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Ailleurs et Autrement (1)

Janvier 2000

Lieux « alternatifs »/Squats

  • PETER BROOK : « RENCONTRE AVEC UN HOMME REMARQUABLE »/Propos recueilis Nicolas Roméas

> > DOSSIER AILLEURS ET AUTREMENT
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Peter Brook : Rencontre avec un homme remarquable

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Peter Brook nous a fait l’amitié, en compagnie de Marie-Hélène Estienne, adaptatrice de deux spectacles sud-africains qui se jouent actuellement (2000) au Théâtre des Bouffes du Nord (1), de converser avec nous sur des thèmes essentiels : Comment et où faire du théâtre en dehors des cadres rigides qui en tuent la vitalité ?

 


Cassandre :
Vous avez réussi, aux Bouffes du Nord, à faire abstraction des murs pour retrouver cette sensation de ce que vous appelez « holy theatre » (2), c’est-à-dire un lieu à la fois hors des cadres temporels et de l’espace précis où il est circonscrit, et en même temps suffisamment central pour que les questions se posent de façon intime à chacun. On ressent quelque chose de très particulier lorsqu’on entre aux Bouffes du Nord. C’est un théâtre, non une « friche » ou un lieu désaffecté dans lequel on ferait du théâtre, et pourtant ce subtil décalage y existe…

Peter Brook : Il y a un immense secret, caché dans l’un des mots les plus simples qui soient, « relation ». Tout est question de relation, entre une chose et autre, entre deux personnes… S’il n’y a pas de relation, la vie n’est pas là, s’il y a une relation, c’est vivant. Malheureusement, lorsque les structures sociales deviennent non seulement sclérosées, mais fixes, la relation humaine est remplacée par d’autres types de relations.
Lorsqu’on demande à un architecte de construire un théâtre, on attend de lui un bâtiment où soient possibles les relations qui font la vie d’un théâtre. Celle qui passe par l’accès du public, sa sortie, la relation entre le tarif et la quantité de spectateurs, la relation de visibilité, la relation au confort – entre fesses et surface…
Lorsque vous allez dans un théâtre, n’importe où, vous devez assumer des milliers de relations, déjà inscrites dans le lieu, mais la relation humaine y est rarement la priorité. Souvent, on y va pour l’événement, en dépit du manque de relation humaine.

La découverte des Bouffes du Nord n’a pas été due au hasard : c’était la suite de trois ans d’exploration, en Afrique et ailleurs, avec le Centre International de Recherches Théâtrales. Nous avons d’abord fait des centaines d’improvisations dans des lieux de la région parisienne qui n’avaient jamais été utilisés pour des spectacles. Dans des foyers pour immigrés, des écoles, avec des handicapés, dans des hôpitaux, des prisons. L’expérience consistait à aller dans un lieu ingrat et essayer de comprendre quelle est la condition fondamentale pour transformer un lieu qui n’est pas conçu pour le spectacle…
Nous agissions de façon pragmatique. Nous regardions l’endroit, et nous disions : « Ah, il y a des chaises… elles sont horribles… Cette salle des fêtes est abominable ! Essayons de disposer les places différemment, mettons un petit tapis, des coussins par terre. »
Puis nous sommes allés en Afrique et nous avons constaté que, n’importe où, on pouvait mettre un tapis et avoir des gens assis autour. La condition fondamentale était de commencer par la relation humaine qui crée un lieu immédiat, d’emblée. Après ces trois ans d’expérimentation et de voyage, il nous fallait une base professionnelle pour accueillir les gens. Nous avons trouvé les Bouffes du Nord, à l’abandon. J’ai vu ce théâtre en ruine, des ruines qui nous parlaient… Tout était cassé, mais on s’est dit qu’on pouvait arranger ça, qu’on n’avait pas besoin des structures habituelles, d’un accueil compliqué, qu’on pouvait aller directement de la rue au café et du café à la salle. C’est une sorte de théâtre de boulevard de banlieue, construit comme une mosquée. C’est un principe d’architecture qu’on ne trouve nulle part ailleurs, ce demi-cercle. Nous avons pensé que là, nous avions l’essentiel… Nous n’avons presque rien changé. Nous avons rempli certains trous et refait le toit, pour la pluie… L’objectif était de rendre possible une relation humaine. C’est la question numéro un.

