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Cultures en chantiers

Août 2000

> Théâtre-action : Vies Parallèles Une (éventuelle) absence de politique culturelle – Théâtre en Belgique francophone (en guise de vade mecum) – Temporalia, le temps des écritures – Plan K [dans les écuries de Flamand le Wallon] – L’L des désirs Liberté sur la ville, City mine(d) – La conquête du béton – Le lieu de l’échange – Roussel fait son cinoche – Les passagers d’Ingrid von Wantoch Rekowski – Le XX° siècle raconté aux adultes

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Le lieu de l’échange. Transquinquennal/Dito Dito

Entretien avec Stéphane Olivier, Pierre Sartenaer de Transquinquennal
et Willy Thomas et Mieke Verdin de Dito Dito

Propos recueillis par Nicolas Bersihand

Dito’Dito et Transquinquennal imposent, au rythme de leurs spectacles, une plate-forme commune d’expression et de jeu aux communautés francophones et flamandes. Le fait est rare, tant la culture est politisée et les fonds publics pour la création artistique régis par des principes communautaristes. Objets chroniques d’incompréhension par les chantres de ces principes, d’exclusion par la profession et d’adhésion du public si l’on en croit le succès qui les entoure, ces deux compagnies ont pour socle d’entente une même conception du théâtre, une même façon d’exploiter les richesses du cosmopolitisme bruxellois et un même désir de mettre à mal les idéologies communautaires et nationalistes par l’éloge de l’impureté. Les deux compagnies, distinctes juridiquement et artistiquement autonomes l’une de l’autre, en sont à leur quatrième spectacle.

Cassandre : Le théâtre, comparé aux autres arts de la scène, est dérangeant parce qu’il fait appel à la parole et donc aux différences de langue et de communauté, sujet si criant et présent à Bruxelles. Est-il facteur de dissidence ?

Stéphane Olivier : Toutes les formes d’arts scéniques sont communautarisées. C’est plus évident pour le théâtre et le cinéma parce que la langue intervient. Pour la danse et la musique, pendant très longtemps, il n’y a pas eu d’accord sur le plan culturel entre la Région Flandre et la Région
Wallonie alors qu’il y en avait entre la région wallonne et la France, entre la région Flandre et la France… Malgré tout, la langue représente un enjeu politique qui cristallise les positions communautaires. Cette situation s’explique par l’histoire de la Belgique : Bruxelles a toujours été un terrain de jeu et d’enjeux pour les hommes politiques francophones ou flamands. Les revendications de ces deux communautés sont pleines de rancœurs de l’histoire. Derrière la question de la langue, se profile celle, plus pernicieuse, du territoire.

La langue et la culture sont un moyen d’affirmation, de démonstration de sa propre identité ?

S.O. : Du côté francophone, on peut, sans crainte de représailles politiques, affirmer qu’il n’y a pas de politique culturelle depuis 50 ans. Par exemple, dans le nouveau gouvernement, composé d’une coalition du parti libéral, parti socialiste et les écolos, il y a une faille idéologique au niveau de la culture, partagée entre trois ou quatre ministères. Les gouvernements se succèdent et nous, artistes, conservons deux interlocuteurs, représentants des deux communautés. Cette vacuité de la politique culturelle est l’expression d’un désaccord structurel qu’aucun gouvernement n’est parvenu à rompre et fait le jeu de certains acteurs culturels. Le succès des frères Dardenne a entraîné une réaction du politique qui a lancé des actions concrètes dans le cadre du cinéma, au détriment des autres arts. Pour le théâtre, les actions sont très éparpillées, sans aucune vision politique de la culture. Cela fait 11 ans que nous bénéficions de l’aide au projet. Les conditions réglementaires, administratives et politiques, font qu’on ne peut pas présenter deux projets par an : il faut attendre qu’un projet soit clôturé pour en lancer un autre. Dans le cadre de notre collaboration avec Dito’Dito, ça nous empêche de prendre notre part à la dépense budgétaire : ils l’assument complètement.

Pierre Saertener :
Du coté francophone, l’idée que la culture serait liée à l’identité communautaire perd de sa consistance au profit d’une notion plus dangereuse, celle de la nation. Et le nom même du Théâtre national de la Communauté française pose à sa façon des questions houleuses.

