Par Myriam Blœdé
« À l’époque, je ne savais pas exactement ce que c’était “une femme respectable”. » Pourtant, dans Ich bring dich um die Ecke (Je t’aurai au prochain tournant, Ndlr), elle l’affirmait : « Je suis une femme respectable. »
Sans peut-être associer un nom à son visage, à son regard clair, à son rire tonitruant, à son corps voluptueux, vous l’avez sans doute rencontrée. La mère maquerelle enceinte de La Légende de la chasteté, l’innocente prostituée des Sept Péchés capitaux, celle qui, dansArien, se meurt d’amour pour un hippopotame, c’est elle. Jo Ann Endicott. Celle qui, dans Komm, tanz mit mir (Viens, danse avec moi, Ndlr), appelait à l’aide pas moins de huit hommes pour en séduire un neuvième : « Komm-tanz-mit-mir, komm-tanz-mit-mir »… une entreprise vouée à l’échec, car lorsqu’enfin le froid Gisbert succombait, Jo avait épuisé toutes ses ressources, toute son énergie – et son désir aussi. Elle a été encore l’une des Élues ou Victimes du Sacre. Elle se déhanchait à en hurler de douleur dans Kontakthof. Et dans Walzer 1, elle apparaissait dans un maillot de bain bleu, juchée sur de hauts talons, et se livrait à un ébouriffant solo d’un quart d’heure, domination et séduction : affirmant cette fois n’avoir besoin de l’aide de personne, elle détaillait fièrement ses jambes – « grosses, laides et répugnantes » – et ses seins qui pendent, crachait des trognons de pomme à la face du public et braillait « comme un tigre »…
Vingt-cinq ans après, Jo Ann Endicott récidive : Je suis une femme respectable. Affirmation devenue le titre d’un livre qui, comme une longue lettre adressée à chacun de nous, s’ouvre sur ces mots : « Chers spectateurs, bonjour ». À moins qu’il ne s’agisse d’une lettre, d’adieu peut-être, à Pina Bausch – il se conclut par cette phrase : « P.S. Dans cette salle tout en haut, à l’instant, le vrai titre de ce livre m’est venu : Good bye Pina, Pina good bye. »
Je suis une femme respectable retrace la trajectoire d’une fille timide d’Australie, qui se destinait secrètement à entrer dans les ordres, mais devint presque malgré elle danseuse classique virtuose (quoiqu’un peu trop ronde et joufflue) dans l’Australian Royal Ballet, puis caissière au Covent Garden de Londres (tout en continuant à travailler la danse), avant de faire une rencontre décisive.
C’était en 1973 à Londres, Endicott avait alors 22 ans. Après l’avoir vu danser, Pina Bausch, qui venait d’accepter la direction du ballet de l’opéra de Wuppertal, lui propose un engagement comme soliste. Sans trop savoir pourquoi, parce que cette femme lui plaisait, parce que contrairement à tant d’autres maîtresses de ballet, elle ne posait pas comme condition qu’elle perde quelques kilos…, Jo Ann Endicott a dit oui. Elle est partie pour « Wuppi », une ville dont elle n’avait jamais entendu parler, dont elle ignorait la langue et où elle ne connaissait personne. Et ce fut « un choix pour la vie ».
Écrite comme une lettre, au fil de la plume, cette autobiographie fait d’incessants allers-retours entre passé et présent, entre l’enfance australienne et les responsabilités d’une mère de famille en Allemagne, entre les aveux de gourmandise et les courbatures, les oiseaux qui chantent sur le toit de la maison et les bagages à préparer. Elle dit surtout vingt-cinq années avec Pina Bausch, soit l’amour, l’admiration et une confiance infinies, malgré la difficulté, l’engagement, l’exigence extrême de la vie et du travail en sa compagnie.
Jo Ann Endicott, Je suis une femme respectable.
Traduit de l’allemand par Jeanne Etoré et Bernard Lortholary, photos de Helmut Drinhaus et Ulli Weiss
L’Arche Éditeur, 1999, 190 pages, 75 illustr.