Propos recueillis par Nicolas Roméas
Codirecteur avec Alain Grasset de La Coupole Scène Nationale de Sénart depuis 1986, Georges Buisson fait partie de ces rares hommes de théâtre qui n’ont rien perdu des idéaux de leur jeunesse. L’actualité qui nous oblige à bouleverser le sommaire de ce numéro, fait de cet entretien une pièce supplémentaire à verser au dossier que nous voulons ouvrir sur les liens entre des équipes théâtrales fortement inscrites dans le fonctionnement de leur ville, le politique, l’économique, et les vecteurs de la reconnaissance publique.
Cassandre/Horschamp : Le travail « extraterritorial » par rapport au lieu du théâtre, que vous menez aujourd’hui dans une ville comme Sénart, correspond-il à votre projet initial ?
Georges Buisson : Le projet a démarré en 1972, avec Alain Grasset, lorsque nous nous sommes rencontrés à Bobigny.C’était avant la naissance de la Maison de la Culture, nous avions à charge de faire vivre à charge de faire vivre un centre culturel municipal. La réalité nous a très vite imposé à la fois des actions et une réflexion. Bobigny était à l’époque une ville en pleine restructuration, l’essentiel de la population était complètement coupé du phénomène culturel ; il fallait établir une relation entre les projets que nous voulions développer et des gens qui allaient très peu au théâtre.
Vous sentiez-vous avoir des maîtres dans ce domaine, de grands inspirateurs ?
Nous nous sentions appartenir à la famille de la décentralisation, mais notre démarche venait moins d’une réflexion extérieure que d’une réalité… Lorsqu’on décidait de faire venir un spectacle, les démarches d’approche traditionnelles se heurtaient à la réalité locale. Nous étions impatients, beaucoup pensaient que des jours meilleurs arriveraient, que nous étions à la veille d’un profond changement politique… À l’époque le débat faisait rage, un débat radical et, à mon avis, mal posé, autour du rapport entre l’animation et la création, avec des jusqu’au-boutistes des deux côtés. Nous étions mal à l’aise : Alain et moi nous n’avons jamais opposé ces deux aspects du travail théâtral. Il nous a toujours semblé que ce qu’on appelle action culturelle, action artistique ou animation, constitue une étape nécessaire de la création. Le terme d’« accès à la culture » était un concept insuffisant, qui comportait quelque chose de péjoratif. Ce débat a finalement été tranché par la victoire de la création. Aujourd’hui nous sommes dans une politique du « tout création”. Au point qu’on peut parfois se demander s’il n’y a pas trop de creation, et à qui elles sont vraiment destinées… Nous sommes dans une situation de non-sens. Ce système a généré un moule économique, avec la notion de coproduction, des temps de répétition et d’exploitation très courts… La question du public ne devrait pas se poser après coup, mais être inhérente au projet artistique. Si les gens ne vont pas au théâtre, c’est beaucoup plus grave pour le théâtre que pour les gens eux-mêmes. Un théâtre qui ne parle qu’à 10% d’une population se coupe de la réalité d’un pays ; les mêmes parlent aux mêmes. C’est une des raisons pour lesquelles le théâtre continue à ne rencontrer qu’une minorité, alors que cette problématique a été posée il y a 25 ans.
Quelles sont vos méthodes d’action et les expériences que vous avez tentées pour remédier à ces lacunes ?
Les sources d’inspiration ont toujours été pour nous un élément essentiel de la création. Par exemple, nous avons donné les moyens à une trentaine d’artistes de vivre pendant un certain temps à Bobigny dans le cadre du projet « Naissance d’une ville ». À l’origine de la décentralisation, la question n’était pas de savoir si les Lesage, Sarrazin, Dasté, étaient des metteurs en scène géniaux, si la presse en parlait tous les jours. Ce qui comptait, c’était plus la reconnaissance d’une action théâtrale que la sacralisation de tel ou tel. Il y avait alors un vrai questionnement sur le rôle de l’art dans la société, que nous n’avons plus du tout. Les critères de valorisation aujourd’hui sont tout autres. La République a une vision très Florentine de l’utilisation des fonds publics : c’est la politique du fait du Prince. Le Prince peut avoir un choix subjectif, mais la République s’empêtre dans ses critères de légitimité. Quand un ministre comme Druon nous dit : « Ne venez pas me voir avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre », et que, plus tard, un ministre comme Jacques Toubon déclare que le plus grand progrès que le théâtre ait accompli depuis quinze ans, c’est qu’il n’y a plus de théâtre de gauche ou de droite, qu’il n’y a plus qu’un seul théâtre, la question que les artistes devraient se poser, c’est de savoir si le point de vue des politiques a changé ou si le théâtre a renoncé à être dérangeant…