S.O. : La question de l’identité culturelle est ici problématique. Comme il n’y a jamais eu de politique culturelle cohérente, nous n’avons pas de repères. Plus fondamentalement, les deux communautés ont nourri un provincialisme à l’égard de la France et des Pays-Bas, ce qui pose d’autres questions. Est-on français ? La culture ne cesse de manifester les différences d’une même communauté. Nous rattacher à la tradition, à la langue et à l’identité française a aussi peu de sens que d’assimiler les Basques aux Français. Les différences subsistent, ce qui rend délicate la question de l’identité de la communauté francophone.
Doit-on considérer, comme certains politiques, que la culture wallonne ne serait que le théâtre wallon en dialecte wallon ? Il y a une incompréhension complète entre ce que pensent les politiques et ce que désirent les artistes : on marche côte à côte sans jamais se rencontrer.

Mieke Verdin : Ce désir d’être rattaché culturellement aux Pays-Bas, existe dans la communauté flamande, mais il est moins fort : les Pays-Bas sont un petit pays et le néerlandais n’est pas une langue internationale. Plusieurs changements ont modifié le paysage culturel flamand dans les années 70 : une libération d’un héritage venu des Pays-Bas, la vague flamande qui a eu beaucoup de succès aux Pays-Bas et une structuration des lieux de diffusion et des sources de production. Cela nous permet de travailler dans des conditions plus stables.

S.O. : Les deux communautés sont différentes et profondément semblables : nous, les francophones, sommes culturellement opprimés par la France et avons été les oppresseurs de la culture flamande. Si on oublie les questions de langue, de moyens de financement et d’histoire, notre position est semblable, ce qui explique ce rapprochement.


Cette situation d’oppression partagée crée-t-elle un espace de collaboration artistique ?

Willy Thomas : Oui, nous avons ce désir commun de ne pas rester cloisonnés dans ce fonctionnement communautaire. On veut fonctionner dans l’autonomie par rapport aux politiques bruxellois. En revanche, la ville nous impose des réalités humaines qui sont le matériau même de nos pièces et de notre collaboration artistique. Nous sommes capables de jouer en français et en néerlandais : l’accent, les intonations déformées, les mots mal prononcés sont des réalités de Bruxelles que nous plaçons au centre de notre travail. On essaie de construire des situations qui sont des paysages mentaux sur l’impureté, l’imperfection, la non-appartenance stricte à un groupe humain. Cette recherche d’autonomie se voit dans la façon dont on travaille : on refuse la dictature et le pouvoir du metteur en scène, le travail est collectif, nous réfléchissons et concevons la pièce ensemble, des éclairages à la dramaturgie. Jusqu’au bout, tout peut être remis en question, même pendant les représentations.

On s’affranchit de la tradition théâtrale française : personne n’impose sa lecture du texte, dont la mise en scène n’est que l’actualisation. Nous refusons l’héritage de cette « pyramide » qui voit le metteur en scène dispenser ses ordres pour matérialiser sa vision du texte. C’est la confrontation et l’échange de nos lectures du texte qui donnent une originalité à notre travail, même si l’on n’aboutit jamais à un accord parfait. C’est un travail de doute offert aux autres, sur le plateau.

Une (éventuelle) absence de politique culturelle. Entretien avec Luc Carton

Propos recueillis par Gilles Bastogy

 Il y a encore six mois, Luc Carton était philosophe et directeur de recherche à la Fondation travail-université. Il continue aujourd’hui à travailler avec les mêmes préoccupations, mais dans le cadre d’une fonction politique : conseiller dans l’équipe de direction du parti Écolo (les verts de Belgique). « Je ne suis donc plus exclusivement », dit-il, « un philosophe nomade, même si cela ne change rien à mon discours ». Petit croquis de la Belgique sous l’angle des condition historiques dans lesquelles se pratique le travail de la culture…


Luc Carton :
Comme dans n’importe quel autre territoire du monde, il est important de se demander quel est le terreau du travail de la culture, de considérer les formes qui associent la culture au monde politique, les rapports brefs entre les individus, les groupes et les institutions. De ce point de vue, la Belgique est un endroit extravagant,
surréaliste. Il n’y a pas ici de tradition d’un appareil d’État structuré, autonome de la société civile. Il n’y a pas non plus de sentiment national. Il y a des fantasmes, surtout du côté flamand, de construction d’un sentiment national. Du côté wallon, ça n’a jamais été que du folklore, en écho au sentiment national flamand.