Que pensez-vous du large mouvement qui commence à frémir dans notre pays, celui d’un retour au théâtre itinérant, d’une attention nouvelle portée à des expériences qui aujourd’hui s’appellent, par exemple, Théâtre de l’Autre, des gens qui vont travailler dans les hôpitaux psychiatriques, les prisons, etc., pour y être utiles et retrouver la vitalité, la nécessité du théâtre ?

Pour faire du théâtre, on doit accueillir la contradiction. C’est la base de toute bonne pièce. Il y a quelqu’un qui dit « oui » et quelqu’un qui dit « non ». En tant que spectateur, on est dans une situation inédite : on est avec les deux. On peut trouver la même vérité dans la négation de ce qui vient d’être affirmé. Pour cette raison, on ne peut être dogmatique sur le théâtre. Au moment où l’on dit : « Les institutions actuelles, les structures ont un sens », il faut que quelqu’un dise : « Mais c’est de la merde, c’est pas vrai ! » Et au moment où quelqu’un dit : « Tout ça, c’est de la merde ! », il faut se dresser et dire : « Non, tout n’est pas de la merde. » En Angleterre, les meilleurs acteurs, mes amis Laurence Olivier, Alec Guiness, John Gielgud, jouaient souvent une pièce comique grand public au lendemain d’une pièce difficile… C’est la vie d’un théâtre toujours en mouvement. Ce qui compte c’est la qualité, la vitalité des événements. Il y a un critère qu’on ne peut définir mais qu’on peut sentir : « Est-ce que la vie y est, ou pas ? » Le théâtre, il faut le goûter avec la langue. Si, dans l’événement même, la vie est là pour ceux qui le font et ceux qui le regardent, à ce moment-là, c’est du théâtre. Il ne suffit pas que la théorie soit impeccable. Comme durant ces années où, pour des raisons politiques, on montait des pièces de Brecht dans une communauté qui n’en voulait pas – sa nécessité était défendable en théorie, mais c’était monté d’une manière aride, la vie n’y était pas. C’était « indéfendable » à côté de la pièce comique la plus idiote, mais totalement vivante.

Il faut toujours chercher la contradiction. Juste avant les années 60, je disais qu’il fallait que le théâtre soit expérimental, et qu’il fallait accepter le risque d’avoir des théâtres vides. Je disais : « Il faut traverser ça pour avancer. Il faut subventionner des expériences audacieuses et exigeantes. » Mais, quand on dit ça, on dit aussi le contraire : le théâtre sain et vivant est un théâtre où va un public qui se bat pour le voir. Et les deux vont ensemble. Il fallait attaquer le fait que la réussite, commerciale – comme à la télé – est ce que l’on met en avant, et que beaucoup de gens sont prêts à aider le jeune théâtre, à condition que l’« audimat » soit favorable. Il faut tout faire pour soutenir ceux qui ont un public et accepter toutes les expériences qui ont une vraie exigence, même si elles échouent. Les deux doivent coexister. Le critère, finalement, c’est la qualité de vie qui traverse. C’est pourquoi il faut créer des bâtiments et les détruire, tout le temps.


Vous avez écrit sur un théâtre « fait pour et par une communauté ». Nous en avons un exemple avec l’actuelle programmation sud-africaine des Bouffes du Nord. Cette préoccupation appliquée à notre civilisation, à nos sociétés modernes, se trouve souvent en porte à faux…

Les sociétés traditionnelles, où existait cette relation, sont des modèles extraordinaires. Mais, dans notre société urbaine, nous savons que la communauté est ce drôle de mélange de gens qui, par hasard, passent la porte du théâtre et se trouvent assis là… C’est une communauté aléatoire établie par la présence de ces gens à ce moment précis.
J’ai essayé, dans les années 60, de cultiver un certain public. Mais, dans une grande ville, il faut accepter tous ceux qui viennent à la porte et plus les prix sont bas, plus les publics sont mélangés. Si on accepte cela, on voit que le rôle de tous ceux qui jouent est de trouver dans l’immédiat – c’est pour ça que ça commence avec le bâtiment, l’accueil, etc. – les meilleures conditions pour que, pendant le spectacle, une possibilité soit créée.
Pour qu’on s’intéresse à une histoire, il faut qu’elle soit spécifique, on ne peut pas raconter des histoires vagues : « Il y avait un bonhomme n’importe où qui faisait n’importe quoi. » Personne ne demande la suite. Ce qui donne de l’intérêt à quelque chose, c’est que ce soit à la fois inattendu, donc très lointain, et qu’en nous touchant, cela devienne proche.
Nous ne connaissions pas l’Afrique du Sud. C’était une aventure, c’était loin. C’était plus excitant que d’aller à Bobigny. Une fois là, à l’intérieur de ce qui n’était pas familier, ça nous est devenu de plus en plus proche. Les éléments qui nous touchent sont des éléments qui ne sont pas familiers ; ça a une autre forme, un autre parfum, une autre silhouette, et au moment où le goût est touché par la langue, ça devient tout à fait familier. C’est ce qu’on trouve par exemple avec Le Costume.


