit ans après – même s’il y a eu des passages à vide, pendant ces années Jospin dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences -, il y a une constance, qui ailleurs s’effrite. Quand la culture fuit, la démocratie est profondément menacée.

A. M. : La réponse de Jean-Claude est très généreuse. Il m’avait demandé de venir à l’Ambassade de Somalie dimanche, et j’avais bien l’intention d’y être. Vendredi soir, notre musicien a eu un malaise grave. Dimanche, ça s’est aggravé. Je suis restée avec mon musicien, avec le spectacle. C’est toute la différence. Jean-Claude est un militant, son action passe avant presque tout. Pour moi, il y a des moments de passage à vide : si je n’arrive pas à relier mes convictions personnelles avec mon « art » – c’est bien prétentieux -, je ne peux pas avoir d’art. Soutenir des causes qui ne sont pas des révélations, que je ne peux pas traiter par le théâtre, je n’y arrive pas. C’est trop abstrait pour moi. Donc le rapport est en pointillés ; j’aime Jean-Claude, je lui fais confiance, je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il fait ou ce qu’il dit.
Je ne désapprouve pas. Lui doit se dire : « Ariane n’est pas sur ce coup-là, elle est en train de répéter. » Zola, quand on lui parlait de l’affaire Dreyfus, disait : « Il est heureux que je n’aie pas été en train d’écrire un livre à ce moment-là, sinon, il n’y aurait pas eu « J’accuse ». » Je ne suis pas Zola, mais on en est tous un peu là.

Ce paradoxe est très important dans la société telle qu’elle se constitue, avec la force symbolique que peut représenter la culture, qui a encore quelques puissances de production, qui tient encore un peu en respect certaines dérives, il faut qu’elle puisse la conserver et faire ce travail bizarre et paradoxal… Si un théâtre n’est
plus considéré comme un lieu important, si une troupe n’a pas de force symbolique, que peut-elle apporter aux autres ? (Bruits de chant en fond).

J.-C. A. : Je refuse d’être classé une bonne fois pour toutes au rang de militants qui n’appartiendraient qu’à une certaine « coterie », et qui n’auraient pas la faculté de trouver des convergences avec le monde culturel ou de le critiquer. Je suis venu à cette lutte en 1990 en tant qu’artiste. J’avais vingt ans de travail derrière moi. J’ai eu une énorme appréhension à voir que mon engagement me conduisait à laisser de côté mon travail de saltimbanque. Mon troisième recueil de poésie est en berne depuis
cinq ans ! L’effort que nous avons essayé de réaliser est trop unilatéral. Le monde
des « sans », de l’invisible, va au-devant du visible, de l’affiche, de la reconnaissance culturelle, mais l’inverse se fait très rarement.

A. M.  : Pour moi, « militant » est un mot noble. Tu ne peux nier que tu es devenu un homme politique (protestations). Tu es devenu un leader, un tribun, tu sais parler à un groupe, le convaincre. Je ne mérite pas que tu me répondes comme cela. Tu as mis ton recueil en berne parce que tu as pris un autre drapeau. Moi, je ne pourrais pas. La politique me passionne, je pense que j’ai des indignations sincères, même si je ne peux pas transformer la vie en direct dans ma petite sphère, au Théâtre du Soleil.
Je ne peux pas me passer de la sublimation, de la métaphore. C’est ma force et ma faiblesse. Nicolas nous demande : « Comment faites-vous, puisque vous ne marchez jamais à la même allure ? » Je suis en train de parler d’un bateau sur l’océan pendant que tu fais rentrer trois cents familles à l’Ambassade de Somalie. Une autre fois, je serai avec toi, mais il y a des moments où le jargon qui s’élève d’autres mouvements m’enlève toute imagination, toute générosité, toute possibilité d’adhésion.

1. Léon Schwartzenberg qui fait partie du comité de parrainage de Droits devant !!

2. Madjiguène Cissé, porte-parole des sans-papiers.

LES INTERMITTENTS DANS L’ARÈNE

Par les Précaires associés et Jean-Christophe Poisson

Nous avons demandé aux Précaires associés de Paris et à Jean-Christophe Poisson qui anime la compagnie Ban public, de nous livrer leurs analyses, qui toutes deux dépassent largement la question de la défense du statu quo, pour poser celle de la place que le thatchérisme enrobé qui nous guette entend réserver à l’art et à la culture.