À l’échelle de la Belgique et de sa fédéralisation dans les trente dernières années, on est devant le spectacle étonnant d’une société sans État et sans nation. Ce non-être historique belge, qui a été longtemps une souffrance et une difficulté particulière, est devenu, ces vingt dernières années, une chance pour aborder ce que nous vivons dans toutes les démocraties libérales : la rupture du lien de représentation politique et sociale, sur fond de crise de la représentation, au sens culturel du mot.
Ce que nous appelons la crise des démocraties libérales, c’est une crise de la représentation dans toutes ses dimensions : sociale, politique et plus fondamentalement, culturelle.

Pour le dire de façon plus charmante, quand je parle de crise de la représentation culturelle, je veux dire qu’il ne nous est plus possible de façon large, durable, spontanée, de savoir de quoi nous parlons quand nous parlons du monde. Nous ne disposons plus d’une vision, d’une interprétation, d’un point de vue structuré, commun, sur le monde. Cette crise de la représentation, les artistes et les travailleurs de la culture l’anticipent depuis quelques siècles ; on le perçoit très bien dans la domaine de la peinture, de la musique, et magnifiquement bien dans le théâtre.

Le changement structurel des démocraties libérales, c’est que désormais tout le monde perçoit et vit cette crise.
Le sentiment de la division de soi est une perception quotidienne en Belgique : on comprend que ce pays soit celui de la dérision et du surréalisme. Il est difficile de prendre le monde et soi-même au sérieux, lorsqu’on reconnaît que l’on est une réduction et une projection des contradictions du monde. On peut le prendre sur le ton de la dérision ou du surréalisme, si on entend par surréalisme la construction d’un sentiment de douce tragédie, c’est-à-dire cette particularité historique de la construction d’une société forte. Comme si nous avions pu retravailler en continu malgré ce qui s’est passé dans les autres pays d’Europe occidentale, la construction des États-nations et d’États de droit à partir du XVIII e siècle. Et bien, nous avons prolongé l’invention de la démocratie communale dans les pays bas méridionaux à la fin du Moyen-âge. La Belgique est le pays de la démocratie urbaine. Une sociéte civile forte, capable d’avoir colonisé l’appareil d’État hérité des Autrichiens, des Hollandais et des Français, de le segmenter suivant des divisions de société qui sont plus nombreuses qu’ailleurs.

Nous avons les clivages politiques et sociaux que l’on connaît ailleurs, nous y ajoutons le clivage linguistique que l’on appelle communautaire, et le clivage confessionnel qui n’a plus de prise et de signification ailleurs et qui, ici, a eu une très grande signification jusqu’à récemment.
Cette superposition et cet entrelacs des clivages projette dans l’appareil d’État, par le mouvement de colonisation, les divisions de la société dans la conduite de la chose publique. Cela donne un spectacle étonnant et notamment l’absence de politique de la culture.

Il n’y a pas de politique de la culture, en Belgique. Il y a une manière – pour différents groupes privés, associations, lobbies, rassemblements d’intérêt -, d’être dans l’appareil d’État et de s’en nourrir. Le contraire d’une politique.
Ça a été une malédiction, une souffrance… Je commence à penser que c’est une chance. Je me demande s’il n’est pas inquiétant qu’il y ait encore une politique de la culture, une politique séparée de la culture, au sens où André Malraux a pu le porter et le définir. Ça pourrait être une chance pour la démocratie qu’on trouve dans un même ministère ce qu’on appelle chez vous l’Éducation nationale, la Culture, la Jeunesse et l’Éducation populaire – appelée ici « éducation permanente ». En Belgique francophone, ce sont les compétences d’un seul ministère au sens administratif, même s’il est partagé par cinq, six ou sept ministres, on ne sais plus très bien, qui essaient d’en arracher le titre. Ils se disputent pour savoir si les arts, les lettres relèvent d’un tel ou d’un tel… Ce sont les points de suspension d’une longue phrase historique qui a permis qu’il n’y ait pas de ministère de la Culture.