La démarche serait de créer une forme de théâtre qui ait la force du rituel archaïque, tout en étant destinée à tout le monde…

Il n’y a pas d’a priori, les gens sont tels qu’ils sont. Si on fait un petit débat avant : « Y-a-t-il, parmi vous, des chrétiens, des bouddhistes, des athées, etc. ? » on ne trouvera rien. Il faut une action suffisamment efficace, partagée par les acteurs, pour que, peu à peu, à l’intérieur du spectacle, tous ces gens soient ramenés à un point où, subitement, pour une seconde, ils s’ouvrent comme une vraie communauté. La seule chose qui compte dans le théâtre européen, c’est la relation humaine. C’est ainsi qu’on traverse les barrières. On peut faire une ou deux actions pour essayer de tomber certaines barrières, mais elles se dressent à nouveau. Toute action où des cloisons sont montrées comme étant des éléments anti-vie, anti-humains, est saine. Le théâtre existe pour rendre ça possible, par exemple être ensemble avec des handicapés et reconnaître que ce sont des êtres humains à part entière.

Marie-Hélène Estienne : Je suis frappée par le côté lointain, apparemment infranchissable de l’apartheid, de tout ce qu’on raconte là-bas, de la politique. C’est une vraie découverte de découvrir que ce qu’on croit très différent n’est pas différent. C’est tout à fait franchissable. On peut partager ça. À travers la souffrance, ou parfois, le bonheur. Mais la clé, c’est une certaine douleur – qu’on connaît ici très bien.

Peter Brook : Ceux qu’on appelle « eux », c’est nous.

(1)Siswe Bansi est mort de Athol Fugard, John Kani, Winston Nshtona, avec Thierry Ashanti et Alex Descas, adapt. Marie-Hélène Estienne, ms Peter Brook.
Le Costume de Mothobi Mutloats, d’après The Suit de Can Themba. Ms Peter Brook, adapt. Barney, Marie-Hélène Estienne, avec Marianne Jean-Baptiste, Sotigui Kouyaté, Marco Prince, Bakary Sangaré.

(2) : Termes employés par Peter Brook dans son ouvrage L’Espace vide, (éd. du Seuil) pour qualifier le théâtre « sacré » et le théâtre « populaire ».

« Tous au labo ! » Entretien avec François Verret

Tous au labo !

Entretien avec François Verret

Propos recueillis par Gwénola David

En 1994, le chorégraphe François Verret s’installe à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) dans une ancienne usine de roulements à billes et crée « Les Laboratoires ». Rompant avec l’habituel cycle répétitions-représentations, ce lieu de travail et d’échanges transdisplinaires s’est affirmé au fil du temps comme un creuset d’expériences artistiques et un espace de rencontres en actes avec les habitants.

 

Cassandre : La dénomination de ce lieu suggère, a priori, une approche qui se démarque des cadres habituels de production.

François Verret : C’est un lieu d’expériences. Ici, on peut poser des hypothèses de recherche, tâtonner, explorer. D’empirisme en empirisme, se réinventent des lignes de travail et, au fil du temps, surgit un nouveau champ de pratiques, où se croisent des gens très différents.

Les Laboratoires offrent un espace de dialogue entre les disciplines artistiques, mais le décloisonnement va bien au delà. Vous abordez de façon transversale des questions de philosophie ou de sociologie qui ont des résonances au quotidien. Quelles sont vos lignes de travail ?

