Autre chose
Editorial, par Jacques Livchine
Cet insupportable vieux gamin de Jacques Livchine ne cesse de chercher à faire jaillir la vie de l’univers parfois empesé de l’art et en particulier de celui, si gravement empoussiéré, du théâtre. Il n’est que de voir les gamins des quartiers, envahir l’Hôtel de Sponeck, à Montbéliard, où ils sont chez eux, pour comprendre le souci premier de liberté qui est le sien.Il lui arrive, comme en mars 1996 avec la troupe de Charlie Brozonni, de laisser les clés de sa maison à des gens qu’il aime. Nous avons eu l’idée d’en faire autant pour cet éditorial. Je lui laisse donc la parole.
Nicolas Roméas
Terrible terrible, le compartimentage des arts, la sectorisation des publics. Le théâtre ignore la peinture, méprise la variété, les musiques actuelles crachouillent sur l’institution théâtrale. La Villette seule reconnaît le cirque et le hip hop. Ça ne circule pas, ni l’air, ni les idées. Tout se fige. VArt ne naitjamais dans les lits qu’on lui prépare, disait Dubuffet. Alors où est-ce que ça se passe, où est-ce que ça vit… Le plus souvent à côté du théâtre.
Kateb Yacine disait : « Notre théâtre traite d’une actualité tout à fait brûlante. » Ça se terminait par le grand soleil rouge de la révolution et l’Internationale en bruit de fond. Il y avait toujours un débat après la pièce. Un jeune s’exclamait : « On voit mal la prise de conscience des masses dans ta pièce. » Kateb reprenait un verre de Côtes-du-Rhône et répondait magnifiquement. Ce spectateur un peu exalté en décembre 1967, s’appelait Cohn-Bendit. Kateb est mort, Cohn-Bendit est pour l’euro et moi je suis au pays de Peugeot.
L’art doit être en prise sur la réalité. Kateb Yacine et Bernard Dort répétaient inlassablement que l’art devait s’impliquer dans le social.
Et puis cette idée est devenu ridicule, caduque, comme ils disent ; savoir pour qui onfait du théâtre, s’adresser à la cité entière, ne laisser personne sur le bas-côté… J’entends Mesguish sur Inter : « Je suis de gauche mais il est illusoire de s’adresser à tous, ou alors on fait du théâtre dilué. » Didier Bezace, nouveau directeur du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, ricane dans Télérama sur la démocratisation culturelle. Il a déjà oublié l’Aquarium.
Ils sont obligés de justifier leur échec sur le plan de l’élargissement des publics par ce genre de théorie.
Tandis qu’une partie de la corporation théâtrale baisse les bras en prenant des airs de créateurs inspirés style XIXe, il y a des arts qui bougent magnifiquement. Bien sûr, c’est autre chose que le théâtre, pourtant on trouve des engagements offensifs, ironiques, poétiques, teintés d’urgence.
Où ça se passe maintenant ? Où l’art frais et pur jaillit-il ?
Qui sont les artistes qui saisissent au vol les mouvements de fond de la société ?
Les musiques actuelles… C’est bizarre, toutes ces musiques transportent de la fibre sociale, une belle odeur de terre, des discours anti-naphtaline, et ces artistes sont liés à une ville ou à un quartier… Les Fabulous Troubadours, Les Femmouzes T, Zebda, à Toulouse, et Lubat/Minvielle à Uzeste, des trouveurs, des trouvères, et les Massilia et les IAM de Marseille. Des dizaines et des dizaines qui parcourent des petits lieux dans des minibus, nomades façon jeune théâtre des années 70.
Je ne suis pas ethno-musicologue, mais toutes ces musiques sont belles parce qu’elles ont une fonction sociale précise, musique d’enterrement et de mariage pour les Tarafs de Haïdouk. Musique de vécu, de douleur, musique qui te fait craquer, et le vieux Compay Secundo à Montbéliard le jour de ses 90 ans, ça improvise, ça dit des choses, et l’Orchestre National de Barbès, t’as le public qui se met à ressembler à une mer houleuse et berceuse.
Ce sont eux les auteurs contemporains, eux qui savent transformer la réalité, te la renvoyer en pleine figure, t’éclabousser.
Pardon de m’enthousiasmer, mais l’Orient Express Moving Shnorers, non monsieur, ce n’est pas du folklore, mais de la musique festive, ancrée dans le réel…
C’est un lieu commun de parler du nouveau cirque. Mais la beauté de Kayassine, des Arts Sauts, est si forte qu’elle devient troublante. Et le Cirque Plume ? et Filao ? et la Compagnie Foraine ? et le Cirque Baroque ? et la Compagnie Anomalie, et les autres, on peut en discuter, mais on est à chaque fois devant une force vivante, authentique.
On en arrive au hip hop… Ça bouillonne, ça bouge, ça progresse, les spectacles deviennent de plus en plus cohérents, Accrorap, Black Blanc Beur, Aktuel Force, les salles sont agitées comme à l’époque du vrai théâtre.
Pina Bausch n’a invité qu’un seul groupe français à son anniversaire à Wuppertal, c’était un groupe hip hop. Pas étonnant. Danse de rue, danse de trottoir, défi, prouesse, violence rebelle.
Si j’étais courageux je parlerais à Bernard Faivre d’Arcier. La leçon de Vilar à Avignon, c’est qu’il osait faire entrer autre chose que du théâtre dans son festival. Alors je dis à BFA : il faut salir la Cour d’honneur, la traumatiser, la faire pénétrer d’un art vraiment vivant.
Bien sûr c’est dur de se fâcher avec toute la caste théâtrale, mais ils sont déjà fâchés. Il faut faire entrer ce qui agite les arts, casser le ronron des honnêtes artistes de salon et de peluche, des gens sympathiques d’ailleurs, sincèrement de gauche, qui n’ont plus la rage, trop bien éduqués, trop adaptés aux bureaux des préfets et des ministères.
Jacques LIVCHINE.
Observateur naïf des arts d’aujourd’hui, directeur du Centre d’Art et de Plaisanterie, Scène nationale de Montbéliard.