« Fabriquer du sensible, ce n’est pas poser la question : Quel type d’art voulons-nous faire ? mais : Dans quel(s) monde(s) voulons-nous vivre ? »
Andreas Inglese

Par les Précaires associés de Paris

pap.ouvaton.org

Les Précaires associés de Paris sont composés d’intermittents du spectacle (indemnisés ou non) et d’autres travailleurs précaires de la culture, de la formation et du monde associatif, pour la plupart non syndiqués. Durant ces derniers mois, nous nous sommes efforcés de créer des liens entre les divers secteurs en mouvement face à l’abaissement général des garanties du droit à l’existence. Nous avons aussi essayé de nourrir une réflexion pour la conquête de droits nouveaux partant de la flexibilité du travail, plutôt que de rester arrimés sur des « acquis » sans cesse grignotés, l’illusion du plein emploi ou de l’exception culturelle.

Cette position, nous la construisons à partir de deux points d’appui : notre position subjective face au travail et à la création, et l’évolution réelle du capitalisme contemporain. Nous revendiquons la précarité, elle fait partie intégrante de la vie et de l’exercice des pratiques artistiques. Nous subissons aussi la précarité : les temps de réflexion, d’écriture, d’apprentissages, de recherches nécessaires à toute perspective de création ne sont jamais rémunérés par les employeurs et c’est pourtant là que l’essentiel se constitue. Ils sont l’architecture secrète et vitale de tout acte créatif.
Dans un monde assujetti à la marchandise, où le lien social ne se pense pas en dehors de la centralité du travail, nous proposons de repenser l’acte créatif comme expérience partageable, comme cœur vif dans un monde malade. Cette précarité que nous considérons comme nécessaire nous lie fraternellement à tous les autres précaires.
En effet, le statut des intermittents introduit une dissociation entre le revenu et le travail effectué directement pour un employeur. Car si elle est nécessaire à l’acte créatif, la flexibilité du temps de travail le devient aussi aux nouveaux modes de production capitalistiques. Comment renverser au profit du plus grand nombre cette situation qui produit souffrance et désespoir ?

L’alternative à la précarité ne peut plus être recherchée dans l’illusoire perspective d’une transformation de l’ensemble des précaires en employés permanents. Pour abolir le chômage, il faudrait rechercher comment garantir un revenu permanent, en exigeant la rémunération de la flexibilité même. La recomposition de droits sociaux implique la reconnaissance pleine et entière du caractère productif de cette nouvelle forme du travail : l’intermittence.

Bien entendu, c’est à contre-courant de ces tendances que rament les « réformes » tant des retraites que des allocations UNEDIC (spectacle et autres) ou des minima sociaux, qui veulent nier la part de liberté que comporte la flexibilité, en faire un outil de pur asservissement.

Mais l’opposition à cette « réforme » restera faible, tant qu’elle ne remettra pas en cause un système assis sur la seule cotisation sociale, en constante régression, qui fait toujours plus nombreux les indésirables, vilains fauteurs de déficit : il faut chercher d’autres sources de financement à la protection de l’existence, et ceci implique aussi la révision du système « paritaire » de gestion, qui bloque toute réelle résistance aujourd’hui. Elle restera faible tant que les modèles dominants de la productivité ne seront pas entièrement remis à plat : qui mieux que nous pourrait y contribuer, nous, producteurs de valeurs immatérielles, fabriquants du sensible ?

Par Jean-Christophe Poisson

Diviser pour mieux régner et détourner les forces vives du véritable objet de vindicte, fabriquer de faux ennemis, le principe de contrôle social est plusieurs fois millénaire.
Arditi, Aimé, Brasseur, Garcia, Feuillère, Bacri, Balasko, Balmer, Brialy, Girardot, Metayer, Trintignant, Weber, etc., etc. Il fut une époque où les bulletins de salaire des têtes d’affiche du théâtre privé, illustres et fervents intermittents du spectacle, passaient entre mes mains. Je suis longtemps demeuré rêveur devant la distorsion obscène entre leur assiduité aux ASSEDIC du spectacle et le bénéfice de salaires bruts mensuels échelonnés entre 150 000 et 2,5 millions de francs avec parfois des pointes exceptionnelles à 4 ou 5.

