Archives de catégorie : extrait 33

Ailleurs et Autrement (2)

Mars 2000

  • Le conte et ses nouveaux publics « Une caraïbe en devenir ».
  • PAROLES CROISÉES
    > Une caraïbe en devenir/Mimi Marthélémy, Pépito Matéo.
  • LIBRES ÉCHANGES
    > La francophonie existe, je l’ai rencontréeParadoxes de la proximité.
  • VILLES ET FESTIVALS
    > Nuits savoureuses, Frimas sur le festival.
  • PARTIS PRIS
    > Bon voyage, monsieur BerreurAlice underground/Les Familiers – Silence complice/Les frères KaramazovLa Pensée criminelle.
  • PAS DE CÔTÉ
    > Rets et capturesIrritation et plénitude à la GalerieLe Cabanon des cents visagesDébordements progressifs du plaisir.
  • ÉCRIT
    > Une femme respectableAntoine ou la résurrectionMémoires d’Aramis, par Chr. Deshoulières.
  • POINTS DE MIRE

Esther Shalev-Gerz : Passage de témoin

Par Myriam Blœdé

Sculpteur de formation, Esther Shalev-Gerz poursuit deux types d’activités. L’une, discrète et solitaire, donne lieu à la création d’« objets visuels » qui conjuguent l’image photo, vidéo ou film et l’infographie, et sont souvent conçus en série ou variations. En parallèle, depuis près de vingt ans, elle investit l’essentiel de son énergie artistique dans l’« espace public » – une dénomination sous laquelle elle englobe la rue et les lieux ouverts au public (administrations, théâtres, etc), mais aussi tout ce qui véhicule de l’information et de la connaissance, c’est-à-dire les écoles, académies, bibliothèques… et les media – presse écrite, radio, télévision ou Internet. Il s’agit de sortir des circuits conventionnels de l’art et de son marché, mais surtout de « toucher » le plus large public en vertu d’une conception profondément politique du rôle de l’artiste dans la société.

Intervenir dans l’espace public, pour Esther Shalev-Gerz, suppose une redéfinition de l’usage de cet espace (c’est-à-dire du rapport qu’ont avec lui ses usagers), redéfinition qui passe par un renouvellement de la relation entre la création – entendue comme œuvre artistique, plastique, spectaculaire, mais aussi plus largement comme production de la pensée – et ses destinataires. Au-delà de l’idée selon laquelle l’œuvre n’existe qu’à partir du moment où elle est appréhendée par un tiers, loin de la sauce interactive qui suffit à justifier nombre de créations contemporaines, ses interventions prennent des formes variées 2, mais se fondent toutes sur la participation, l’activité et l’implication du spectateur dans le processus créatif même et dans sa réception.

Esther Shalev-Gerz entend mettre en évidence des problématiques, produire des déclencheurs de pensée, des ondes de choc, semer des « cristaux » 3 de questionnement et de prise de conscience. En cela, même si elle ne le revendique pas et même si son propos peut sembler moins polémique, Shalev-Gerz rejoint Artaud lorsqu’il s’élève contre « notre idée inerte et désintéressée de l’art ». Puisqu’à travers la participation – qui est aussi remise en cause du rapport de consommation et restauration de la valeur du don et de l’échange -, elle cherche à redonner à l’art une fonction rituelle et sociale, l’intensité d’une expérience vécue et partagée.

Lorsqu’on l’interroge sur l’ensemble de sa démarche, Esther Shalev-Gerz la relie à ses origines. Née en Lituanie en 1948, elle a grandi en Israël, dans un contexte où l’interdit du culte de l’image, de la reproduction mimétique de la réalité, constitue une contrainte et un défi singuliers pour une plasticienne – une contrainte, un défi avec lesquels elle continue à dialoguer dans des œuvres qui partent du réel pour le mettre en doute, jusqu’à se libérer de leur référent. Dans un contexte, aussi, où le « devoir de mémoire » est un impératif catégorique. Ce devoir, particulièrement sensible quant à la Shoah, impose notamment, « en tant que victime », de tout connaître sur la question. Mais la position même de victime, tout comme le principe de soumission à l’autorité véhiculé par de nombreux récits entendus dans l’enfance, vont devenir pour elle sources de préoccupation et cibles majeures.

Esther Shalev-Gerz a, par ailleurs, pris conscience du fait que le contenu de la mémoire avait une double nature, qu’il était constitué à la fois d’« éléments publics », tout ce qui ressortit au savoir et à la connaissance acquise, et d’éléments privés, liés à l’expérience, passée et présente. Et que, pour différentes raisons, en particulier le développement des médias et les phénomènes de globalisation, la part publique avait tendance à s’accroître hyperboliquement, au détriment de la mémoire privée. La participation est selon elle l’occasion d’équilibrer ces deux mémoires, de donner prise au participant sur sa mémoire « publique », mais aussi de le responsabiliser envers son époque dans la mesure où « le passé n’est qu’un outil pour mieux considérer le présent4 ». Responsabilité d’autant plus nécessaire que nous vivons dans des systèmes où la responsabilité citoyenne, démocratique, se limite au vote – pour autant qu’on y ait droit -, des systèmes où nous sommes « comme des bébés qui n’ont pas encore appris à marcher ». Responsabilité qui excède le questionnement ou la mise à jour de ses convictions historiques ou politiques, pour se réaliser en acte. Acte susceptible de s’inscrire à son tour (de faire trace) dans l’espace public. En ce sens, la participation répondrait à une attente, à un désir de changement de la part du spectateur confiné dans la passivité, face à son récepteur de télévision : « Il veut pouvoir réagir. Il a des envies, il est frustré, personne n’écoute. »