À force d’empirisme, il est apparu nécessaire d’ouvrir des lignes sur des questions essentielles qui concernent tout le monde, tous les jours. Ces lignes font intervenir des artistes, des écrivains, des pédagogues, des chercheurs, des sociologues, des artisans…
Le Fonds public de livres et de films invite à la réflexion. C’est s’arrêter un temps pour penser nos mœurs, notre histoire, notre rapport au réel, pour réinventer nos pratiques.


Quelles sont les thématiques ?

Le principe d’hospitalité, le travail de mémoire…
Françoise Coupat, metteur en scène, essaie de saisir la perception d’un « à venir », ce qui vaut la peine d’être sauvé d’un désastre en cours, ce qu’il importe de transmettre. Sabine Contrepoids, professeur, s’intéresse à la construction de la mémoire familiale. Elle a demandé à des adolescents de chercher le moment où leur histoire familiale rencontre l’Histoire. Esther Shalev-Gerz, plasticienne, explore l’espace public et crée des dispositifs visant à activer la mémoire par la participation des « spectateurs ». Elle a réalisé Les Portraits des histoires : caméra en mains, elle a demandé à une soixantaine d’habitants d’Aubervilliers : « Quelle histoire faut-il raconter aujourd’hui ? ».
Yves Jeanmougin, qui mène une démarche autour de lieux de « mémoire sociale », présente une exposition de photos. Il y a trois ans, Carlos Semedo a réalisé Lettre ouverte à Gusmao, ex-commandant en chef de la résistance armée du Timor- Oriental, emprisonné par les autorités indonésiennes. Un film qui exprime ce qui se joue dans un peuple victime du colonialisme qui aspire à l’indépendance. D’autres thématiques sont creusées : « Désaliéner – où en est la « révolution psychiatrique » ? », avec des pionniers comme Lucien Bonnafé, psychiatre et ancien résistant, Jean Aymé, des praticiens, des éducateurs. Ou encore « De l’indigène à l’immigré », avec des historiens : « Quels sont les mots pour parler de ceux qui viennent d’ailleurs et n’ont pas grandi dans notre langue ? »
Nous travaillons aussi avec une anthropologue, autour de la question « Qu’est-ce un potlatch ? » Cette question en suscite d’autres, qui concernent le devenir de chacun. Elle aide à penser des formes, des principes d’échanges, liés aux appartenances communautaires.


Quelles sont les autres lignes de travail ?

Il y a l’Espace de figuration locale, qui invite les habitants à « figurer » ce qui leur est essentiel : leurs inquiétudes, leurs rêves, leurs besoins, leur paysage, leur histoire… Ça peut passer par la parole, par un acte, des constructions plastiques ou des films vidéo comme vient de le faire Esther Shalev-Guerz. Avec les ateliers d’expression, nous abordons les pratiques artistiques sous plusieurs angles : un travail que je mène sur Rapport pour une académie, de Kafka, une composition chorale à partir de textes de Michaux avec le musicien Jean-Pierre Drouet, l’écriture avec Isabelle Milard, les arts du cirque avec les jeunes de l’école de Châlon-en-Champagne, la danse contemporaine avec Maguy Marin, Bernardo Montet, Loïc Touzé et les membres d’Auber-Danse, réseau d’associations de la ville. Ces ateliers sont des espaces d’ « ex-pression », de gratuité. Ils ne suivent pas la loi marchande : « Tu veux apprendre, ça coûte tant ! » Là, tu peux t’initier, rêver, expérimenter, ça ne coûte pas d’argent. Il ne faut pas croire que, lorsque c’est gratuit, les gens pensent que cela ne vaut rien…
Les Chantiers-créations permettent à des équipes artistiques de donner à voir un état de leur recherche.
Ce ne sont pas des spectacles mais la saisie, en vol, d’un travail en cours. Les circonstances de tels rendez-vous n’existent pas habituellement. Il faut les créer. C’est une expérience singulière qui se façonne, spécifique à chaque équipe.
Les modes de ces présentations sont à imaginer en permanence. Il y a les rencontres avec les associations locales, sous des formes inventives, festives, conviviales : repas, bals, agora…
Nous construisons chaque année un parcours « Mémento ». Une balade pour une quarantaine de visiteurs. Les promeneurs explorent un lieu où se trouvent des marques du souvenir, conçues par des artistes : tableaux vivants sculptés et joués par des danseurs, des acteurs, des musiciens, installations plastiques, objets, photos… Du « fait maison ». La promenade s’achève par un repas en commun.