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UN COMBAT CULTUREL

Décembre 1997/ janvier 1998

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L’aventure du langage : Entretien avec Armand Gatti et Jean Bojko

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Si les consciences semblent aujourd’hui s’éveiller peu à peu dans notre pays, certains travaillent depuis longtemps sur un usage actif de l’outil-théâtre. Est-il nécessaire de présenter Armand Gatti, ce contemporain adoré par les uns et violemment contesté par les autres ? On se souvient de Ces Empereurs aux ombrelles trouées, L’Alphabet d’Auschwitz, L’Enfant-rat… Avec lui au moins nous sommes sûrs de ne pas courir le risque du divertimement anodin Il nous a semblé important de recueillir les pensées de ce vrai « acteur » de la culture.
Né dans un bidonville près de Monaco, maquisard en Corrèze, puis interné en Allemagne au camp de Linderman, Armand Gatti utilise, depuis ses débuts en théâtre avec Vilar pour metteur en scène (Le Crapaud-Buffle en 1959 au Théâtre Récamier-TNP), les mots et les corps pour travailler sur la résistance aux oppressions de toutes natures qui écrasent l’Homme. En faveur de la cause des indiens d’Amérique du Sud et du Nord, autour de la mémoire des camps de concentration, et pour un théâtre au service de ceux à qui notre société n’a pas fourni les outils adéquats pour exprimer ce qu’ils sont et ce qu’ils vivent. Gatti parraine aujourd’hui un travail du metteur en scène Jean Bojko avec qui je l’ai rencontré et qui monta La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., et prépare actuellement un nouveau travail sur des textes de Gatti aux Abattoirs de Nevers avec sa compagnie le Théâtre Éprouvette.

 


Cassandre :
Une bataille symbolique, sans doute toujours à recommencer est à nouveau sur le point d’éclater. Les troupes se préparent, les premiers coups de semonce ont été lancés. Vous, Armand Gatti, qui menez votre propre combat depuis des années, que diriez-vous à ceux qui réactivent cette vieille notion, désuète et vide de sens, l’Art pour l’Art ?

Armand Gatti : Tout ce débat actuel a malheureusement plusieurs siècles d’existence. Vous le trouvez déjà dans Aristophane, lorsqu’il oppose d’un côté Euripide et de l’autre Eschyle. Vous avez là toutes les données. C’est exactement la même situation. Vous avez même en plus l’aspect comique des choses induit par Aristophane. Et lorsqu’on parle de culture, le facteur comique est important. Aujourd’hui nous sommes au-delà du rire, ça atteint même les pleurs, étant donnée la nullité du débat et sa platitude… Il y a quelques petits groupes par-ci par-là, qui sont obligés de vivre dans une sorte de clandestinité, alors qu’ils sont dans le vrai, et qui tentent, avec un désespoir accru par le manque de moyens, de dire quelque chose. Aujourd’hui, au lieu de tenter de donner une impulsion à la pensée, à l’expression culturelle, on accroît les budgets destinés à la Comédie-Française et à l’entretien du château de Versailles… Voilà ce qu’on appelle la culture aujourd’hui. On s’enlise dans la médiocrité. À la Schaubühne on dit que depuis que Peter Stein est parti, il n’y a plus rien. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’ils sont incapables de se penser autrement que dans le système, et donc de concevoir les spectacles qui pourraient attirer le public qui ne vient plus. Pour la plupart des gens de théâtre, le public n’est rien d’autre qu’un consommateur. Aujourd’hui, lorsque les gens de théâtre se réunissent, de quoi discutent-ils ? De « dévilariser » le théâtre… Ils en sont là. À partir de ce moment on ne discute plus !

Pourtant il est vrai que nous ne sommes plus à l’époque où Vilar tentait de démocratiser le théâtre en le mettant à la disposition du plus grand nombre, de ce que l’on appelait alors le « peuple »…

A. G. : Oui, mais il faut rompre avec ces gens-là, leur idéologie est marchande. Notre idéologie ne peut pas s’accommoder du système marchand. Notre combat consiste à changer les rapports entre les hommes. C’est d’ailleurs ce qui se dit au Chiapas… Il faut sortir de la logique déterministe. Il faut être possibiliste, sortir de l’idée d’une vérité à laquelle les autres doivent se plier. Il faut que le plus grand nombre ait accès à la connaissance, c’est la seule façon de s’en sortir. Que la connaissance devienne un savoir… Aujourd’hui, la physique qui n’existait que par les mathématiques, c’est fini. Le réel, c’était ce qui pouvait entrer dans une formulation mathématique. Maintenant le réel ne se définit plus comme ça… je travaille sur la géométrie qui a fait faillite en tant que langage. Simplement parce que la base qu’Euclide lui a donné c’est la droite. Or la droite, elle est courbe, elle suit la courbe de la terre… On commence donc à voir les choses différemment. Si on utilise les mêmes armes que l’ennemi, on se trouve pris dans un système et on est perdant d’avance.