Je tombais dans un piège grossier en flétrissant les bénéficiaires de ces pactoles irréels accumulés sur les scènes de province et qui venaient se fondre dans le flot inconnaissable des cachets, parts de coproduction et autres droits d’auteurs perçus au cinéma, sur les plateaux publicitaires, et la rivière de revenus tirés de leur réinvestissement dans les affaires.

Comme Depardieu ou Johnny, les icônes du peuple sont des firmes individuelles libérales qui émargent sans état d’âme à toutes les sources d’argent.
Sonné par le scandale d’une turpitude affichée, je m’étais détourné du vrai problème : le système d’indemnisation des intermittents bénéficie économiquement aux entreprises et politiquement à l’État.

En fermant les yeux pendant 15 ans sur les dérives d’une réglementation fragile et attractive, l’État a entériné un soutien technique détourné à ses politiques culturelles, pansé à moindre frais une part croissante de la précarité (les prestations versées au titre des annexes viii et x ont triplé et le nombre d’allocataires a doublé en 10 ans), tout en se ménageant la possibilité d’y mettre un terme brutal, le moment venu, au nom de la morale publique et de l’abolition des privilèges.

En condamnant brutalement des centaines de métiers, de dizaines de milliers de compétences, et d’engagements à une crispation identitaire portant sur l’affiliation à un statut administratif, la marge de manœuvre tactique mise en place est spectaculaire, pour d’une part accélérer la liquidation du problème de l’exception culturelle et du choix de société qu’elle suppose, et d’autre part renoncer à assumer l’investissement socioculturel de survie destiné à préserver les générations futures.

Le MEDEF n’est pas le dernier à la manœuvre. Sa rouerie consiste, après avoir accepté en 1998 et 1999 l’extension du bénéfice des annexes viii et x à des secteurs d’entreprises hors spectacle (de l’agence de presse audiovisuelle à l’industrie phonographique, de la discothèque aux services annexes du spectacle), à continuer de livrer à l’opprobre public la corporation des intermittents dans son ensemble comme autant de privilégiés, affichant l’outrecuidance de leurs avantages, avec comme seul objectif la paupérisation de centaines de professions techniques.
Attendre le paroxysme des détresses pour lâcher la meute sur les témoins de sa propre turpitude relève de la plus grande lâcheté.

Les intermittents sont lâchés dans l’arène pour distraire de la supercherie : le mépris souverain de l’éducation, de la culture et de l’action envers les exclus, tous espaces de survie de la civilisation sacrifiés au profit de la canaille de l’audimat.
Comment oublier le secteur privé, où la télévision et le cinéma trouvent dans les ASSEDIC une part officieuse de coproduction à laquelle ils émargent dans des proportions autrement plus vertigineuses que le secteur public ? Qui, au-delà d’une sédentarisation accrue des personnels techniques (la durée moyenne annuelle de travail des allocataires de l’annexe 8 -cinéma audiovisuel – est supérieure à celle des allocataires de l’annexe 10 – spectacle vivant – : 848 heures contre 628 heures), entretiennent chantage au CV, travail bénévole financé par l’intermittence, périodes d’essai sans cesse renouvelées, interminable adoubement contre promesse d’entrefilet au générique, dans l’espoir de parvenir un jour à une position stable.

Asservissement des talents et des volontés d’artistes, condamnés à s’engager toujours plus sur les rivages de la concession pour satisfaire aux conditions nécessaires à la préservation de ressources raréfiées par la concurrence. Animations, formations, événementiel, publicité, post-synchronisation… (le mois précédent leur date anniversaire, 35 % des allocataires doublent leur activité moyenne, 6 % réalisent un tiers de leur temps de travail annuel).

Les intermittents seraient responsables de la moitié du déficit de l’UNEDIC. Dresser la population, les chômeurs, contre les intermittents du spectacle relève d’une forfaiture d’autant plus violente qu’elle se présente sous les auspices de la statistique et d’une mascarade d’équité.
Rendre sa raison d’être à leur statut est urgent et indispensable. Cela passera par un recentrage de certaines valeurs fondamentales de la démocratie. Ou bien gageons que cela cassera.