C’est cet espace-là, un espace démocratique, où la parole est donnée à chacun, où par la participation s’élabore une mémoire de transmission (« j’y étais », « j’en étais »), qu’Esther Shalev-Gerz s’efforce d’ouvrir.

Jo Ann Endicott : une femme respectable

Par Myriam Blœdé

« À l’époque, je ne savais pas exactement ce que c’était “une femme respectable”. » Pourtant, dans Ich bring dich um die Ecke (Je t’aurai au prochain tournant, Ndlr), elle l’affirmait : « Je suis une femme respectable. »

 

Sans peut-être associer un nom à son visage, à son regard clair, à son rire tonitruant, à son corps voluptueux, vous l’avez sans doute rencontrée. La mère maquerelle enceinte de La Légende de la chasteté, l’innocente prostituée des Sept Péchés capitaux, celle qui, dansArien, se meurt d’amour pour un hippopotame, c’est elle. Jo Ann Endicott. Celle qui, dans Komm, tanz mit mir (Viens, danse avec moi, Ndlr), appelait à l’aide pas moins de huit hommes pour en séduire un neuvième : « Komm-tanz-mit-mir, komm-tanz-mit-mir »… une entreprise vouée à l’échec, car lorsqu’enfin le froid Gisbert succombait, Jo avait épuisé toutes ses ressources, toute son énergie – et son désir aussi. Elle a été encore l’une des Élues ou Victimes du Sacre. Elle se déhanchait à en hurler de douleur dans Kontakthof. Et dans Walzer 1, elle apparaissait dans un maillot de bain bleu, juchée sur de hauts talons, et se livrait à un ébouriffant solo d’un quart d’heure, domination et séduction : affirmant cette fois n’avoir besoin de l’aide de personne, elle détaillait fièrement ses jambes – « grosses, laides et répugnantes » – et ses seins qui pendent, crachait des trognons de pomme à la face du public et braillait « comme un tigre »…

Vingt-cinq ans après, Jo Ann Endicott récidive : Je suis une femme respectable. Affirmation devenue le titre d’un livre qui, comme une longue lettre adressée à chacun de nous, s’ouvre sur ces mots : « Chers spectateurs, bonjour ». À moins qu’il ne s’agisse d’une lettre, d’adieu peut-être, à Pina Bausch – il se conclut par cette phrase : « P.S. Dans cette salle tout en haut, à l’instant, le vrai titre de ce livre m’est venu : Good bye Pina, Pina good bye. »

Je suis une femme respectable retrace la trajectoire d’une fille timide d’Australie, qui se destinait secrètement à entrer dans les ordres, mais devint presque malgré elle danseuse classique virtuose (quoiqu’un peu trop ronde et joufflue) dans l’Australian Royal Ballet, puis caissière au Covent Garden de Londres (tout en continuant à travailler la danse), avant de faire une rencontre décisive.
C’était en 1973 à Londres, Endicott avait alors 22 ans. Après l’avoir vu danser, Pina Bausch, qui venait d’accepter la direction du ballet de l’opéra de Wuppertal, lui propose un engagement comme soliste. Sans trop savoir pourquoi, parce que cette femme lui plaisait, parce que contrairement à tant d’autres maîtresses de ballet, elle ne posait pas comme condition qu’elle perde quelques kilos…, Jo Ann Endicott a dit oui. Elle est partie pour « Wuppi », une ville dont elle n’avait jamais entendu parler, dont elle ignorait la langue et où elle ne connaissait personne. Et ce fut « un choix pour la vie ».

Écrite comme une lettre, au fil de la plume, cette autobiographie fait d’incessants allers-retours entre passé et présent, entre l’enfance australienne et les responsabilités d’une mère de famille en Allemagne, entre les aveux de gourmandise et les courbatures, les oiseaux qui chantent sur le toit de la maison et les bagages à préparer. Elle dit surtout vingt-cinq années avec Pina Bausch, soit l’amour, l’admiration et une confiance infinies, malgré la difficulté, l’engagement, l’exigence extrême de la vie et du travail en sa compagnie.

Jo Ann Endicott, Je suis une femme respectable.

Traduit de l’allemand par Jeanne Etoré et Bernard Lortholary, photos de Helmut Drinhaus et Ulli Weiss

L’Arche Éditeur, 1999, 190 pages, 75 illustr.