Qu’est-ce que la pratique du théâtre peut transmettre comme force pour l’individu ?

A. G. : Ce qui est important c’est d’être maître de son destin. Ce qui compte c’est le langage. Le théâtre est une aventure du langage de l’Homme. En aucune façon la fabrication d’un produit. Le langage, c’est ce qui est essentiel. Lorsque j’étais gamin, ma mère qui était femme de ménage me disait « Il faut que tu sois le premier en français, sinon, si tu n’es pas meilleur qu’eux dans leur langue, tu ramasseras leurs ordures toute ta vie comme moi ». Si j’avais le malheur d’être second, elle hurlait de désespoir…

Comment construire des outils pour défendre une conception de l’art et de la culture “ en action » ?

A. G. : L’art, vous voyez bien à quoi il est en réduit… Il suffit de voir le cas de la peinture, après Malévitch et Klee, c’est fini, c’est réglé… après ça on essaye de faire du Mondrian, je ne sais quoi… On n’est même plus au stade du suicide, il faudrait avoir quelque chose à suicider… Basquiat, on s’est jeté sur lui à cause de sa biographie terrible, drogue, misère, etc. je ne me bats pas pour l’Homme, mais pour plus grand que l’Homme. La base et l’aboutissement, c’est le savoir. On ne peut pas mettre la fonction sociale et l’art au même niveau, de même que la science. Ce qu’il faut, c’est dépasser cette question sociale. Les loulous qui viennent travailler avec nous découvrent parfois des choses, des moyens d’expression, mais c’est à titre personnel. Lorsque nous travaillions sur Ces empereurs aux ombrelles trouées, qui a été joué à Avignon en 1991, une jeune fille est venu travailler avec nous. Ses jambes ne fonctionnaient plus, elle se déplaçait avec un fauteuil roulant. Ce qu’on demande aux gens, c’est d’être motivés. Elle était motivée, elle est venue nous voir. En général on fait faire du kung-fu aux loulous, elle bien sûr c’était hors de question, il a fallu inventer quelque chose. Elle a appris à manier un bâton avec ses mains et elle faisait des chorégraphies magnifiques avec ce bâton. Le soir de la première je vois qu’ils complotent quelque chose. Il y a des gars qui la poussent sur son fauteuil jusqu’à moi, et elle se lève et vient me remercier : « Merci de m’avoir ’ fait marcher pour la première fois ». Bien sûr les médias se sont emparés de ça : lève toi et marche… il se prend pour le Christ, etc. Mais indépendamment de tout ça, si on peut aider des êtres à se dépasser…

Mais dans le domaine du théâtre, dans son acception « classique » ?

A. G. : Il n’y a rien.

Quand même pas tout à fait rien, puisque le moindre gamin de banlieue qui participe à un moment donné de sa vie à une aventure théâtrale y trouve quelque chose qui le nourrit et le valorise.

A. G. : Alors ça veut dire qu’il est foutu. Il est valorisé par une idéologie conçue pour en faire un esclave. Il fait quoi après ça ? Les animateurs culturels, tous ceux qui font du socioculturel, ne peuvent pas faire grandchose, ils défendent leur croûte… ils n’ont rien à dire. Quant au politique, sa seule pensée est électorale. Il faut être sur la connaissance, sur la défense de plus grand que l’Homme. Nous travaillons sur la défense d’un indien d’Amérique, Léonard Peltier un indien Lakota qui est enfermé depuis vingt-deux ans aux USA, et qui est en train de mourir parce qu’il refuse d’abandonner la terre des Sioux, garantie par le traité de Fort Laramie en 1868, au profit de l’exploitation d’une mine d’uranium… Nous essayons travailler sur ça avec un groupe de jeunes de Montreuil ; ça s’appellera L’Été indien. Nous allons travailler sur la langue des indiens, nous allons essayer d’utiliser leurs signes. Ça ne le fera pas sortir de prison, mais c’est important de faire quelque chose, de lui montrer qu’il n’est pas seul. Il saura qu’il y a des gens qui ont essayé de communiquer. Lorsque je suis allé discuter avec des chefs indiens, nous avons pris le petit déjeuner ensemble, et lorsque je leur ai demandé de me donner un peu de leur savoir, ils m’ont dit : « Non, nous préférons mourir avec. », je leur ai dit : « C’est raciste ce que vous dites », ils ont répondu : « Oui, c’est raciste, et heureusement. S’il y en a encore quelques uns qui survivent actuellement, c’est par racisme… ». Ça foutait en l’air tout le travail que j’avais entamé là-bas, mais j’étais très heureux qu’ils me fassent cette réponse.